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La décision tant attendue de la Cour suprême des États-Unis restreint le recours à des tribunaux administratifs par la SEC

15 Juil 2024 8 MIN DE LECTURE

Le 27 juin 2024, la Cour suprême des États-Unis a rendu sa décision [PDF] sur ce différend qui dure depuis dix ans entre la Securities Exchange Commission (SEC) et le gestionnaire de fonds de couverture George Jarkesy[1], décision qui en fin de compte, limite le recours par la SEC à son système judiciaire interne. Dans une décision à six contre trois, la Cour suprême des États-Unis a confirmé la décision de la Fifth Circuit Court[2] qui stipule que le recours par la SEC à ses instances judiciaires internes et à ses juges de droit administratif viole le septième amendement de la Constitution des États-Unis, particulièrement lorsqu’il sert à imposer des sanctions civiles à des défendeurs accusés de fraude liée aux valeurs mobilières. M. Jarksey a été accusé d’avoir commis une fraude liée aux valeurs mobilières, plus précisément d’avoir trompé divers investisseurs au sujet des risques associés à l’investissement dans des fonds supervisés par sa société, Patriot 28, LLC. Osler a déjà présenté un rapport sur la décision rendue par la Fifth Circuit Court, qui décrit la structure et l’historique des procédures administratives de la SEC, présente un résumé de cette décision, ainsi que les principaux points à retenir et les répercussions possibles sur la prise de décisions administratives et l’application de la loi aux États-Unis.

L’arrêt Jarkesy a été rendu un jour avant l’arrêt Loper Bright Enterprises c. Raimondo [PDF], qui a annulé la décision historique de 1984 de l’arrêt Chevron c. Natural Resources, limitant certains pouvoirs des organismes fédéraux pour interpréter les lois relevant de leur compétence. L’arrêt Jarkesy, lorsqu’il est lu de concert avec l’arrêt Loper, semble refléter l’approche actuelle de la Cour suprême des États-Unis concernant la prise de décisions réglementaires et l’application de la loi.

La décision de la Cour suprême des États-Unis

Dans l’arrêt Jarkesy, la Fifth Circuit Court s’est prononcée sur trois questions constitutionnelles différentes : i) le recours par le SEC à des tribunaux administratifs contrevient-il ou non à la doctrine de non-délégation (c.-à-d. le principe selon lequel le Congrès ne peut déléguer ses pouvoirs législatifs ou sa capacité à légiférer à d’autres entités, y compris à des organismes administratifs), ii) la protection contre le renvoi des juges de droit administratif de l’organisme est-elle inconstitutionnelle ou non, iii) la sanction civile de 300 000 $ imposée à M. Jarkesy et sa société, Patriot 28 LLC, est-elle constitutionnelle ou non. La troisième question était la considération principale de la Cour suprême des États-Unis.

Selon le juge en chef Roberts, s’exprimant au nom des juges majoritaires, le septième amendement de la Constitution américaine donne à un défendeur le droit à un procès devant jury, particulièrement dans les cas où la SEC demande des sanctions civiles contre un défendeur pour fraude présumée liée aux valeurs mobilières. Historiquement, le juge en chef Roberts a fait remarquer que toute action intentée par le gouvernement pour recouvrer des sanctions civiles d’un accusé en vertu de dispositions législatives exige un procès devant jury, particulièrement lorsque la valeur de la sanction demandée dépasse 20 $. Ainsi, dans l’arrêt Jarkesy, les juges majoritaires ont conclu que la sanction imposée au défendeur, compte tenu de sa valeur, mettait en cause le septième amendement, donnant ainsi à M. Jarkesy le droit à un procès devant jury.

Il est certain qu’une réparation pécuniaire peut être en droit ou en équité, mais l’objectif recherché par une réparation pécuniaire est que celle-ci soit concluante et qu’elle détermine si ledit recours est légal (plus précisément, s’il vise à punir ou à dissuader l’auteur du tort ou, inversement, à « rétablir le statu quo »).[3] Selon les juges majoritaires, une sanction civile qui ne sert pas un objectif purement réparateur, mais qui vise plutôt des objectifs punitifs ou dissuasifs, constitue en fait un châtiment. Comme l’a expliqué le juge en chef Roberts au nom des juges majoritaires, seuls les tribunaux judiciaires peuvent imposer des sanctions pécuniaires pour punir les personnes coupables, et comme les sanctions civiles dans cette affaire visaient à punir et à dissuader plutôt qu’à indemniser, elles doivent être perçues, selon les juges majoritaires, comme un « type de recours en common law » applicable seulement devant les tribunaux judiciaires.[4] Pour plus de clarté, les juges majoritaires ont conclu qu’étant donné que les dispositions anti-fraudes de la SEC reproduisent les réclamations pour fraude en common law, une telle sanction civile visait un objectif plus punitif et ne pouvait être obtenue que par un tribunal judiciaire avec un jury présent.

Par conséquent, la Cour suprême des États-Unis a maintenu la décision de la Fifth Circuit Court selon laquelle les accusations de fraude liée aux valeurs mobilières en question étaient semblables aux poursuites traditionnelles en matière de fraude en common law, ce qui donnait droit à un procès devant jury. Comme il n’y a pas de jury dans le processus interne de la SEC, en intentant une action civile d’application de la loi contre M. Jarkesy pour fraude liée aux valeurs mobilières, la Cour suprême des États-Unis a statué que la SEC a agi de façon inconstitutionnelle et a violé les droits de M. Jarkesy conférés par le septième amendement.

Les juges majoritaires ont également conclu que l’exception des droits du public au septième amendement, en vertu de laquelle le Congrès peut attribuer, aux fins de décision, une affaire à un organisme sans jury dans certaines circonstances limitées, ne s’applique pas à ces actions. Faisant écho à sa décision dans l’arrêt Granfinanciera, S.A. c. Nordberg, 492 U.S. 133 (1989), la Cour dans l’arrêt Jarkesy a précisé que c’est la « substance de l’action qui compte, et non l’organisme auquel le Congrès a attribué l’affaire ». [PDF p. 19] Étant donné que la nature de la sanction civile imposée par la SEC à M. Jarkesy ne satisfaisait pas aux exigences d’une exemption aux droits du public, l’action en fraude liée aux valeurs mobilières intentée par la SEC ne pouvait être sauvée par l’exception des droits du public. Les juges majoritaires ont plutôt insisté sur le fait qu’un « défendeur qui fait face à une poursuite pour fraude a le droit d’être jugé par un jury composé de ses pairs devant un arbitre neutre ».

Les motifs des juges majoritaires sont-ils pertinents au Canada?

De façon générale, les questions soulevées dans l’arrêt Jarkesy font ressortir les distinctions entre la portée des pouvoirs décisionnels des tribunaux administratifs de réglementation et de ceux du système judiciaire traditionnel. Et bien que la décision de la Cour suprême des États-Unis soit fondée sur les particularités du régime constitutionnel américain et de ses pratiques judiciaires, certaines de ses prémisses sont pertinentes dans le contexte canadien, en particulier parce qu’elles peuvent mettre en évidence les rôles respectifs de la prise de décisions administratives et des tribunaux. Plus précisément, au Canada, le rôle d’un arbitre des marchés financiers prévu par la loi, comme le Tribunal des marchés financiers de l’Ontario (créé à la suite de la scission de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario en 2022, comme nous l’avons déjà écrit), est de protéger les investisseurs et l’intégrité des marchés financiers. Son rôle n’est pas de punir les auteurs d’infractions, ceci étant le rôle des tribunaux en vertu du droit canadien (voir la décision de 2001 de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Asbestos[5]). Bien que les tribunaux aient reconnu le rôle de dissuasion particulière et générale dans l’imposition de sanctions par les tribunaux des marchés financiers, la ligne de démarcation est souvent difficile à tracer pour les tribunaux. Une partie du raisonnement qui sous-tend l’arrêt Jarkesy devrait interpeller les tribunaux canadiens pour qu’ils restent dans leur domaine. Alors que les pressions s’accroissent sur les tribunaux et les organismes de réglementation pour qu’ils démontrent leur capacité à imposer l’application des lois, en imposant des sanctions de plus en plus rigoureuses contre des contrevenants qui peuvent sembler pénales (surtout dans un environnement où ce sont les agents d’application de la loi qui s’adressent aux tribunaux pour faire appliquer la loi plutôt que les tribunaux), l’arrêt Jarkesy devrait rappeler aux tribunaux établis par une loi que leur compétence est limitée par la loi et les droits des parties devant eux.


[1] Securities & Exch. Comm’n c. Jarkesy, no 22-859 (2024) (Jarkesy)

[2] Jarkesy c. Sec. & Exch. Comm., 34 F.4th 446 (Fifth Circuit 2022)

[3] Page 9 de la décision

[4] Pages 9 à 11 de la décision

[5] Comité pour le traitement égal des actionnaires minoritaires de la Société Asbestos Ltée c. Ontario (Commission des valeurs mobilières), 2001 CSC 37, [2001] 2 RCS 132.