La Cour supérieure du Québec a jugé qu’Hydro-Québec avait fait preuve de mauvaise foi institutionnelle dans ses interactions avec les Innus de Uashat et de Mani-Utenam, en négligeant d’honorer une entente de principe conclue avec la communauté dans le cadre du développement du complexe hydroélectrique La Romaine il y a plus de dix ans.
Dans un jugement riche en faits, le Tribunal raconte l’histoire de la relation entre une société d’État, la défenderesse Hydro-Québec (HQ), et les demandeurs, les Innus de Uashat et de Mani-Utenam, la bande innue Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam et le chef Mike McKenzie (collectivement les Innus de UMM ou ITUM), ainsi que le rôle des défendeurs, le Procureur général du Québec et le Procureur général du Canada, dans le cadre des consultations avec les Innus de UMM qui ont mené au développement du projet hydroélectrique La Romaine (le Projet).
Contexte
En 2004, HQ a commencé à planifier un projet hydroélectrique sur la rivière Romaine. En 2009, les Innus de UMM ont entamé des procédures dans lesquelles ils contestaient certains aspects du Projet, dont les lignes de transmission qui devaient passer sur les terres qu’ils considèrent comme faisant partie de leur territoire traditionnel (le dossier La Romaine).
Au début de 2014, une entente de principe (EDP) a été signée par ITUM et HQ. Cette EDP visait à instaurer une relation harmonieuse à long terme entre les parties et ainsi mettre fin à plusieurs litiges. HQ a exigé que l’EDP soit soumis à un vote populaire par référendum au sein de la communauté. En cas d’acceptation par référendum, l’EDP devait être soumise au conseil d’administration d’HQ, puis une entente finale devait être élaborée. L’entente prévoyait le paiement de sommes totalisant 75 101 717 $ entre 2014 et 2073.
HQ n’a pas soumis l’EDP à son conseil d’administration, malgré son acceptation par les membres de la communauté en référendum. HQ a considéré que la dissidence de certaines familles de la communauté posait un niveau de risque inacceptable pour le Projet, et qu’une entente résolvant tous ou au moins la plupart des différends soulevés par les familles dissidentes était nécessaire pour aller de l’avant avec l’EDP.
Néanmoins, les parties ont tenté de trouver une solution à l’impasse, dont une des étapes a été le règlement du dossier La Romaine, lequel prévoyait le paiement de 6 630 000 $ aux Innus de UMM en lien avec les lignes de transmission du Projet. HQ et les Innus de UMM ont continué à tenter de finaliser l’EDP par la suite mais, en décembre 2019, les demandeurs ont intenté les procédures, soutenant qu’HQ était redevable de dommages en raison de sa conduite et de sa mauvaise foi institutionnelle. Les Innus de UMM ont également demandé la remise en état des parties, et ce, telles qu’elles étaient avant la signature de l’EDP.
Le jugement du Tribunal
Responsabilité d’HQ en droit privé et en droit public
Compte tenu des dispositions de la loi qui a créé HQ, le Tribunal conclut que la société doit respecter les principes de l’honneur de la Couronne dans le contexte du développement et de l’exploitation d’un projet hydroélectrique, où HQ représente les intérêts du gouvernement du Québec dans la poursuite de la mission que lui confère la loi. Le Tribunal reconnaît qu’étant assujettie à l’obligation d’agir en conformité avec les principes de l’honneur de la Couronne, HQ est également assujettie à l’obligation d’appliquer les principes de la réconciliation à sa relation avec les Innus de UMM.
Plus précisément, le jugement a confirmé que des mandataires de la Couronne, tels que HQ dans cette affaire, pouvaient être tenus responsables à deux niveaux :
- Le défendeur peut être tenu responsable en vertu du droit privé et être tenu de réparer le préjudice causé aux Innus de UMM pour ne pas avoir respecté l’obligation de bonne foi.
- Le défendeur peut aussi être tenu responsable de dommages en vertu du droit public s’il est assujetti aux principes de l’honneur de la Couronne et si la nature de sa relation avec les Innus de UMM fait intervenir ces principes. Le Tribunal a considéré en l’espèce que l’EDP, par sa nature, faisait intervenir les principes de l’honneur de la Couronne.
En définitive, selon le Tribunal, le refus d’HQ de faire des compromis dans la négociation de l’entente finale constituait non seulement une atteinte aux exigences de la bonne foi, mais aussi un manquement à l’obligation d’agir conformément à l’honneur de la Couronne, un principe de droit public qui s’appuie sur une norme plus exigeante que celle liée à l’obligation de bonne foi de droit privé.
Annulation du règlement hors cour
ITUM a demandé l’annulation du règlement hors cour du dossier La Romaine pour cause d’erreur, pour vice de consentement, puisque la conclusion d’une entente finale, à la suite de l’EDP, était une condition essentielle de son consentement.
Même si le Tribunal était d’accord avec HQ que la conclusion d’une entente finale, comme telle, est un événement futur, il n’en restait pas moins que la conclusion d’une entente finale était une condition imposée par ITUM pour sa participation au processus global de règlement, dont la déclaration de règlement hors cour faisait partie. Cette condition était actuelle et implicitement acceptée par HQ.
Sachant cela, le Tribunal a conclu qu’il serait irréaliste de lui demander d’inférer que les demandeurs, après avoir reconnu dans la déclaration de règlement elle-même que la somme de 75 101 717 $ était une compensation appropriée pour le Projet, tel qu’il était stipulé dans l’EDP, accepteraient qu’HQ puisse régler le litige moyennant un paiement de 6 630 000 $.
De plus, dans le contexte d’une négociation entre un promoteur et une communauté autochtone, une transaction qui permet au promoteur, appuyé par le Québec et le Canada, de passer outre le paiement d’une somme que toutes les parties reconnaissent être une juste compensation pour le projet convoité semble abusive. Par conséquent, d’accepter l’idée d’HQ, du procureur général du Québec et du procureur général du Canada que la déclaration de règlement hors cour mette fin à toute réclamation possible des Innus de UMM en relation au Projet non seulement irait à l’encontre du texte de celle-ci, mais s’opposerait aux principes fondamentaux des relations entre la Couronne et les peuples autochtones.
Le rôle du Québec et du Canada
Dans cette affaire, le Tribunal a jugé que la preuve ne permettait pas de conclure que le Québec, à titre de gouvernement, avait manqué à ses obligations fiduciaires envers les Innus de UMM entre la signature de l’EDP et les présentes procédures.
Dans son analyse de la participation du Canada, le Tribunal a noté que, pendant la période pertinente au litige, le Canada n’avait pas participé aux négociations, et ni les Innus de UMM ni HQ ne lui avaient demandé d’y participer. Il n’y a pas non plus de preuve que, dans le cadre de cette affaire, le Canada ait tenté de diminuer l’importance de la revendication territoriale des Innus de UMM. Bref, on ne pouvait pas dire que le Canada avait le devoir de jouer un rôle actif dans l’impasse entre HQ et les Innus de UMM.
Conclusion et dommages
Selon le Tribunal, les agissements d’HQ ont porté atteinte à la gouvernance de la communauté. Le refus d’HQ de respecter la volonté de la communauté non seulement a fait fi de la culture innue, mais plus important encore, a accordé à certaines familles un pouvoir de force qui était inconnu dans cette culture.
HQ est tenue responsable de dommages totalisant 5 millions de dollars, y compris la somme que les Innus de UMM auraient dû recevoir entre la date de la signature de l’EDP et de l’introduction des procédures (2,5 millions de dollars) et une somme additionnelle de 2,5 millions de dollars, octroyée vu la mauvaise foi institutionnelle d’HQ et son manque à ses devoirs découlant de l’honneur de la Couronne. Malgré l’annulation du règlement hors cour, les Innus de UMM n’ont pas été condamnés à restituer à HQ le produit du règlement hors cour.
Principaux points à retenir
Dans l’affaire Innus de Uashat et de Mani-Utenam c. Hydro-Québec, la Cour supérieure du Québec a abordé d’importants principes de droit concernant les obligations de la Couronne et le comportement des mandataires de la Couronne dans les relations avec les communautés autochtones.
Tout d’abord, cette affaire est une application claire des enseignements récents de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Québec (Procureur général) c. Pekuakamiulnuatsh Takuhikan en ce qui concerne la double responsabilité qui survient lorsque les agissements d’un mandataire de la Couronne constituent une violation de l’obligation d’agir de bonne foi en vertu du droit privé et violent également l’obligation d’agir en conformité avec les principes de l’honneur de la Couronne en vertu du droit public. Cette double responsabilité garantit que les pouvoirs publics ou les mandataires de la Couronne respectent leurs obligations non seulement à l’égard du grand public, mais aussi particulièrement dans leurs relations avec les communautés autochtones, dans le respect de tous les cadres applicables.
Le Tribunal a conclu que HQ avait agi d’une manière qui violait à la fois son obligation d’agir de bonne foi et son obligation d’agir en conformité avec les principes de l’honneur de la Couronne. HQ a manqué à ses obligations en refusant de faire des compromis dans le cadre des négociations devant mener à une entente finale avec la communauté. Selon le Tribunal, un tel agissement constitue un manquement à l’obligation d’agir de bonne foi en droit privé et un manquement à l’obligation d’agir en conformité avec les principes de l’honneur en droit public, car il témoigne d’un manque de respect et de considération dans les relations de la Couronne avec les peuples autochtones.
Enfin, le Tribunal a souligné l’importance du respect de la gouvernance de la communauté, notamment dans le cadre du processus décisionnel. Dans cette affaire, le refus d’HQ de respecter les résultats d’un référendum sur lequel elle avait insisté a violé l’autonomie gouvernementale de la communauté. En jugeant qu’HQ aurait dû respecter le résultat du référendum, le Tribunal a reconnu du même coup que les communautés autochtones avaient le droit de déterminer leurs propres processus et priorités. Un tel manquement a porté atteinte aux principes de la réconciliation, ce qui renforce la nécessité d’un plus grand respect et d’une plus grande sensibilité dans le cadre des négociations et des relations entre les mandataires de la Couronne et les communautés autochtones.