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Première réclamation liée aux changements climatiques à être considérée justiciable en Ontario – L’affaire Mathur v. Ontario

Auteur(s) : Jennifer Fairfax, Ankita Gupta, Joaquin Arias

Le 2 juin 2023

Le 14 avril 2023, la juge Vermette a publié ses motifs dans l’affaire Mathur v. His Majesty the King in Right of Ontario, 2023 ONSC 2316 (Mathur), la première contestation fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) en Ontario à l’encontre d’un acteur gouvernemental pour des mesures prises en rapport avec les changements climatiques à faire l’objet d’une audience complète sur le fond devant un tribunal canadien.

Contexte

La Loi de 2018 annulant le programme de plafonnement et d’échange (LPPE), promulguée par l’Ontario cette année-là, a abrogé la Loi de 2016 sur l’atténuation du changement climatique et une économie sobre en carbone, qui prévoyait un objectif de réduction des émissions de 37 % par rapport aux niveaux de 2005 avant la fin de 2030 dans la province, et a mis de l’avant un objectif de réduction des émissions révisé de 30 % par rapport aux niveaux de 2005 avant la fin de 2030 (l’objectif révisé). En réaction, Ecojustice a aidé sept jeunes activistes environnementaux à déposer contre l’Ontario une requête en contestation de la constitutionnalité de la LPPE.

Les requérants alléguaient que l’objectif révisé ne tenait pas suffisamment compte des dangers posés par les changements climatiques, violant ainsi les droits des jeunes Ontariens et des générations futures prévus aux articles 7 et 15 de la Charte. En bref, les requérants soutenaient que leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne prévu à l’article 7 était violé parce que les changements climatiques posent des risques dangereux et existentiels pour la vie et le bien-être des Ontariens. Ils ont également fait valoir que leur droit à l’égalité (article 15) avait été violé parce que l’objectif révisé créait une distinction fondée sur l’âge, puisqu’il impose un plus lourd fardeau aux jeunes Ontariens qui feront les frais des changements climatiques au fil du temps. Les requérants ont notamment demandé une déclaration selon laquelle l’objectif révisé était inconstitutionnel et une ordonnance exigeant que l’Ontario établisse un objectif d’émissions modifié fondé sur des données scientifiques, conformément aux engagements de l’Ontario dans le cadre de l’Accord de Paris.

Le 15 avril 2020, l’Ontario a déposé une requête en rejet de l’affaire au motif que la réclamation n’était pas justiciable ou, en d’autres termes, qu’il s’agissait d’une décision politique qu’il n’appartenait pas au tribunal de trancher. L’Ontario a fait valoir que la détermination des réductions des émissions était de nature trop politique pour être correctement jugée. Le juge Brown a rejeté la requête dans l’affaire 2020 ONSC 6918, estimant qu’il n’était pas évident que l’objectif révisé et l’abrogation de la Loi de 2016 sur l’atténuation du changement climatique et une économie sobre en carbone ne pourraient pas être contrôlés par un tribunal. Après avoir franchi cet obstacle procédural, l’action en justice a été entendue sur le fond en septembre 2022.

La décision

Une victoire quant à la justiciabilité

À titre préliminaire, pour qu’un tribunal puisse statuer sur le fond d’une affaire, son objet doit se prêter à une décision judiciaire, il doit être justiciable. En d’autres termes, le tribunal doit disposer « des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour trancher la question ». Si la question est de nature purement politique et ne comporte pas suffisamment d’éléments juridiques, le pouvoir judiciaire ne l’examinera pas et la laissera au pouvoir législatif ou exécutif.

De manière significative, la juge Vermette a confirmé que les questions liées à la Charte soulevées par les requérants étaient, de manière générale, justiciables parce qu’elles concernaient des mesures et des lois particulières de l’État, à savoir l’objectif révisé ainsi que le paragraphe 3(1) et l’article 16 de la LPPE. Cependant, la juge Vermette a estimé qu’il y avait un aspect de l’affaire des requérants qui n’était pas justiciable, à savoir ce qui constitue les « justes » parts du Canada et de l’Ontario dans le budget carbone. La juge Vermette a estimé qu’une telle décision multifactorielle n’avait pas une composante juridique suffisante pour justifier l’intervention judiciaire d’un tribunal ontarien, mais le fait que le tribunal n’était pas en mesure de déterminer la part exacte de l’Ontario dans le budget carbone restant n’a pas été fatal à l’affaire des requérants.

La décision de la juge Vermette selon laquelle l’action en justice Mathur pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire est conforme à une décision récente de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire Sierra Club of British Columbia Foundation v British Columbia (Minister of Environment and Climate Change Strategy) (Sierra Club).

Dans cette affaire, le Sierra Club a demandé un contrôle judiciaire du rapport sur la responsabilité de 2021 du ministre de la Colombie-Britannique (le rapport), alléguant qu’il ne remplissait pas les obligations d’information prévues par la loi sur la responsabilité en matière de changements climatiques de la Colombie-Britannique, intitulée Climate Change Accountability Act (CCAA), car il n’expliquait pas comment la province continuerait à progresser vers la réalisation de plusieurs de ses objectifs de réduction de la pollution. En réponse, le Ministre a fait valoir que les plans de réduction des émissions étaient de nature tellement politique que le tribunal n’avait pas la compétence voulue pour examiner la question. Le Sierra Club a soutenu que sa requête se limitait à assurer le respect par le Ministre de ses obligations légales en vertu de la CCAA, et non à des questions discrétionnaires de politique publique. Sur ce point, le juge Basran a donné raison au Sierra Club, en concluant que la question relevait plutôt de l’interprétation et de l’application de la CCAA, et non de l’élaboration d’une politique en matière de changements climatiques, et qu’elle était donc justiciable. Toutefois, le tribunal a finalement conclu que la CCAA n'exigeait pas la réalisation d’un pourcentage déterminé des objectifs et, à l’instar de la requête dans l’affaire Mathur, a rejeté celle du Sierra Club. Bien que ni l’affaire Mathur ni l’affaire Sierra Club n’aient eu gain de cause, les décisions relatives à la justiciabilité se démarquent des précédentes affaires liées aux changements climatiques portées devant les tribunaux canadiens, qui ont généralement été rejetées pour des questions de procédure.

Par exemple, dans l’affaire ENVironnement JEUnesse c. Procureur général du Canada, 2021 QCCA 1871, l’appelante, tout comme le requérant dans l’affaire Mathur, demandait une déclaration selon laquelle ses droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte avaient été violés par la réaction, ou l’absence de réaction, du gouvernement fédéral face aux changements climatiques. Toutefois, l’appelante n’a pas précisé la ou les mesures prises par le gouvernement qui auraient porté atteinte à ses droits. La Cour d’appel a rejeté la demande de l’appelante pour des raisons de justiciabilité parce qu’elle alléguait « un nombre trop vaste et indéterminable d’actions et d’inactions de la part du [gouvernement canadien] ». Les affaires Misdzi Yikh c. Canada, 2020 CF 1059, et La Rose c. Canada, 2020 CF 1008, sont deux autres exemples d’affaires liées aux changements climatiques dans lesquelles le manque de précision du demandeur quant aux mesures prises par l’État faisant l’objet de la contestation a conduit les tribunaux à déclarer les demandes irrecevables pour des raisons de justiciabilité. En revanche, les affaires Mathur et Sierra Club montrent que l’obstacle de la justiciabilité peut être surmonté dans les litiges liés aux changements climatiques si la contestation porte sur des lois et des mesures gouvernementales précises.

Une défaite quant au fond : Les droits garantis par la Charte ne sont pas violés

Comme toutes les autres actions en justice liées aux changements climatiques intentées au Canada à ce jour, les requérants dans l’affaire Mathur n’ont finalement pas réussi à convaincre le tribunal que les mesures prises par l’État faisant l’objet de la contestation violaient la Charte.

Analyse de l’article 7

En rejetant la contestation des requérants fondée sur l’article 7 de la Charte, la juge Vermette a fondé son analyse sur deux conclusions, principalement. Premièrement, l’objectif révisé de la province n’était pas arbitraire. La CCAA avait pour objectif de réduire les émissions de GES et l’objectif révisé était logiquement lié à cet objectif de réduction. Deuxièmement, étant donné que la question soumise au tribunal était que le gouvernement « n’allait pas assez loin » (did not go far enough) dans la réduction des émissions de GES, on ne pouvait pas dire que l’impact d’un objectif moins « ambitieux » (aggressive) était si préjudiciable à la vie, à la liberté ou à la sécurité d’une personne qu’il était « grossièrement disproportionné » (grossly disproportionate) par rapport à l’objectif de la loi.

Analyse de l’article 15

Les requérants ont fait valoir que la CCAA opérait une discrimination fondée sur l’âge, car elle touchait de manière disproportionnée les jeunes Ontariens de trois manières différentes : (1) les jeunes sont particulièrement sensibles aux effets négatifs des changements climatiques sur la santé physique et mentale; (2) les jeunes et les générations futures feront les frais de l’aggravation des effets des changements climatiques puisqu’ils ont une plus longue espérance de vie; et (3) la liberté des jeunes et leurs choix de vie futurs sont limités par les décisions qui sont prises de nos jours et sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle.

La juge Vermette n’a conclu à une violation de l’article 15 sur la base d’aucun de ces arguments. Bien que, en ce qui concerne les premier et deuxième arguments, la juge Vermette ait reconnu que les jeunes sont touchés de manière disproportionnée par les changements climatiques, elle a estimé qu’il n’y avait pas de lien entre les mesures prises par l’État faisant l’objet de la contestation et l’impact disproportionné, mais que l’impact disproportionné était causé par les changements climatiques eux-mêmes, et non par la CCAA ou son objectif révisé. La juge Vermette a refusé d’examiner le troisième argument des requérants, par manque de preuves.

Comme le tribunal a jugé que les articles 7 ou 15 de la Charte n’avaient pas été violés, il ne s’est pas penché sur la pertinence des mesures de correction demandées par les requérants.

Points à retenir

La décision dans l’affaire Mathur est la première en Ontario à considérer qu’une action en justice liée aux changements climatiques peut être saisie par la justice. Elle confirme le précédent établi dans l’affaire Sierra Club, selon lequel, dans le cadre d’une action en justice liée aux changements climatiques, il peut être essentiel de déterminer avec précision les mesures prises par l’État si l’on veut surmonter l’obstacle de la justiciabilité.

Bien que, dans l’affaire Mathur, le tribunal ait rejeté la contestation des requérants fondée sur la Charte, deux des déclarations qu’il a formulées dans sa décision pourraient être importantes à l’avenir pour les tribunaux, les gouvernements et les acteurs de l’industrie qui continueront à se débattre dans les litiges liés aux changements climatiques.

Tout d’abord, la juge Vermette a déclaré : 

« [Traduction libre] D’après la preuve dont je dispose, il est incontestable qu’en raison des changements climatiques, les requérants et les Ontariens en général sont exposés à un risque accru de décès et à un risque accru pour la sécurité de la personne. »

Ensuite, la juge Vermette a sévèrement critiqué le plan de lutte contre les changements climatiques de l’Ontario, déclarant :

« [Traduction libre] J’estime que la décision de l’Ontario de limiter ses efforts à un objectif qui est très loin du consensus scientifique sur ce qui est nécessaire est suffisamment liée au préjudice que subiront les requérants et les Ontariens si le réchauffement de la planète dépasse 1,5˚C. En ne prenant pas de mesures pour réduire davantage les GES dans la province, l’Ontario contribue à l’augmentation du risque de décès et des risques auxquels sont confrontés les requérants et d’autres personnes en ce qui concerne la sécurité de la personne. » [Nous soulignons.]

En ce sens, la décision dans l’affaire Mathur s’appuie sur la jurisprudence canadienne reconnaissant les effets catastrophiques des changements climatiques, notamment la décision de la Cour suprême du Canada dans les Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, où le tribunal a déclaré que « les changements climatiques constituent un défi existentiel ».

Néanmoins, ce n’est peut-être pas la fin pour l’affaire Mathur. Ecojustice a fait savoir que les requérants feraient appel de la décision, rejoignant ainsi d’autres affaires liées aux changements climatiques qui allèguent des violations de la Charte et qui font également l’objet d’un appel. Osler continuera à suivre l’évolution de ces affaires au fur et à mesure qu’elles seront jugées par les tribunaux.