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La Cour d’appel de l’Alberta confirme le droit des actionnaires dissidents de recevoir des paiements provisoires

Auteur(s) : Olivia Dixon, Colin Feasby, Tristram Mallett

Le 19 juin 2018

Dans ce bulletin d'actualités

  • Dans l’arrêt Brookdale International Partners, L.P., v Crescent Point Energy Corp. (en anglais seulement), la Cour d’appel de l’Alberta a infirmé une décision de refus d’ordonner un paiement provisoire aux actionnaires ayant exercé leur droit à la dissidence aux termes de l’opération.
  • Le juge en cabinet avait rejeté la demande de paiement provisoire des actionnaires dissidents parce que, notamment : (i) le droit à la dissidence était « facultatif »; et (ii) qu’il y avait des risques de paiements excédentaires et de non-recouvrement, étant donné que les actionnaires n’étaient pas présents au Canada.
  • La décision de la Cour d’appel de l’Alberta a confirmé ce qui suit : (i) le droit d’un actionnaire dissident à recevoir la juste valeur de ses actions est un droit qui est acquis; et (ii) en règle générale, un actionnaire dissident devrait avoir droit à un paiement provisoire d’un montant correspondant approximativement à celui de l’offre prescrite par la loi.

Les sociétés qui souhaitent faire approuver par le tribunal un arrangement proposé en vertu de l’article 193 de la Business Corporations Act (Alberta) (l’ABCA) incorporent habituellement dans l’opération le droit à la dissidence et le droit au paiement à la juste valeur des actions prescrits par l’article 191 de l’ABCA. Dans cet arrêt, la Cour d’appel de l’Alberta a infirmé la décision du juge D. B. Nixon, lequel avait refusé d’ordonner un paiement provisoire aux actionnaires ayant exercé le droit à la dissidence prévu dans le plan d’arrangement. La décision de la Cour d’appel confirme que les actionnaires dissidents devraient, dans la plupart des cas, avoir droit à un paiement provisoire correspondant au montant approximatif de l’offre prescrite par l’ABCA.

Contexte

En avril et mai 2015, Brookdale International Partners, L.P. et Brookdale Global Opportunity Fund (collectivement, « Brookdale ») ont fait l’acquisition d’actions ordinaires de Legacy Oil & Gas Inc. (« Legacy »). Peu après, une autre société, Crescent Point Energy Inc. (« Crescent Point ») a conclu un plan d’arrangement avec Legacy, selon lequel Crescent Point ferait l’acquisition de la totalité des actions de Legacy. Même si l’inclusion d’un droit à la dissidence n’était pas requise en vertu des dispositions de l’ABCA relatives aux arrangements, ce droit a été inclus dans le plan d’arrangement et a été confirmé dans une ordonnance interlocutoire.

Brookdale a exercé son droit à la dissidence à l’égard de l’arrangement et a intenté une action visant à faire déterminer la juste valeur des actions de Legacy, en vertu du paragraphe 191(6) de l’ABCA. Legacy a fait une offre de 2,415 $ par action à Brookdale conformément à la loi, offre qui, de l’avis des administrateurs, correspondait à la juste valeur de l’action (l’« offre »). Brookdale a refusé cette offre.

Le 6 août 2015, Brookdale a demandé le paiement provisoire du montant de l’offre (et s’est engagée à rembourser tout trop-perçu). Legacy a refusé cette demande. Brookdale a donc déposé une demande d’ordonnance contre Crescent Point afin d’obliger cette dernière à verser le paiement provisoire prescrit par l’alinéa 191(12)(c) de l’ABCA.

La décision du juge en cabinet

Le juge Nixon, exerçant son pouvoir discrétionnaire, a rejeté la demande de paiement provisoire de Brookdale.

Ses conclusions étaient les suivantes : (i) l’équité minimale n’exigeait pas de paiement par anticipation, car le droit à la dissidence avait été accordé volontairement par Legacy; (ii) Crescent Point avait agi équitablement en présentant l’offre, et Brookdale était tenue de se soumettre au processus juridique de détermination de la juste valeur; (iii) un paiement provisoire ne devrait pas être requis s’il existe un risque de paiement excédentaire ou de non-recouvrement (y compris, comme en l’espèce, lorsque l’actionnaire dissident n’est pas présent au Canada et n’offre pas de sûreté); (iv) le pouvoir du gestionnaire de placements de Brookdale d’engager cette dernière était contestable, et l’on ne disposait pas de suffisamment de données financières sur Brookdale; (v) l’offre se situait dans une fourchette de valeurs raisonnable; (vi) il n’existait pas de risque que Brookdale ne puisse pas recouvrer la juste valeur de ses actions auprès de Crescent Point; (vii) toute perte découlant de l’incapacité de disposer de la juste valeur des actions aux fins de réinvestissement était susceptible d’être récupérée à l’issue du procès, en vertu du paragraphe 191(17) de l’ABCA; et (viii) il ne faudrait pas permettre que la disposition sur le paiement provisoire « devienne une disposition autorisant systématiquement l’exécution d’une réclamation avant jugement ».

La décision de la Cour d’appel

La Cour d’appel de l’Alberta (les juges Martin, Slatter et Khullar) a accueilli à l’unanimité l’appel de Brookdale, dans un arrêt rédigé en termes énergiques. La Cour a confirmé que le droit d’un actionnaire dissident à recevoir la juste valeur de ses actions est un droit qui est acquis. Autrement dit, ce n’est pas la dette qui est contestée, mais uniquement le montant. La Cour a donc conclu que le juge Nixon avait imposé à Brookdale un trop lourd fardeau de preuve en ce qui concerne le droit à un paiement provisoire. De plus, un paiement provisoire était fortement indiqué en l’espèce, en raison des délais inhérents aux procédures judiciaires, les parties ayant obtenu une date de procès « rapprochée » fixée à octobre 2020.

La Cour a statué que c’était une erreur de traiter de façon différente la demande de paiement provisoire au motif que le droit à la dissidence était facultatif. La Cour a souligné que les intimés devaient obtenir une ordonnance d’approbation de l’arrangement en vertu de l’alinéa 193(9)(a) de l’ABCA et que sans ce droit à la dissidence, le plan d’arrangement risquait d’être contesté ou de ne pas être approuvé. Quoi qu’il en soit, le droit à la dissidence n’était plus facultatif, car il était devenu une condition obligatoire de l’arrangement et de l’ordonnance provisoire.

De plus, la Cour a déclaré que c’était une erreur de traiter différemment les appelants soit (i) au motif qu’ils avaient acheté des actions immédiatement avant l’annonce du plan d’arrangement, soit (ii) au motif qu’ils étaient des investisseurs étrangers. La Cour a plutôt confirmé que l’ABCA ne fait pas de distinction entre les types d’investisseurs ni entre les investisseurs étrangers et les investisseurs nationaux. Ainsi, il n’y a pas de fondement juridique justifiant le refus de verser un paiement provisoire.

La Cour a souligné que l’offre devrait servir le point de départ à l’évaluation d’un montant approprié aux fins d’un paiement provisoire. La Cour a rejeté l’argument du risque de « paiement excédentaire », car l’offre était fondée sur l’évaluation des intimés quant à la valeur des actions. De plus, la Cour a noté que les intimés n’avaient présenté aucune preuve permettant de conclure à la surévaluation des actions ou à un risque de paiement excédentaire. Enfin, la Cour a souligné qu’en vertu de l’ABCA, les actionnaires dissidents avaient droit non seulement à la juste valeur des actions, mais également à des intérêts, à un taux raisonnable, sur la somme due, à compter de la date d’évaluation. Les intérêts courus venant atténuer le risque de paiement excédentaire net. La Cour a donc statué que le paiement provisoire présumé devrait se situer à environ 2,415 $ par action.

En ce qui concerne l’argument d’absence de sûreté et d’engagement de remboursement de tout paiement excédentaire, la Cour conclut qu’une sûreté pourrait être appropriée s’il existe un risque de paiement excédentaire à un investisseur étranger, et un risque réel d’obstacles au recouvrement. Comme les intimés n’avaient pas présenté de preuve de risque de paiement excédentaire, la Cour a noté qu’un engagement assorti d’une sûreté n’était peut-être pas nécessaire. Cependant, la Cour n’a pu rendre une décision à cet égard sur la foi du dossier dont elle disposait. Par conséquent, elle a renvoyé le dossier au juge responsable de la gestion de l’instance.

La Cour a ordonné : (i) aux intimés de verser en fidéicommis auprès des conseillers juridiques de Brookdale un montant de 2,415 $ par action (soit le montant de l’offre); (ii) à Brookdale de signer un engagement conforme à celui que celle-ci avait déjà présenté; (ii) après la remise de l’engagement, les conseillers juridiques de Brookdale pourraient débloquer et verser une somme de 2,00 $ par action à Brookdale; et (iv) après entente entre les parties ou une ordonnance du tribunal, les conseillers juridiques de Brookdale pourraient débloquer et verser le solde de 0,415 $ par action à Brookdale.

Conclusion

Brookdale confirme la présomption de droit des actionnaires dissidents à des paiements provisoires. Par conséquent, les sociétés peuvent s’attendre à ce que des paiements provisoires soient généralement ordonnés, à moins que les paiements ne mettent en péril la solvabilité de la société (ce qui n’était pas en jeu dans Brookdale). Bien que la Cour puisse (lorsqu’on établit la preuve du risque de paiement excédentaire) ordonner la remise d’un engagement ou d’une sûreté connexe, cela ne devrait pas, selon toute vraisemblance, modifier l’obligation d’une société de verser aux actionnaires dissidents des paiements provisoires qui se rapprochent du montant de l’offre.