Auteurs(trice)
Associé, Propriété intellectuelle, Ottawa
Associé, Propriété intellectuelle, Vancouver
Sociétaire, Propriété intellectuelle, Ottawa
Stagiaire en droit, Ottawa
Key Takeaways
- Dans le but de faire cesser l’atteinte pendant le déroulement du litige, les propriétaires de marques de commerce demandent souvent des injonctions provisoires, des mesures qui sont très prisées, mais difficiles à obtenir.
- Le fardeau de la preuve, déjà élevé, peut l’être davantage si la marque du demandeur n’a pas été enregistrée.
- Une bonne compréhension des exigences et la préparation de preuves adéquates peuvent considérablement accroître les chances d’obtenir une injonction provisoire.
Dans la quasi-totalité des litiges relatifs aux marques de commerce, l’objectif principal du propriétaire de marque est de faire cesser l’atteinte. Les injonctions permanentes prononcées à l’issue d’un jugement définitif sont un recours courant, mais une action en justice peut durer des années.
En attendant l’issue du litige, l’obtention d’une injonction avant jugement représente une solution à plus court terme. Ces injonctions provisoires[1] ou interlocutoires[2] sont très convoitées par les propriétaires de marques, mais sont notoirement difficiles à obtenir. Dans ce bulletin d’actualités, nous examinons les critères essentiels qu’il faut réunir pour obtenir cette mesure d’exception, afin d’aider les propriétaires de marques à mettre toutes les chances de leur côté pour obtenir gain de cause, et éviter toute déception si les faits ne sont pas favorables.
Anatomie d’une injonction provisoire : principales exigences
Le prononcé d’une injonction provisoire est assujetti à un fardeau de preuve élevé, qui doit respecter le critère en trois volets formulé par la Cour suprême du Canada dans RIR-MacDonald Inc. c. Canada, applicable de manière générale en droit canadien.
Il incombe à la partie qui sollicite cette mesure d’apporter la preuve de chacun des éléments suivants[3] :
- Question sérieuse à juger : Les prétentions doivent présenter une probabilité réelle de succès, fondée sur le droit applicable et les éléments de preuve présentés lors de la demande d’injonction[1].
Les demandeurs doivent également être conscients que les « injonctions mandatoires », qui ordonnent au défendeur de faire quelque chose, requièrent un fardeau de preuve plus élevé dès la première étape de l’analyse et obligent la partie requérante à apporter une preuve prépondérante de la légitimité de son action, ou à démontrer une forte probabilité de succès en cas de procès[5].
Il peut s’avérer complexe de déterminer si une injonction est prohibitive ou mandatoire; sa nature est régie par les effets pratiques de l’ordonnance, et non pas seulement par son libellé ou sa forme[6]. Une ordonnance visant à faire cesser une atteinte à une marque peut sembler être prohibitive de prime abord, mais pourra être caractérisée comme mandatoire si elle exige que le défendeur prenne certaines mesures, comme le retrait d’Internet de documents supposés contrefaits[7].
- Préjudice irréparable : Le préjudice subi doit être irréparable, en ce qu’il ne peut être réparé par des dommages-intérêts. Le caractère irréparable du préjudice ne peut se fonder sur la confusion entre plusieurs marques de commerce et doit être établi au moyen d’une preuve solide[8].
Le caractère irréparable d’un préjudice dépend fortement des faits et, dans une affaire de marques de commerce, repose souvent sur l’évaluation du risque pour la marque de perdre son caractère distinctif, ce qui entraînerait une perte de l’achalandage impossible à quantifier sur le plan financier[9]. À cette étape, la plupart des demandes d’injonction ne résistent pas aux exigences du fardeau élevé de la preuve.
- Prépondérance des inconvénients : Les principes d’équité doivent favoriser l’octroi de l’injonction. Il n’existe aucune liste exhaustive de facteurs à examiner, mais il est pertinent de tenir compte : du moment où chaque partie est arrivée sur le marché, de la partie ayant modifié la situation antérieure, de la probabilité que des dommages-intérêts octroyés soient effectivement versés.
Orientations récentes de la Cour fédérale concernant le seuil applicable à la « question sérieuse à juger »
La décision récente de la Cour fédérale dans Schlegel Health Care Inc. c. Edgewood Health Network Inc. rappelle que la « question sérieuse » peut constituer un obstacle, particulièrement lorsque le propriétaire n’a pas déposé sa marque[10].
La société Schlegel avait sollicité une injonction provisoire pour empêcher la société Edgewood d’employer EHN GUARDIANS en association avec des services de santé mentale et de traitement des dépendances pour les premiers intervenants, les militaires, les anciens combattants et leurs familles.
Schlegel offrait des services similaires et affirmait utiliser la marque GUARDIANS depuis 2017. Edgewood soutenait avoir employé la marque EHN GUARDIANS depuis sa demande d’enregistrement en avril 2024. Ce n’est qu’en juin 2024 que Schlegel a présenté une demande d’enregistrement pour GUARDIANS.
Comme Schlegel n’avait procédé à aucun enregistrement, la demande d’injonction se fondait sur le fait de « causer de la confusion » tel que prévu à l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce. (Faire passer des marques de commerce non enregistrées et interdire à quiconque d’attirer l’attention du public sur ses produits, ses services ou son entreprise de manière à causer ou vraisemblablement causer de la confusion au Canada).
Pour invoquer la « confusion », le demandeur doit ensuite démontrer qu’il est propriétaire d’une marque valide. Cette exigence est automatiquement satisfaite si la marque est enregistrée. Toutefois, en l’absence d’enregistrement, les droits sur la marque doivent être établis au moyen d’une preuve d’emploi de la marque sur le marché.
Schlegel soutenait que sa preuve — composée de conventions de licence conclues avec des tiers et de l’affichage de GUARDIANS accompagné d’autres termes (p. ex., « Guardians Program ») — démontrait l’emploi et, par conséquent, ses droits sur la marque. La Cour n’a pas retenu cet argument, en disant que Schlegel n’apportait pas la preuve d’un emploi de la marque.
Schlegel était également en désaccord avec la Cour quant à la nature de l’injonction. La société soutenait qu’elle sollicitait une injonction prohibitive visant uniquement à faire cesser Edgewood d’employer la marque de commerce EHN GUARDIANS.
La Cour a écarté cet argument, estimant que l’ordonnance ne ramènerait pas les parties à la situation antérieure, mais à l’état des choses telles qu’elles étaient de 2017 à 2024, avant qu’Edgewood ne commence à utiliser EHN GUARDIANS. L’injonction ordonnait à Edgewood de cesser toute commercialisation et publicité, de supprimer ou désactiver son site Web et ses comptes de médias sociaux, ainsi qu’à enlever la signalisation sur ses installations.
Selon la Cour, il s’agissait donc d’une injonction mandatoire. En conséquence, Schlegel était tenue de démontrer une forte probabilité de succès, mais la Cour a estimé qu’elle ne l’avait pas établi.
Points à retenir pour les propriétaires de marques de commerce
L’affaire Schlegel rappelle que les injonctions provisoires sont difficiles à obtenir, en particulier lorsque sont revendiqués des droits sur des marques non enregistrées. Devant la Cour fédérale, les demandes d’injonction requièrent quasiment toujours une preuve d’emploi, que ce soit pour établir la compétence du tribunal ou pour servir de fondement à une cause d’action sous-jacente.
Pour optimiser leurs chances de succès, les propriétaires de marques peuvent prendre les mesures suivantes :
- Passer en revue régulièrement leur portefeuille de marques afin de procéder à temps à l’enregistrement des marques essentielles. Comme le démontre l’affaire Schlegel, les marques enregistrées bénéficient d’une présomption de validité, ce qui facilite grandement la satisfaction du critère de la « question sérieuse ».
- Ne pas retarder pas inutilement une action en justice une fois les autres mesures d’application épuisées. Plus longtemps le défendeur poursuit ses activités, plus il est probable que le tribunal conclura que la situation a changé, ce qui impose un fardeau plus élevé pour apporter une preuve prépondérante de la légitimité de son action.
- Se tenir prêt à démontrer l’emploi des marques non enregistrées. Les entreprises devraient envisager des examens réguliers de leurs documents de commercialisation et registres commerciaux afin de s’assurer que l’utilisation de leurs marques de commerce constitue un emploi au sens de la Loi sur les marques de commerce, et que les marques importantes sont enregistrées ou que leur emploi est bien documenté. Pour plus de renseignements sur les protocoles additionnels relatifs aux pratiques exemplaires, il convient de consulter notre précédent bulletin d’actualités Osler : Employez votre marque de commerce sous peine de la perdre : clarification des règles d’emploi et de leurs répercussions sur vos droits, portant sur le concept de l’emploi en droit canadien.
Si vous avez besoin d’accompagnement pour enregistrer, faire respecter ou maintenir en vigueur des marques de commerce au Canada, veuillez communiquer avec un membre du groupe Propriété intellectuelle d’Osler.
[1] Demande visant à obtenir une injonction urgente, valable jusqu’à la décision tranchant la demande d’injonction provisoire.
[2] Demande visant à obtenir une injonction provisoire un peu moins urgente, valable jusqu’au jugement définitif sur le fond du litige.
[3] RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à 334.
[4] American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] 1 All E.R. 504 (U.K. H.L.) at 510 [en anglais].
[5] R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 [CBC] aux par. 15, 17.
[7] Voir par exemple Dhillon c. Bernier, 2019 CF 573 au par. 32 et 2572495 Ontario Inc. c. Vacuum Specialists (1985) Ltd., 2023 CF 345 au par. 31.
[8] Centre Ice Ltd. v. National Hockey League (1994), 53 CPR (3d) 34 (FCA) à 54 [En anglais].
[9] Reckitt Benckiser LLC c. Jamieson Laboratories Ltd, 2015 CF 215 au par. 55 (rejetée pour d’autres motifs dans l’affaire 2015 CAF 104); Sleep Country Canada Inc. c. Sears Canada Inc., 2017 CF 148 au par. 116.