Auteurs(trice)
Associée, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Lorsque la plus grande bourse de cryptoactifs au monde est confrontée à un recours collectif prétendant que les ventes de ses valeurs mobilières étaient illégales, les enjeux ne sont pas seulement financiers; ils concernent également le mode de règlement des différends.
Dans l’affaire Lochan v. Binance Holdings Limited[1], Binance a présenté une motion en suspension d’une action au profit de l’arbitrage sur la base d’une clause d’arbitrage cachée dans son contrat d’utilisation. La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé que, dans des circonstances exceptionnelles, les tribunaux peuvent écarter la règle générale selon laquelle un arbitre ou un tribunal décide de son propre chef s’il a compétence pour entendre une affaire, règle connue sous le nom de principe de compétence-compétence. Cette affaire met en lumière la manière dont les tribunaux mettent en balance le principe de compétence-compétence, l’arbitrage et l’accès à la justice.
Contexte
Binance, la plus grande plateforme de négociation de cryptoactifs au monde, a vendu des produits dérivés ayant pour sous-jacent un cryptoactif à la population canadienne de 2019 jusqu’au début de 2022 par l’intermédiaire de son site Web. Le Tribunal des marchés financiers a considéré que les instruments de ce type constituaient des valeurs mobilières, ce qui oblige leurs émetteurs à déposer un prospectus et à le remettre aux investisseurs. Binance ne s’est pas inscrite auprès de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) ni demandé de dispense d’inscription. Elle n’a déposé un prospectus relativement à aucun de ses placements de valeurs mobilières.
En juin 2022, les demandeurs ont introduit un recours collectif envisagé en application de l’article 133 de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario[2], en vertu duquel les acheteurs peuvent intenter une action en annulation ou en dommages-intérêts contre une société ayant vendu des valeurs mobilières sans déposer ou remettre un prospectus. Ils ont prétendu que les ventes, par Binance, de contrats de produits dérivés ayant pour sous-jacent un cryptoactif étaient illégales et nulles du fait que les défendeurs avaient omis de s’inscrire auprès de la CVMO ou de déposer un prospectus.
En novembre 2023, Binance a présenté une motion en suspension de l’action des demandeurs au motif que, selon les conditions d’utilisation de son site Web, tous les différends devaient être réglés par voie d’arbitrage.
Le juge saisi de la motion a refusé de suspendre le recours collectif envisagé par les demandeurs au profit de l’arbitrage et l’a certifié. Binance a ensuite fait appel de la décision du juge saisi de la motion à l’égard de la suspension.
La Cour d’appel a confirmé que le principe de compétence-compétence n’est pas « écarté à la légère » (not lightly displaced)[3]. Elle a estimé que le juge saisi de la motion avait eu raison de conclure qu’une exception au principe de compétence-compétence s’appliquait, de sorte qu’il avait compétence pour déterminer la validité de la clause d’arbitrage de Binance.
La décision du juge saisi de la motion
Le juge saisi de la motion a estimé qu’une exception au principe de compétence-compétence s’appliquait parce que la clause d’arbitrage de Binance, laquelle, par nature, constituait un contrat type, soulevait une question de droit et que l’examen de la preuve factuelle au dossier ne nécessiterait pas l’examen des circonstances particulières des représentants des demandeurs[4]. Par conséquent, le tribunal s’est déclaré compétent pour déterminer la validité de la clause d’arbitrage.
Le juge saisi de la motion a conclu que la clause d’arbitrage était nulle parce qu’elle était contraire à l’ordre public et qu’elle était inique, aux motifs que :
- Le site Web de Binance invitait les utilisateurs à ouvrir un compte en « moins de 30 secondes », pendant lesquelles ils étaient censés accepter des conditions couvrant environ 50 pages, y compris une clause relative au choix du droit applicable et une convention d’arbitrage.
- La clause d’arbitrage prévoyait que Binance pouvait modifier toute partie de la convention d’arbitrage, et qu’en acceptant les conditions d’utilisation du site Web, les utilisateurs acceptaient toute modification apportée aux conditions.
- Au cours de la période visée par le recours collectif envisagé, Binance a modifié le lieu de l’arbitrage et le droit applicable à quatre reprises, vers diverses destinations en dehors du Canada, y compris, pour la période d’avril 2020 à janvier 2021, vers un « [Traduction libre] lieu non précisé, en vertu de lois, d’une administration et de règles non précisées ».
- Binance a récemment choisi Hong Kong comme lieu d’arbitrage, en vertu du droit de Hong Kong, administré par le Hong Kong International Arbitration Centre. Le juge saisi de la motion a estimé que ce lieu d’arbitrage imposait des coûts prohibitifs qui rendraient l’arbitrage inaccessible à l’utilisateur moyen de cryptoactifs.
- Les utilisateurs du site Web de Binance ont signé un « contrat d’achat au clic sans négociation » (unnegotiable ‘click’ contract) dans lequel les détails de la convention d’arbitrage étaient « cachés » (buried out of sight), de sorte que « [Traduction libre] Binance, en tant que partie qui a conçu et dont les professionnels ont rédigé le contrat, a conçu l’arrangement de manière à tirer parti de la complexité qui se cachait derrière l’apparence superficiellement bénigne d’une clause d’arbitrage »[5].
Après avoir conclu que la clause d’arbitrage était nulle, le juge saisi de la motion a refusé de suspendre l’action au profit de l’arbitrage.
La décision de la Cour d’appel
En appel, l’appelant, Binance, a soutenu que le juge saisi de la motion avait commis des erreurs :
- Il a considéré qu’une clause d’arbitrage contraire à l’ordre public était un motif indépendant permettant à un tribunal de l’Ontario de se déclarer compétent et de refuser de suspendre une action au profit de l’arbitrage, et il est passé directement à l’examen de la question de savoir si la clause d’arbitrage était nulle parce qu’elle était contraire à l’ordre public, sans déterminer au préalable si une exception au principe de compétence-compétence s’appliquait pour justifier l’intervention d’un tribunal de l’Ontario dans la détermination de la question de savoir si la clause d’arbitrage était nulle pour des raisons d’ordre public;
- Il a estimé que, au vu des circonstances, une exception au principe de compétence-compétence s’appliquait;
- Il a procédé à une analyse plus que superficielle de la preuve sur la question préliminaire, à savoir si, en cas de renvoi du différend à l’arbitrage, il est probable que la question de savoir si la clause d’arbitrage est valide ne soit jamais tranchée.
La Cour d’appel a rejeté les trois motifs d’appel, car elle a estimé :
- Que le juge saisi de la motion n’était pas passé directement à l’examen de la question de savoir si la clause d’arbitrage était nulle parce qu’elle était contraire à l’ordre public. Son analyse était conforme aux décisions de la Cour suprême du Canada dans les affaires Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs[6] et Uber Technologies Inc. c. Heller[7], en ce sens qu’il a examiné la question préliminaire de savoir si une exception au principe de compétence-compétence s’appliquait pour justifier l’intervention d’un tribunal de l’Ontario dans la détermination de la question de savoir si la clause d’arbitrage de Binance était nulle parce qu’elle était contraire à l’ordre public ou parce qu’elle était inique.
- Que le juge saisi de la motion avait raison de conclure que l’exception au principe de compétence-compétence relative à la « question de droit » s’appliquait. La Cour d’appel a rejeté l’argument de l’appelant selon lequel le juge saisi de la motion avait tiré des conclusions de fait en déterminant que la clause d’arbitrage était nulle. Le juge saisi de la motion s’est appuyé sur le dossier à sa disposition et a écarté le principe de compétence-compétence en se fondant sur les exceptions relevées par la Cour suprême dans les arrêts Dell et Uber. Du fait que, par nature, elle constituait un contrat type, la convention d’arbitrage soulevait une question de droit et, dans la mesure où le juge saisi de la motion a pris en compte la preuve factuelle au dossier dans le cadre de son analyse, il n’a pas entrepris d’« [Traduction libre] examen des circonstances particulières des représentants des demandeurs ». Il a plutôt examiné la preuve documentaire au dossier à sa disposition et les types de différends susceptibles de survenir en vertu de la clause d’arbitrage en question[8].
- Que, dans le cadre de l’examen de la preuve factuelle au dossier, le juge saisi de la motion s’est limité à un examen superficiel de la preuve documentaire au dossier conformément à l’arrêt Uber. Il était permis au juge saisi de la motion de se demander si l’acheteur moyen de cryptoactifs avait les moyens d’accéder au tribunal d’arbitrage pour soulever la question de la validité de la clause d’arbitrage. En outre, la Cour d’appel a reconnu que la clause d’arbitrage n’était pas nuancée; selon cette clause, tous les différends, peu importe leur objet, devaient être réglés par voie d’arbitrage.
Principaux points à retenir
Bien que le principe de compétence-compétence ne soit pas écarté à la légère, la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Lochan précise qu’une exception peut s’appliquer lorsqu’une clause d’arbitrage soulève une pure question de droit, ou une question mixte de fait et de droit qui ne nécessite pas l’examen des circonstances particulières des demandeurs. Dans un tel cas, les tribunaux de l’Ontario peuvent se déclarer compétents pour évaluer le caractère exécutoire de la clause d’arbitrage.
La décision souligne également que les contrats types d’achat au clic, qui exigent des utilisateurs qu’ils acceptent une série de conditions, y compris une clause d’arbitrage qui impose des coûts prohibitifs au règlement des différends, peuvent rendre la clause d’arbitrage nulle pour des raisons d’ordre public ou d’iniquité. Les entreprises doivent faire attention à la manière dont elles structurent les clauses d’arbitrage dans leurs contrats types, en particulier en ce qui concerne le lieu et le coût de l’arbitrage.
Enfin, la décision dans l’affaire Lochan renforce la notion selon laquelle les recours collectifs peuvent aller de l’avant même lorsque l’objet du différend est régi par une convention d’arbitrage, dans les cas où l’ordre public pèse en faveur de la poursuite de l’action devant les instances judiciaires.
[1] 2024 ONCA 784.
[2] LRO 1990, ch. S.5.
[3] 2024 ONCA 784, par. 22.
[4] 2024 ONCA 784, par. 23.
[5] 2023 ONSC 6714, par. 51.
[6] 2007 CSC 34.
[7] 2020 CSC 16.
[8] 2024 ONCA 784, par. 23.