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CRISPR-Cas9 est une technologie transformatrice susceptible d’avoir des retombées inimaginables pour la société. CRISPR (Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats) permet aux scientifiques de modifier le génome des êtres vivants au niveau cellulaire en y insérant une « protéine-ciseau » pour couper la séquence d’ADN dégradé ou la « modifier », d’une certaine façon. Certaines utilisations de cette technologie sont déjà mises à profit, notamment pour renforcer l’immunité au cancer, traiter le SIDA en éliminant toute trace du VIH dans les cellules immunitaires d’êtres humains, construire des muscles chez les patients atteints de dystrophie musculaire et remplacer les antibiotiques comme stratégie pour combattre des infections bactériennes. Et ces applications ne sont qu’une infime partie de toutes les utilisations médicales explorées jusqu’à maintenant. Les possibilités, que ce soit en médecine ou non, sont innombrables.
Comme ce fut le cas pour les autres technologies transformatrices par le passé, de la machine à coudre au téléphone intelligent, la question de la propriété de CRISPR-Cas9 a déclenché une guerre sans merci. Elle en coûtera certainement des milliards de dollars au propriétaire ou aux propriétaires. Deux groupes universitaires, l’un de l’Université Berkeley en Californie (l’« UC Berkeley ») et l’autre du Broad Institute (affilié à Harvard et au MIT), se livrent déjà cette guerre aux enjeux élevés depuis des années afin de déterminer qui est l’inventeur de CRISPR-Cas9.
Le 10 septembre 2018, la Cour d’appel des États-Unis pour le circuit fédéral a rendu une importante décision selon laquelle la demande de brevet déposée antérieurement par l’UC Berkeley ne viendrait pas annuler le brevet de base accordé au Board Institute (l’« Broad Institute ») portant sur CRISPR-Cas9 aux États-Unis. La Cour a tranché en affirmant que du point de vue des brevets, la contribution du Broad Institute était différente de la découverte précédemment revendiquée par l’UC Berkeley relativement à CRISPR-Cas9. Cette décision nous a poussés à réfléchir sur la manière dont la guerre des brevets sur CRISPR allait influencer la recherche et la commercialisation des inventions fondées sur cette méthode au Canada.
La guerre des brevets sur CRISPR
CRISPR-Cas9 est une technologie de modification génétique permettant d’altérer des séquences d’ADN à l’intérieur des cellules en y ajoutant, en y supprimant ou en y modifiant ces séquences à des endroits ciblés. L’utilité de cette technologie en médecine n’en est plus au stade de la simple hypothèse. L’an dernier, des chercheurs aux États-Unis ont eu recours à la méthode CRISPR-Cas9 pour corriger avec succès, dans des embryons humains viables, une mutation à l’origine d’une maladie génétique considérée comme la principale cause de mort subite chez les jeunes athlètes.
L’UC Berkeley et le Broad Institute ont joué un rôle clé dans la découverte et la première utilisation de la méthode CRISPR-Cas9. Les deux se livrent une lutte acharnée pour obtenir la priorité revendiquée. La principale question est de savoir si le brevet demandé précédemment par l’UC Berkeley pour l’utilisation de CRISPR-Cas9 avec les cellules en général rend l’invention évidente et invalide ainsi le brevet demandé ultérieurement par le Broad Institute pour l’utilisation de CRISPR-Cas9 avec les cellules eucaryotes en particulier (lesquelles sont des cellules dotées d’un noyau, comme les cellules animales et humaines).
Les principaux champs de bataille pour le brevet sont en Europe et aux États-Unis. En Europe, l’UC Berkeley l’emporte jusqu’à maintenant. L’UC Berkeley a obtenu un brevet de base sur CRISPR pour toute l’UE visant une vaste utilisation avec une grande variété de types de cellules. Par contre, le brevet de base sur CRISPR accordé au Broad Institute a été révoqué en raison d’une erreur dans les procédures qui a entraîné un dépôt tardif, et le brevet a été jugé invalide compte tenu de la présentation d’un dossier d’artériorité. Le Broad Institute a exprimé son intention d’interjeter appel de la décision.
Aux États-Unis, le Broad Institute a eu plus de succès. À la suite des contestations soulevées par l’UC Berkeley, le Patent Trial and Appeal Board (PTAB) des États-Unis a conclu que les brevets délivrés au Broad Institute visaient des objets distincts, et qu’il n’y avait pas de chevauchement entre les brevets de l’UC Berkeley et ceux du Broad Institute. L’UC Berkeley a interjeté appel de la décision, alléguant qu’une importance trop grande était accordée à la déclaration de l’inventeur soumise par le Broad Institute, selon laquelle l’utilisation de la méthode CRISPR-Cas9 avec les cellules eucaryotes comportait des résultats imprévisibles. L’UC Berkeley est plutôt d’avis que ses travaux laissaient raisonnablement supposer que la méthode pouvait également s’appliquer aux cellules eucaryotes.
Dans sa décision du 10 septembre, la Cour d’appel des États-Unis pour le circuit fédéral a confirmé la décision du PTAB, en s’appuyant sur la constatation des faits. La Cour a rappelé que les inventeurs de l’UC Berkeley avaient affirmé ne pas être certains que la méthode CRISPR-Cas9 allait fonctionner avec les cellules eucaryotes et qu’ils avaient vécu beaucoup de frustrations en tentant d’appliquer la méthode CRISPR-Cas9 aux cellules humaines. Les éléments de preuve indiquaient par ailleurs que l’équipe de l’UC Berkeley saluait reconnaissait la grande contribution du Broad Institute.
La guerre des brevets aux États-Unis et en Europe est loin d’être terminée. Étant donné l’incertitude quant à la propriété de la technologie CRISPR, il sera encore plus difficile pour les chercheurs de l’UC Berkeley, du Broad Institute et d’autres organisations de s’assurer qu’ils ont la liberté de développer et de lancer des applications reposant sur CRISPR sans violer de brevet.
Drapeau blanc à l’horizon?
L’incertitude causée par la guerre des brevets freine l’innovation. Les brevets sur CRISPR pourraient empêcher l’innovation reposant sur cette technologie, si l’accès aux brevets est interdit ou si les conditions d’utilisation sont restrictives. Les utilisateurs de la technologie CRISPR pourraient être tenus d’obtenir des licences d’exploitation de brevet auprès de l’UC Berkeley, du Broad Institute et d’autres, comme prix à payer pour pouvoir utiliser la méthode. Heureusement, malgré leurs différends, les parties ont généralement permis à d’autres chercheurs d’utiliser leurs technologies au profit d’autres travaux de recherche universitaire.
Pour faciliter l’accès à une technologie créée par des groupes différents, il est possible de créer une communauté de brevets auprès de laquelle des licences multipartites peuvent être obtenues. Dans ce contexte d’incertitude entourant la méthode CRISPR-Cas9, le 25 avril 2017, MPEG LA, LLC a annoncé qu’elle avait créé une communauté mondiale de brevets portant sur CRISPR/Cas9, dans le but de regrouper les droits attachés aux brevets de base sur CRISPR/Cas9 sous une seule et même licence d’exploitation transparente, économique et non exclusive. Cependant, pour que la communauté soit un succès, un grand nombre, sinon la totalité, des brevets considérés comme essentiels doivent faire partie du lot. Broad Institute a déjà entrepris des démarches pour se joindre à cette communauté de brevets, mais ce n’est pas le cas de l’UC Brekeley. Sans l’UC Berkeley, la communauté de brevets ne réglera en rien le litige actuel. Comme bien d’autres, nous attendons avec impatience de voir si l’UC Berkeley envisagera de se joindre à la communauté de brevets compte tenu de la décision récemment rendue par la Cour d’appel des États-Unis pour le circuit fédéral.
Une guerre de brevets sur CRISPR au Canada?
Au Canada, la guerre des brevets sur CRISPR n’a pas encore commencé. L’UC Berkeley et le Broad Institute ont tous les deux déposé des demandes de brevet, qui n’ont toujours pas été examinées par le Bureau des brevets. Les débats qui ont lieu aux États-Unis et en Europe nous permettent de bien prévoir la bataille. Nous espérons que la guerre que se livrent les parties aux États-Unis et en Europe se terminera, et que le résultat influencera leurs décisions ainsi que l’opinion des examinateurs du Bureau des brevets chargés d’étudier les demandes en cours.
Une recherche dans les dossiers du Bureau des brevets canadien révèle qu’il existe 210 brevets publiés ou demandes de brevet en cours portant sur CRISPR et Cas9. Ces brevets et ces demandes de brevet appartiennent à de nombreuses entités dispersées sur le plan géographique et issues de divers secteurs d’activités. Pour commercialiser ces technologies au Canada, il pourrait être nécessaire d’obtenir des licences d’exploitation aux termes des brevets de base sur CRISPR, et des demandes particulières pourraient devoir être soumises. Au fur et à mesure que les technologies fondées sur la méthode CRISPR passent du laboratoire au marché, il pourrait être de plus en plus difficile d’obtenir des licences d’exploitation des brevets auprès d’un grand de sources.
Pour les chercheurs et les entreprises au Canada, il est primordial que la propriété et les conditions d’utilisation soient établies. Nous avons bon espoir que l’UC Berkeley et le Broad Institue chercheront à mettre fin au litige puisque la bataille pourrait non seulement durer infiniment, mais aussi étouffer l’innovation. Une résolution tracerait le chemin d’un accès vaste et clair aux brevets portant sur CRISPR. C’est précisément ce qui s’est produit pour la machine à coudre vers le milieu des années 1800, mais il avait fallu des années d’acrimonie avant que les parties n’arrivent à s’entendre. Compte tenu des applications commerciales potentielles de la technologie CRISPR et des importantes préoccupations éthiques que soulève son utilisation, il faudrait que l’accès au brevet soit rapidement intégré à l’établissement de normes générales sur CRISPR.
Nous suivrons de très près l’évolution de la guerre des brevets portant sur CRISPR-Cas9. Si vous souhaitez obtenir des conseils sur l’utilisation de la technologie CRISPR-Cas9 au Canada, veuillez communiquer avec Nathaniel Lipkus par courriel, à nlipkus@osler.com, ou par téléphone, au 416 862-6787.
L’auteur tient à remercier Yael Mansour et Faylene Lunn pour leur contribution à cet article.