Blogue sur la défense dans le cadre d’actions collectives intentées au Canada

Litiges de type « Phénix » : un recours collectif rejeté pour cause de retard peut-il renaître de ses cendres?

2 Fév 2024 6 MIN DE LECTURE
Auteurs(trice)
Laura Fric

Associée, Litiges, Toronto

Carla Breadon

Sociétaire, Litiges, Toronto

Un nombre croissant de recours collectifs envisagés ont été rejetés pour cause de retard depuis l’ajout d’une nouvelle disposition à la Loi de 1992 sur les recours collectifs del’Ontario (LRC) en 2020. Dans leur sillage, une question s’est posée : Un recours collectif rejeté pour cause de retard peut-il être réintroduit par un autre représentant des demandeurs? Les juges des juridictions inférieures ont donné des réponses contradictoires dans des remarques incidentes non contraignantes. Se prononçant récemment pour la première fois sur une affaire touchant l’article 29.1, la Cour d’appel de l’Ontario a jeté de la lumière sur cette question.

Contexte

L’article 29.1 prévoit qu’un tribunal doit rejeter pour cause de retard un recours collectif envisagé si le demandeur a omis de prendre certaines mesures dans l’année qui suit l’introduction de l’instance. Ajoutée à la LRC en 2020, cette disposition figurait parmi un ensemble de modifications visant à gérer les recours collectifs qui progressaient avec lenteur.

Remarques des juridictions inférieures sur l’abus de procédure 

Dans l’affaire Tataryn v. Diamond & Diamond LLP, 2023 ONSC 6165, le tribunal a rejeté un recours collectif envisagé pour cause de retard. Les demandeurs avaient demandé une ordonnance de type « Phénix » (« Phoenix » order), qui rejetterait l’instance mais leur donnerait l’autorisation d’en introduire une nouvelle. Le tribunal a refusé, parce que, a-t-il noté, cela irait à l’encontre des objectifs politiques de l’article 29.1, notamment réduire le coût financier des recours collectifs qui progressent avec lenteur et atténuer le coût de leur défense[1]. De l’avis du tribunal, [traduction libre] « l’article 29.1 ne réglerait pas le problème qu’il est censé régler si un demandeur pouvait introduire une instance, la retarder jusqu’à ce qu’elle soit rejetée en vertu de l’article 29.1, puis en introduire une nouvelle comme si rien ne s’était passé »[2].

Le juge a également fait une remarque incidente concernant l’abus de procédure. Il a fait remarquer que la Cour d’appel avait indiqué que, dans certaines circonstances, le fait de faire renaître de ses cendres une affaire identique après un rejet pour cause de retard pouvait constituer un abus de procédure en vertu des Règles de procédure civile[3]. Cette remarque contraste avec celle faite dans l’affaire Bourque v. Insight Productions, 2022 ONSC 174 et d’autres affaires. Dans l’affaire Bourque, le juge a indiqué que la conséquence du rejet en vertu de l’article 29.1 n’était « pas onéreuse » (not onerous), car l’instance pouvait simplement être réintroduite par un autre demandeur[4].

Directives de la Cour d’appel concernant l’article 29.1

La récente décision de la Cour d’appel dans l’affaire Martin v. Wright Medical Technology Canada Ltd., 2024 ONCA 1, donne un aperçu de l’incertitude concernant la possibilité de réintroduire une instance. L’affaire Martin concernait deux recours envisagés introduits en 2014 et portant sur une question similaire. Dans l’un des recours (le premier recours), l’avocat du groupe avait pris l’une des mesures prévues à l’article 29.1. Dans l’autre (le deuxième recours), aucune des mesures prévues à l’article 29.1 n’avait été prise, et les défendeurs avaient fait part de leur intention de demander le rejet de l’instance pour cause de retard.

Toutefois, le juge des motions a autorisé les demandeurs à mettre fin au deuxième recours avec dépens et à modifier le premier recours pour y ajouter les causes d’action et les défendeurs du deuxième recours. En s’appuyant sur les pouvoirs de gestion des instances que lui confère l’article 12 de la LRC, il a ordonné que le recours combiné soit instruit en vertu de la LRC modifiée[5].

La Cour d’appel a estimé qu’il n’était pas correct que les deux recours soient combinés et instruits en vertu de la LRC modifiée. La Cour a réitéré la « ligne de démarcation nette » (bright line) à établir entre les recours introduits avant et après les modifications, conformément aux dispositions transitoires de la LRC[6]. Le premier recours, qui avait été introduit sous l’ancienne LRC et satisfaisait aux exigences de l’article 29.1, devait être instruit en vertu de l’ancienne LRC. La Cour a également confirmé que les pouvoirs d’un juge en matière de gestion des instances ne peuvent pas prévaloir sur les dispositions impératives de la LRC, y compris les critères de certification et le rejet pour cause de retard[7].

La Cour a conclu que la seule option était que le premier recours soit instruit en vertu de l’ancienne LRC, parallèlement à une version « reconstituée ou réintroduite » (re-constituted or re-filed) du deuxième recours, à instruire en vertu de la LRC modifiée[8]. En conséquence, le raisonnement de la Cour est fondé sur la possibilité que le deuxième recours abandonné puisse être réintroduit. La Cour a décrit comme « communément admis » (common ground) le fait qu’une nouvelle instance puisse être introduite en vertu de la LRC modifiée après un rejet en vertu de l’article 29.1[9] et a noté que les demandeurs dans le cadre du deuxième recours abandonné auraient « le droit de le ‘réintroduire’ » (entitled to “refile”)[10]. Il semble que l’argument de l’abus de procédure n’ait pas été soulevé ou explicitement abordé par la Cour.

Points à retenir

L’analyse de la Cour d’appel dans l’affaire Martin indique que les recours collectifs de type « Phénix » (« Phoenix » class actions) peuvent être autorisés. Toutefois, ce résultat ne serait pas compatible avec les préoccupations exprimées dans l’affaire Tataryn et les objectifs politiques de l’article 29.1. Cela soulève également la question de savoir s’il existe une limite au nombre de fois qu’une instance rejetée pour cause de retard peut être réintroduite.

En fin de compte, le rejet pour abus de procédure est une mesure discrétionnaire fondée sur la compétence inhérente du tribunal pour empêcher l’utilisation abusive de ses procédures, et nécessite un examen des faits et du contexte en cause, qui devrait inclure l’objectif et les exigences du rejet obligatoire pour cause de retard en vertu de la LRC. Le tribunal d’appel n’a pas été appelé à répondre à cette question, et il reste à voir comment cette question sera finalement réglée, si tant est qu’elle soit posée directement à un moment donné.


[1] Affaire Tataryn, par. 21.

[2] Affaire Tataryn, par. 23.

[3] Affaire Tataryn, par. 24, citant l’affaire Mintz c. Wallwin, 2009 ONCA 199.

[4] Bourque v. Insight Productions, 2022 ONSC 174, par. 19. 

[5] Martin v. Wright Medical Technology Canada, 2022 ONSC 4318 et Rowland v. Wright Medical Technology Canada, 2022 ONSC 4319, par. 9, 106.

[6] L’article 29.1 constitue une exception à ce principe. Il s’applique aux instances introduites sous l’ancienne LRC, qui sont traitées comme si elles avaient été introduites le 1er octobre 2020 aux fins du délai d’un an (paragraphe 39(2) de la LRC).

[7] Martin v. Wright Medical Technology Canada Ltd, 2024 ONCA 1, par. 29 (l’affaire Martin).

[8] Affaire Martin, par. 33.

[9] Affaire Martin, par. 7.

[10] Affaire Martin, par. 31.