Auteurs(trice)
Associé, Affaires réglementaires, Autochtones et environnement, Toronto
Sociétaire, Litiges, Vancouver
Sociétaire, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
Stagiaire en droit, Toronto
Le 9 décembre 2024, dans l’affaire Chippewas of Saugeen First Nation v. South Bruce Peninsula (Town), 2024 ONCA 884, la Cour d’appel de l’Ontario (la Cour d’appel) a confirmé une décision selon laquelle la réserve de la Première nation des Chippewas de Saugeen (Saugeen) avait été mal arpentée en 1855 et qu’une partie de Sauble Beach actuellement détenue par des propriétaires fonciers privés faisait partie de sa réserve.
La décision historique de la Cour d’appel marque la première fois qu’un tribunal estime qu’un droit ancestral sur des terres l’emporte sur un titre en fief simple détenu par des propriétaires fonciers privés.
Contexte
En 1854, des représentants de la Couronne impériale ont négocié le Traité 72 avec les Saugeen[1]. Le traité créait une réserve qui s’étendait sur 9,5 milles au nord de la rivière Saugeen jusqu’à un « point sur la rive » du lac Huron. Lorsque l’arpenteur de la Couronne, Charles Rankin, est arrivé au lac Huron en 1855 pour fixer les limites de la réserve de Saugeen, il a constaté que le rivage s’incurvait de façon inattendue vers l’intérieur. Cela signifiait qu’une ligne tracée jusqu’au « point sur la rive » aurait pénétré dans l’eau. Cependant, selon les principes d’arpentage de l’époque, Rankin devait tracer les lignes de démarcation sur la terre ferme et il déplaça donc la limite nord à environ 1,4 mille au sud du « point sur la rive ».
En conséquence, l’arpentage de Rankin a retiré de la réserve de Saugeen 1,4 mille de littoral sur le lac Huron. Entre 1857 et 1907, les terres ainsi retirées (la plage contestée) ont été brevetées par la Couronne impériale et la Couronne fédérale et vendues à des acquéreurs privés. De nos jours, cette partie de Sauble Beach appartient à des propriétaires de chalets, à la Sauble Beach Development Corporation et à la ville de South Bruce Peninsula (la Ville).
Saugeen a poursuivi le Canada, l’Ontario, la Ville et les propriétaires fonciers privés. Elle a prétendu que la plage contestée faisait partie de ses terres de réserve. Le juge de première instance, la juge Vella, a divisé la demande en justice en deux phases. La phase I a été entendue entre novembre 2021 et mai 2022. La phase II, qui résoudra toutes les questions en suspens, sera entendue une fois que tous les appels sur les questions de la phase I auront été épuisés.
La décision de la phase I
La décision relative aux questions de la phase I de la juge Vella a été publiée en avril 2023. La première question était de savoir si les limites de la réserve de Saugeen avaient été correctement fixées en 1855. Compte tenu du dossier historique, la juge Vella a conclu que Rankin avait mal fixé les limites de la réserve, qui auraient dû inclure la plage contestée.
La deuxième question était de savoir qui détenait le titre de propriété de la plage contestée et si une quelconque défense pouvait faire obstacle aux revendications de Saugeen sur les terres. La juge Vella a estimé que le titre de propriété de la plage contestée devait revenir à la réserve de Saugeen et qu’aucune défense ne faisait obstacle aux revendications de Saugeen. Dans des motifs distincts, la juge Vella a rejeté les arguments des propriétaires fonciers selon lesquels ils devraient se voir accorder des domaines viagers leur permettant d’être propriétaires de la plage contestée jusqu’à leur mort, estimant que cela « [traduction libre] ne favoriserait pas la réconciliation dans les circonstances ».
Enfin, la juge Vella a statué que toute responsabilité antérieure à la Confédération découlant de la conduite déshonorante de la Couronne impériale, y compris l’arpentage incorrect, devrait incomber au Canada et non à l’Ontario.
La Ville, les propriétaires fonciers privés, le Canada et l’Ontario ont fait appel de la décision relative aux questions de la phase I.
La décision de la Cour d’appel
La Cour d’appel a rejeté à l’unanimité les appels de la Ville, des propriétaires fonciers privés et de l’Ontario. Elle a estimé que la juge de première instance avait correctement interprété le Traité 72 et qu’elle avait correctement restitué à Saugeen le titre de propriété de la plage contestée. Toutefois, la Cour d’appel a accueilli l’appel du Canada, estimant que la juge Vella avait indûment prédéterminé la responsabilité de la Couronne fédérale.
Question 1 : les limites de la réserve de Saugeen
Tout d’abord, la Cour d’appel a confirmé l’interprétation du Traité 72 par la juge Vella et ses conclusions factuelles selon lesquelles Rankin avait incorrectement arpenté la réserve de Saugeen en 1855.
« [Traduction libre] En interprétant un traité », écrit la Cour d’appel, « le tribunal a pour tâche de relever les interprétations qu’il est possible de donner à l’intention commune des parties au moment de la conclusion du traité, et de choisir parmi ces interprétations celle qui concilie le mieux les intérêts des Premières nations et ceux de la Couronne ». Les traités doivent également être interprétés « de manière généreuse et libérale » (generously and liberally), les clauses ambiguës devant être interprétées en faveur des Autochtones parties à l’instance.
La juge Vella a déterminé que l’intention commune de Saugeen et de la Couronne au moment de la négociation du Traité 72 était de réserver à Saugeen l’ensemble du littoral jusqu’au « point sur la rive ». Elle a notamment souligné l’importance spirituelle du lac Huron et des pratiques traditionnelles telles que la pêche pour le peuple Saugeen. Elle a estimé que Saugeen s’attendait à obtenir l’intégralité du littoral et qu’en interprétant le Traité 72, Rankin avait violé les intentions des parties et l’honneur de la Couronne en déplaçant la limite nord à 1,4 mille au sud du « point sur la rive ». La juge Vella a conclu que, si Rankin avait respecté l’honneur de la Couronne, la plage contestée aurait fait partie de la réserve de Saugeen dès le départ.
La Cour d’appel a estimé que la juge Vella n’avait pas commis d’erreur dans l’application des principes juridiques relatifs à l’interprétation des traités. Faisant remarquer que les conclusions eu égard aux faits font l’objet d’une retenue en appel, la Cour d’appel a confirmé les conclusions de la juge Vella quant à l’intention des parties et au fait que la plage contestée aurait dû être incluse dans la réserve de Saugeen en 1855.
Question 2 : propriété de la plage contestée
Ensuite, la Cour d’appel a confirmé l’ordonnance de la juge Vella selon laquelle le titre de propriété de la plage contestée devait revenir à Saugeen.
Selon les principes traditionnels de l’equity, le droit d’un « acquéreur de bonne foi, à titre onéreux et sans connaissance préalable » (bona fide purchaser for value without notice) sur un bien est supérieur à celui de tous les autres ayants droit. Par exemple, une personne innocente qui achète sans le savoir une voiture volée a généralement sur la voiture un droit supérieur à celui de son propriétaire initial. La Ville et les propriétaires fonciers privés, ayants droit des personnes qui ont acheté les terres à la Couronne entre 1857 et 1907, ont fait valoir que cette défense s’appliquait et que l’equity faisait obstacle à la prétention de Saugeen.
En 2000, la Cour d’appel a écrit dans l’affaire Chippewas of Sarnia Band v. Canada (Attorney General) qu’il fallait déterminer « au cas par cas » (on a case-by-case basis) si « [traduction libre] une application rigide de la défense de l’acquéreur de bonne foi constituait un déni injustifié » du titre ancestral.
En l’espèce, la juge Vella avait déjà conclu que la plage contestée aurait dû faire partie de la réserve de Saugeen et qu’elle était assujettie au titre ancestral. Par conséquent, elle devait prendre en considération la défense de l’acquéreur de bonne foi. Elle a statué que la défense de l’acquéreur de bonne foi ne s’appliquait pas aux propriétaires fonciers qui avaient hérité de leur propriété, parce qu’ils ne l’avaient pas payée. En ce qui concerne les propriétaires fonciers qui avaient effectivement acheté leur propriété, estimant que la défense de l’acquéreur de bonne foi était soumise au pouvoir discrétionnaire du tribunal, la juge Vella a comparé les intérêts divergents de Saugeen et des propriétaires fonciers existants. Elle a noté que, même si elle traversait des propriétés, la plage contestée ne comprenait aucun chalet et n’était utilisée que pour la pratique de loisirs et le stationnement de voitures de tourisme. En revanche, Saugeen avait un lien culturel et spirituel important avec la terre et l’eau, ainsi qu’un « [traduction libre] droit protégé par traité protégé par la constitution à la possession exclusive de ses terres de réserve ». Par conséquent, la juge Vella a conclu que l’equity penchait en faveur des intérêts de Saugeen par rapport aux intérêts des propriétaires fonciers privés.
La Cour d’appel a estimé que la juge Vella avait eu tort de considérer que les propriétaires fonciers ayant hérité d’une propriété ne pouvaient pas se prévaloir de la défense de l’acquéreur de bonne foi, car cela aurait comme fâcheuse conséquence d’encourager les ayants droit à attendre le décès d’un acquéreur de bonne foi avant de présenter leur demande en justice contre les bénéficiaires de la succession. La Cour d’appel a estimé que « [traduction libre] ce qui passe aux héritiers est la même chose que ce que l’acquéreur de bonne foi détenait : la propriété dépouillée des charges préexistantes ». Toutefois, la Cour d’appel a estimé que, après avoir comparé les intérêts divergents des parties, la juge de première instance avait le pouvoir de conclure qu’une application rigide de la doctrine de l’acquéreur de bonne foi serait source d’injustice dans les circonstances.
La Cour d’appel a reconnu qu’il n’y avait pas de cas où la défense de l’acquéreur de bonne foi n’avait pas abouti, parce que l’equity penche « presque toujours » (almost always) en faveur de l’intérêt de l’acquéreur de bonne foi. Toutefois, la Cour d’appel a estimé que ce n’était pas toujours le cas lorsque des droits ancestraux sur des terres étaient en jeu, en particulier lorsque les terres en question avaient été mises de côté en tant que réserve, en raison de la nature sui generis du droit d’une Première nation sur les terres de réserve. Ainsi, lorsqu’un droit ancestral sur des terres est en concurrence avec des droits en common law acquis ultérieurement, la Cour d’appel a déclaré qu’un tribunal devait comparer les droits en equity et considérer la possibilité de faire respecter les droits en common law de l’acquéreur de bonne foi dans les circonstances.
En conséquence, la Cour d’appel a confirmé l’ordonnance de la juge Vella restituant le titre de propriété de la plage contestée à la réserve de Saugeen, ainsi que son pouvoir discrétionnaire de refuser d’appliquer la défense de l’acquéreur de bonne foi à la revendication du titre ancestral de Saugeen.
Question 3 : responsabilité de la Couronne fédérale et de la Couronne provinciale
Enfin, la Cour d’appel a estimé que la responsabilité du Canada et de l’Ontario devait être déterminée lors de la phase II du procès.
La réserve de Saugeen a été arpentée avant la Confédération par des agents de la Couronne impériale. Par conséquent, la question de savoir si c’est le gouvernement du Canada ou celui de l’Ontario qui est responsable des erreurs commises par la Couronne impériale est toujours d’actualité. En 2021, la juge Vella avait ordonné que la responsabilité du Canada et de l’Ontario soit déterminée seulement lors de la phase II du procès. Cependant, dans sa décision relative aux questions de la phase I, elle écrit que la responsabilité « [traduction libre] incombe à la Couronne fédérale, le Canada » en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867.
La Cour d’appel a estimé que la juge Vella avait violé l’équité procédurale en déterminant à l’avance la responsabilité de la Couronne fédérale sans permettre au Canada ou à l’Ontario de présenter des observations. La Cour d’appel a annulé cet aspect de la décision de la juge de première instance et a laissé la question de la responsabilité du Canada non déterminée jusqu’à ce qu’elle le soit lors de la phase II du procès.
Points à retenir
La décision de la Cour d’appel constitue une évolution importante de la défense de l’acquéreur de bonne foi. Comme l’a écrit la Cour d’appel, citant la décision rendue en 1872 par un tribunal de l’Angleterre dans l’affaire Pilcher v. Rawlins, en vertu des règles traditionnelles du droit de la propriété, « [traduction libre] [l]a défense de l’acquéreur de bonne foi, à titre onéreux sans connaissance préalable est une défense absolue, inconditionnelle et imparable ». C’est pourquoi, avant la décision de la juge Vella, cette défense était acceptée dans tous les cas où elle était invoquée. Toutefois, la Cour d’appel a statué qu’en raison de la nature sui generis du droit d’une Première nation sur des terres de réserve, l’equity ne penchera pas nécessairement en faveur du droit de l’acquéreur de bonne, et un tribunal doit comparer les droits en equity et considérer la possibilité de faire respecter les droits en common law de l’acquéreur de bonne foidans les circonstances.
La décision de la Cour d’appel ouvre donc la porte aux revendications de titres ancestraux à l’encontre de propriétaires fonciers privés, même si ces derniers ont acquis leur bien de bonne foi et sans avoir connaissance des droits ancestraux. Toutefois, le droit ancestral n’aura pas toujours gain de cause, en fonction des « droits en equity » dans l’affaire, c’est-à-dire de ce qui est équitable dans les circonstances. Parmi les facteurs à prendre en considération figurent l’utilisation actuelle des terres, le fait que les propriétaires y vivent ou non, le fait que le groupe d’Autochtones ait acquiescé à la propriété privée et l’importance des terres pour lui, y compris sa signification spirituelle et culturelle.
La Ville a indiqué qu’elle déposerait une demande d’autorisation d’en appeler de la décision de la Cour d’appel auprès de la Cour suprême du Canada. Si la Cour suprême rejette le pourvoi, la plage contestée fera partie de la réserve de Saugeen, et la phase II du procès commencera alors pour déterminer si Saugeen, la Ville et les propriétaires fonciers privés ont un recours, tel que des dommages-intérêts compensatoires, contre l’Ontario ou le Canada. Nous continuerons à vous tenir informés de cette affaire à mesure qu’elle évolue devant les tribunaux.
[1] À l’époque, ce qui constitue aujourd’hui le sud de l’Ontario faisait partie de la province du Canada, une colonie britannique. Lors de la Confédération en 1867, le Dominion du Canada a été créé et la province du Canada a été divisée en deux provinces modernes, l’Ontario et le Québec.