Blogue sur la gestion des risques et la réponse aux crises

Ne pas assurer la conformité tout au long de vos activités : leçons à tirer de l’affaire des bananes Chiquita

13 Août 2024 8 MIN DE LECTURE
Auteurs(trice)
Malcolm Aboud

Avocat-conseil, Litiges, Toronto

Chelsea Rubin

Sociétaire, Droit de la concurrence et investissement étranger, Toronto

Étudiant d'été, Toronto

Un verdict rendu récemment par un jury aux États-Unis souligne l’importance pour les entreprises de veiller au respect des lois applicables à l’égard de toutes les parties avec lesquelles elles sont en relation dans le cadre de leurs activités, quel que soit la nature de la relation ou le lieu où se trouvent les contreparties.

Le 10 juin 2024, un jury du sud de la Floride a ordonné à Chiquita Brands International (Chiquita) de verser 38,3 millions de dollars aux membres des familles de huit hommes tués en Colombie entre 1997 et 2004 par des membres des Autodefensas Unidas de Colombia (les Forces d’autodéfense unies de Colombie, ou l’AUC), une organisation paramilitaire colombienne. Selon les avocats participant à cette affaire, c’est la première fois qu’un jury américain tient une grande société américaine pour responsable de graves atteintes aux droits de la personne dans un autre pays.

L’affaire Chiquita

Le verdict dans cette affaire fait suite à une procédure judiciaire qui aura duré près de 20 ans. Dans le cadre d’une procédure pénale engagée en 2007, Chiquita a plaidé coupable d’avoir [traduction libre] « conclu des opérations avec un terroriste mondial expressément désigné » en effectuant les paiements.[1] Chiquita a effectué les paiements par le biais d’intermédiaires et sous la forme de paiements directs en espèces. Elle a accepté de payer une amende de 25 millions de dollars américains dans le but de mettre fin aux accusations criminelles. À la suite du plaidoyer de culpabilité de Chiquita, des centaines de plaignants ont intenté des actions en justice aux États-Unis. Les revendications dans cette affaire découlent de ces actions initiales.

Selon les preuves fournies au jury dans le cadre de cette affaire, Chiquita a versé à l’AUC des paiements de 1,7 million de dollars américains pour des services qualifiés de « services de sécurité » (security services) à des fins comptables. Toutefois, le jury a conclu qu’aucun service de ce type n’avait été réellement fourni. Chiquita a soutenu que les paiements en question consistaient en de l’extorsion de fonds, tandis que les avocats représentant les familles ont fait valoir que les activités de Chiquita avaient énormément bénéficié des atrocités commises par l’AUC, puisque l’entreprise avait pu acheter à des prix dérisoires les terres des agriculteurs tués et accroître rapidement sa production.

Le jury devait notamment déterminer si, en effectuant les paiements en question, Chiquita — l’un des plus grands producteurs de bananes au monde — avait agi comme des « gens d’affaires raisonnables » (reasonable businessperson). Dans sa décision, le jury a estimé que Chiquita avait « sciemment fourni une aide substantielle à l’AUC » (knowingly provided substantial assistance to the AUC) et que cette activité avait créé un risque prévisible de préjudice. Les jurés ont rejeté l’argument de Chiquita selon lequel elle n’avait pas d’autre choix que d’effectuer les paiements.

Chiquita a déclaré publiquement qu’elle avait l’intention de faire appel du verdict. Entre-temps, un deuxième procès intenté à l’entreprise par un autre groupe de plaignants devrait débuter dans le courant de l’année, et des milliers de plaintes connexes à l’encontre de Chiquita restent pendantes.

Conséquences pour les entreprises canadiennes

Bien qu’elle ait été entendue et jugée en vertu du droit américain, l’affaire Chiquita rappelle brutalement que les entreprises peuvent être exposées à des atteintes aux droits de la personne ou à d’autres activités criminelles de la part des contreparties avec lesquelles elles travaillent, y compris dans le cadre de leurs activités internationales. Alors que les entreprises — y compris les entreprises canadiennes — continuent de s’efforcer d’étendre leurs activités à l’étranger, il est impératif qu’elles soient conscientes des risques qu’elles prennent si elles ne soumettent pas leurs contreparties à des processus de diligence raisonnable adéquats, si elles n’examinent pas minutieusement tous les paiements et si elles ne surveillent pas leurs activités dans tous les territoires dans lesquels elles sont présentes.

Le verdict du jury intervient à un moment où le gouvernement canadien s’attache de plus en plus à exiger des entreprises canadiennes et des entreprises faisant affaire au Canada qu’elles veillent à la conformité de leurs activités et de leurs chaînes d’approvisionnement, y compris des tiers engagés en leur nom. Au cours des dernières années, le gouvernement a introduit de nouvelles lois et d’autres initiatives imposant diverses obligations à certaines entreprises en ce qui concerne leurs activités internationales et leurs chaînes d’approvisionnement. Entre autres choses :

Indépendamment de ces changements d’ordre réglementaire, les entreprises peuvent voir leur responsabilité civile et/ou pénale engagée pour des actes illicites commis dans le cadre de leurs activités mondiales, y compris par des tiers.

Bien que ces changements se soient concentrés sur les processus de diligence et de conformité des chaînes d’approvisionnement tels qu’ils s’appliquent aux droits de la personne, les risques auxquels les entreprises sont confrontées dans le cadre de leurs activités internationales sont beaucoup plus vastes. Les actes répréhensibles dont les entreprises peuvent être tenues responsables comprennent non seulement les violations des droits de la personne, mais aussi d’autres formes de criminalité économique, comme la corruption, le blanchiment d’argent, la fraude et les violations des sanctions.

Les processus de diligence et de conformité des chaînes d’approvisionnement se concentrent généralement sur les fournisseurs et les entrepreneurs engagés par une entreprise dans le cadre de ses activités, mais l’acte répréhensible en question dans l’affaire Chiquita est remarquable dans la mesure où il n’a pas été commis dans le cadre des services fournis par l’AUC à Chiquita. Au contraire, le fait que Chiquita ait effectué des paiements à l’AUC tout en comprenant les risques associés à l’organisation a suffi à fonder sa responsabilité en vertu des lois américaines applicables. Bien que l’on ne sache pas comment cette affaire serait perçue en vertu du droit canadien applicable, cela renforce le fait que les entreprises doivent s’assurer que tous les paiements sont effectués à des fins commerciales légitimes, sous peine d’encourir une responsabilité importante.

Que doivent faire les entreprises pour assurer leur conformité?

Comme nous l’avons indiqué dans notre billet de blogue paru récemment, les entreprises peuvent envisager diverses mesures dans le cadre d’une stratégie globale de conformité. Ces mesures — lorsqu’elles sont accompagnées de procédures les rendant opérationnelles à l’échelle de l’entreprise — sont des outils qui peuvent aider une entreprise à atténuer le risque d’activités illicites dans l’ensemble de ses activités, ainsi que les écueils financiers et les risques d’atteinte à la réputation qui peuvent surgir en cas de non-conformité. Comme nous l’avons déjà écrit, les entreprises peuvent notamment mettre en œuvre des politiques et des procédures internes, des mesures de connaissance des contreparties, des processus formels de passation de marchés, des codes de conduite des fournisseurs, des déclarations et des garanties contractuelles, des droits d’audit, des procédures de formation et des procédures disciplinaires.

En outre, si, aux fins de gestion des charges réglementaires croissantes, la mise en œuvre de mesures de conformité peut entraîner des coûts importants, ce n’est pas nécessairement une fatalité. En mettant en œuvre des politiques et des procédures adaptées à votre entreprise, vous serez à même d’atténuer les risques et d’éviter des coûts de mise en conformité beaucoup plus importants à l’avenir.

Dans l’affaire Chiquita, le verdict du jury a mis en évidence l’ampleur de ces coûts, ainsi que la nécessité pour les entreprises de faire constamment preuve de diligence en ce qui concerne les activités menées tout au long de leurs chaînes d’approvisionnement. Les entreprises doivent non seulement comprendre avec qui elles font affaire, mais aussi s’assurer que tous les représentants au sein de leurs activités — qu’ils appartiennent à l’entreprise ou à des tiers — comprennent que l’on attend d’eux qu’ils agissent dans le respect de l’éthique et de toutes les lois applicables. Surtout, les entreprises doivent s’assurer que tous les paiements sont effectués dans un but commercial approprié et qu’ils sont consignés avec précision dans les livres et registres. Comme le montre clairement l’affaire Chiquita, les entreprises qui ne le font pas s’exposent à des risques de responsabilité juridique et d’atteinte à leur réputation.


[1] Le Département d’État des États-Unis a désigné l’AUC comme « organisation terroriste étrangère » (Foreign Terrorist Organization) en 2001. Voir : Secrétaire Colin L. Powell, « Designation of the AUC as a Foreign Terrorist Organization », Département d’État des États-Unis (archives), communiqué, 10 septembre 2001.