Auteurs(trice)
Associé, Respect de la vie privée et gestion de l'information, Montréal
Associé, Droit du travail et de l’emploi, Calgary
Sociétaire, Respect de la vie privée et gestion de l’information, Montréal
Sociétaire, Protection de la vie privée et gestion de l’information, Montréal
Le 20 mai 2025, la Commission d’accès à l’information (la CAI), l’autorité réglementaire du Québec en matière de protection des renseignements personnels, a rendu une décision examinant la légalité de l’utilisation par un distributeur en gros de tuyaux et de vannes (la société) d’un système de vidéosurveillance à l’intérieur des véhicules appartenant à la société.
La CAI a estimé que les mesures de minimisation de données prises par la société étaient insuffisantes et a ordonné à la société de limiter les images recueillies par le système à un nombre restreint de secondes avant et après l’identification d’un incident, et de cesser de collecter des images de l’intérieur des véhicules une fois que ces derniers sont éteints.
Cette décision rappelle aux employeurs qu’ils doivent évaluer les systèmes alternatifs et les paramètres spécifiques de collecte de données afin de s’assurer que le système de surveillance a un impact minimal sur la vie privée des employés.
Résumé des faits
La CAI a lancé une enquête concernant la société à la suite d’une plainte déposée par un employé concernant l’utilisation d’un système de surveillance dans les véhicules appartenant à la société. Bien que le système utilisé par la société recueillait des images à l’intérieur et à l’extérieur des véhicules, la CAI a restreint son analyse à la surveillance des chauffeurs à l’intérieur des véhicules.
Le système enregistrait des images (sans audio) des chauffeurs à partir du moment où le moteur démarrait et continuait à le faire jusqu’à 20 minutes après l’arrêt du véhicule. Les enregistrements ne faisaient pas l’objet d’un contrôle actif en temps réel et l’accès était limité à des responsables désignés.
En outre, le système comprenait une technologie de détection d’incidents basée sur l’IA, programmée pour identifier des événements tels qu’une collision potentielle impliquant le véhicule, des secousses inhabituelles du véhicule lorsque arrêté, du talonnage, un dépassement de la limite de vitesse de plus de 20 km/h, tabagisme, la manipulation non autorisée de la caméra, le non-port de la ceinture de sécurité ou l’utilisation d’un téléphone portable pendant la conduite.[1] Lorsque des incidents étaient détectés, des rapports contenant des détails sur l’incident, excluant des images ou des enregistrements des chauffeurs, étaient automatiquement générés et partagés avec les responsables de la sécurité et des opérations désignés.
Cadre juridique
La décision a été rendue en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (la « Loi »), qui exige que les entreprises démontrent la nécessité de recueillir des renseignements personnels. Cela implique de démontrer
- que l’objectif de la collecte de renseignements personnels est important, légitime et réel
- la proportionnalité entre l’objectif poursuivi et l’atteinte à la vie privée que constitue la collecte de renseignements personnels
Conclusions principales
Portée des renseignements personnels
Conformément à la jurisprudence antérieure, la CAI a réaffirmé que les images d’employés à l’intérieur de véhicules d’entreprise constituent des renseignements personnels. Elle a également confirmé que les rapports d’incidents générés par l’IA sont des renseignements personnels, puisqu’ils identifient et permettent de distinguer les chauffeurs particuliers.
Nature légitime, importante et réelle des objectifs du système
En ce qui concerne le premier volet du critère de nécessité, la CAI a reconnu la nature légitime des objectifs que la société était censée atteindre en recueillant des images de ses chauffeurs par le biais du système : notamment protéger les personnes et les biens de la société, détecter et prévenir les infractions aux règlements de la route (ex., le Code de la Sécurité routière), faciliter les enquêtes sur les incidents et améliorer la formation des chauffeurs[2].
Cependant, la CAI a souligné que l’établissement de la légitimité ne suffit pas pour démontrer que ces objectifs sont de nature « réels » et « importants ». Comme a déjà établi par Syndicat des travailleurs et travailleuses de Sysco-Québec-CSN et Sysco Services alimentaires du Québec [PDF] (Sysco)[3], les employeurs doivent démontrer objectivement l’existence d’un problème ou d’un risque spécifique et concret justifiant la collecte de renseignements personnels, en particulier lorsqu’ils utilisent des outils de vidéosurveillance. Ainsi, les préoccupations générales en matière de sécurité ou les risques spéculatifs ne sont pas suffisants[4].
La CAI a donc évalué si la société avait étayé ses objectifs de sécurité par des preuves concrètes et probantes. À cet égard, la CAI a constaté que l’utilisation par la société de véhicules lourds et de « pick-up » présentait des risques accrus en matière de sécurité[5]. Sur cette base, la CAI a reconnu la nature réelle des objectifs pour lesquels la société recueillait des renseignements personnels par le biais du système[6].
La CAI a également conclu que les objectifs suivants que la société tentait d’atteindre en utilisant le système étaient importants : notamment assurer la sécurité générale des personnes et des biens, perfectionner la formation des employés, permettre une analyse plus objective des incidents impliquant des employés et faciliter les enquêtes liées à des incidents pouvant avoir des conséquences graves, ainsi que la défense de la société et de ses chauffeurs en cas de poursuites judiciaires.
L’évaluation approfondie par la CAI des rapports internes de la société souligne que les entreprises devraient documenter correctement les objectifs pour lesquels les renseignements personnels sont recueillis et les données techniques et opérationnelles qui soutiennent ces objectifs. Cela peut inclure des dossiers détaillés sur les accidents et autres incidents, y compris leurs types, les facteurs de causalité, la gravité des dommages et les coûts associés, le cas échéant.
Proportionnalité entre les objectifs et l’atteinte à la vie privée
Le deuxième volet du critère de nécessité exige des entreprises qu’elles démontrent que la collecte de renseignements personnels est proportionnelle à l’atteinte à la vie privée qu’elle engendre. Cela signifie que la collecte doit
- être directement liée aux objectifs poursuivis
- ne porter qu’une atteinte minimisée à la vie privée des individus
- apporter à la société un avantage net qui l’emporte sur le préjudice potentiel pour les individus[7]
Dans le cas présent, la CAI s’est attachée à déterminer si la collecte d’images de chauffeurs dans leur véhicule était efficace pour atteindre les objectifs de sécurité de la société, en examinant à la fois l’efficacité préventive et rétrospective de la collecte[8]. La CAI a estimé que la collecte de renseignements était une mesure efficace, comme en témoignent les rapports de la société sur une période de cinq mois montrant une diminution des incidents liés à l’utilisation de téléphones portables et au non-port de la ceinture de sécurité au volant. La CAI a également reconnu que la collecte d’images de ses chauffeurs permettait à la société de déterminer si les chauffeurs étaient attentifs sur la route, ce qui constituait une base d’intervention et de promotion de pratiques de conduite sûres. Toutefois, lorsqu’elle a évalué si la société avait suffisamment minimisé l’atteinte à la vie privée des employés causée par la collecte de renseignements, la CAI a identifié plusieurs enjeux liés à la manière dont le système avait été mis en place :
- Collecte continue : Le système capturait en permanence les images des chauffeurs lorsque le véhicule est en marche et pendant les 20 minutes suivant son arrêt, qu’un incident ait été détecté ou non.
- Rétention inutile : Bien que la société ait mis en place une politique d’accès limitant la visualisation des enregistrements et que les fonctions de détection et de signalement des incidents du système limitent aussi la visualisation d’enregistrements complets, la société a conservé les enregistrements continus d’images pendant 14 jours. Cette pratique augmente le risque d’accès non autorisé et d’utilisation abusive des images enregistrées.
- Atteinte à la vie privée pendant les temps d’arrêt : Les enregistrements d’images réalisés pendant les 20 minutes qui suivent l’arrêt du moteur pourraient inclure l’enregistrement des chauffeurs en dehors des heures de travail.
Compte tenu de ces éléments, la CAI a conclu qu’il était peu probable que le système ait été mis en place pour avoir un impact minimal sur les employés et que la société n’avait pas démontré comment une collecte de renseignements personnels plus restreinte l’empêcherait d’atteindre ses objectifs (par exemple, enregistrer uniquement les chauffeurs lorsqu’une certaine force G est exercée sur le véhicule).
Lorsqu’elle a évalué les avantages de la collecte de renseignements personnels par rapport aux préjudices potentiels, la CAI a souligné que la protection de la vie privée des employés est un droit fondamental et a réaffirmé que l’enregistrement d’images continu dans les véhicules est une méthode de surveillance particulièrement intrusive[9]. Toutefois, elle a identifié plusieurs facteurs atténuants dans ce cas : les enregistrements n’étaient pas activement contrôlés, les politiques limitaient leur utilisation et le système ne signalait que des incidents spécifiques. En outre, la durée moyenne relativement courte des trajets (1h30) distinguait ce scénario des cas de surveillance prolongée de chauffeurs de longue distance[10]. Notant l’absence de preuve d’un préjudice concret, mis à part un éventuel inconfort psychologique, la CAI a finalement déterminé que les avantages de l’enregistrement d’images dans ce contexte l’emportaient sur les risques d’atteinte à la vie privée qui y sont associés.
Par conséquent, la CAI a conclu que la société pouvait continuer à utiliser le système, à condition qu’elle limite l’enregistrement des images à quelques secondes avant et après un incident et qu’elle s’assure que l’enregistrement s’arrête dès que le moteur est éteint. Si ces changements ne sont pas réalisables, la société devra cesser d’utiliser le système et de recueillir les images des chauffeurs à l’intérieur des véhicules. La CAI a également ordonné à la société de détruire tous les enregistrements qu’elle avait recueillis sans rapport avec des incidents et lui a recommandé de revoir sa politique sur l’utilisation des caméras de tableau de bord afin de s’assurer qu’elle prévoit expressément que les enregistrements capturés par le système ne peuvent être consultés et utilisés qu’en cas d’accident ou d’incident important.
Comparaisons avec des décisions connexes
La CAI a différencié le système de la société d’autres systèmes de surveillance examinés dans la jurisprudence québécoise, par exemple Teamsters Québec, section locale 106 et. Linde Canada Ltée (grief syndical) (Linde) [PDF][11], dans lesquels le système de surveillance vidéo n’enregistrait que 12 secondes de vidéo à la fois, au lieu de le faire de manière continue. Ces enregistrements étaient déclenchés uniquement par des incidents spécifiques, par exemple lorsqu’un niveau prédéfini de force G était détecté. Cette approche restreinte et basée sur des circonstances particulières a été jugée conforme au critère de nécessité, contrairement au système d’enregistrement continu plus intrusif de la société.
La CAI a également comparé les pratiques de la société aux systèmes de surveillance tels que ceux en cause dans les affaires Linde, Sysco, et Syndicat national des opérateurs de bétonnière Montérégie (CSN) c. Lafarge Canada Inc.[12], dans lesquelles les enregistrements vidéo étaient examinés par un service tiers avant d’être mis à la disposition de la direction, afin de déterminer si les séquences ainsi capturées démontraient un comportement problématique ou un incident.
Bien que la CAI n’y fasse pas explicitement référence dans cette décision, il convient de mentionner que les conclusions de la CAI sont cohérentes avec deux décisions similaires rendues par le Commissariat à la protection de la vie privée au Canada (CPVP) concernant l’utilisation d’enregistrements vidéo et audio à bord d’un véhicule dans le cadre d’opérations de camionnage sur de longues distances.
- Dans l’affaire Trimac (#2022-006), le CPVP a conclu qu’un système de surveillance audio et vidéo à bord d’un véhicule, qui demeurait actif chaque fois que le véhicule était en marche ou qu’il tournait au ralenti, ne répondait pas au critère de nécessité. Dans ce cas, le système enregistrait en continu l’audio à l’intérieur du véhicule, capturant et conservant huit secondes de données avant un événement déclencheur et quatre secondes après. Le CPVP s’est opposé à la capacité du système à enregistrer lorsque les chauffeurs ne sont pas en service et a souligné que les enregistrements capturés par le système devraient être limités aux périodes pendant lesquelles le chauffeur est en service ou en train de conduire activement.
- Dans l’affaire Oculus (#2021-008), le CPVP a déterminé que l’enregistrement audio continu à l’intérieur des véhicules était excessivement intrusif et ne satisfaisait l’exigence de nécessité. Dans ce cas, le système effectuait des enregistrements audio chaque fois que le camion était mis en marche, et les enregistrements étaient supprimés toutes les 72 heures. Le CPVP a jugé cette approche problématique, notant que la période de conservation de 72 heures était excessive et qu’il existait d’autres solutions moins invasives, telles que la limitation de l’enregistrement aux heures de travail.
Points clés à retenir pour les entreprises
La décision de la CAI souligne plusieurs principes essentiels pour les employeurs qui utilisent ou envisagent d’utiliser des mesures de surveillance des employés :
- Les mesures de surveillance des employés doivent être justifiées par des risques réels et documentés, et non par des préoccupations purement hypothétiques. Les risques et les objectifs sous-jacents à la collecte de renseignements personnels doivent être clairement définis avant toute collecte de renseignements personnels.
- Les employeurs doivent documenter de manière exhaustive les objectifs de la collecte de renseignements personnels et les preuves étayant les questions sous-jacentes liées à ces objectifs. Ce processus peut inclure la réalisation d’une évaluation des facteurs relatifs à la vie privée (EFVP).
- Les employeurs sont tenus d’envisager des solutions moins intrusives pour atteindre leurs objectifs. Cela implique non seulement d’évaluer différents systèmes de contrôle, mais aussi d’analyser les paramètres de tout système choisi et de justifier chaque aspect de son utilisation, incluant le volume de renseignements recueillis.
- Les employeurs doivent d’abord promouvoir les bonnes pratiques et fournir une formation adéquate en tant que mesures principales pour atteindre les objectifs liés à la protection des biens et des personnes. Ces mesures doivent être mises en œuvre avant d’envisager des moyens de surveillance active des employés, qui ne doivent être mis en place que si des problèmes subsistent.
- Les employeurs devraient établir des politiques internes qui définissent clairement les scénarios spécifiques dans lesquels les renseignements personnels des employés peuvent être utilisés, et qui peut y avoir accès.
Les employeurs syndiqués doivent tenir compte du fait que, dans le contexte de la négociation de conventions collectives, il existe des obligations uniques visant à garantir des conditions de travail et des règles sur le lieu de travail raisonnables. Les arbitres en droit du travail ont toujours fait la distinction entre le caractère raisonnable des caméras à l’intérieur des véhicules dans le contexte du transport de marchandises dangereuses[13] et de véhicules dangereux[14], et les tâches de conduite plus routinières. La présente décision de la CAI intègre une partie de cette analyse — bien que les employeurs syndiqués doivent également prendre en compte les décisions pertinentes des arbitres du travail avant de lancer la vidéosurveillance dans les véhicules.
[1] Para. 10 de la décision.
[2] Para. 49 de la décision.
[3] 2016 QCTA 455. Confirmé par la Cour supérieure dans Sysco Québec, division de Sysco Canada inc. c. Beaulieu, 2017 QCCS 3791 ; para. 265–267. Veuillez noter que cette décision a été rendue dans le contexte d’un milieu de travail syndiqué.
[4] Para. 56 de la décision.
[5] Cette évaluation était notamment basée sur l’examen par la CAI des rapports d’accidents internes de la société, sur les obligations légales applicables aux véhicules lourds et sur la probabilité statistique accrue que des « pick-up » soient impliquées dans des accidents graves. Nous notons que la CAI a également pris en compte dans son évaluation la nature des charges habituellement transportées par les véhicules de la société, mais n’a pas été convaincue que la société se livrait régulièrement au transport de charges particulièrement dangereuses.
[6] Para. 134 de la décision.
[7] Société de transport de la Ville de Laval c. X, [2003] C.A.I. 667 (C.Q.), para. 44.
[8] La CAI a précisé que son rôle n’était pas de déterminer la méthode la plus efficace pour atteindre les objectifs de la société, mais plutôt d’évaluer l’efficacité du moyen choisi (para. 159).
[9] Voir Sysco.
[10] Voir Teamsters Québec, section locale 106 et. Linde Canada Ltée (grief syndical).
[11] 2014 QCTA 943.
[12] 2019 QCTA 655.
[13] 2016 QCTA 455, para. 275, confirmée par la Cour supérieure dans Sysco Québec, division de Sysco Canada inc. c. Beaulieu, 2017 QCCS 3791.
[14] 2019 QCTA 655 aux paras 87–90; Lafarge Canada Inc v. Teamsters, Local Union No 213 (Plainte par rapport à de la vidéosurveillance à bord d’un véhicule), 2018 CanLII 69 607 (BC LA), au para. 120. Dans Lafarge, l’arbitre Anderson n’était pas d’accord avec la conclusion de l’affaire Sysco selon laquelle la preuve d’un milieu de travail dangereux exigeait que l’employeur « démontre qu’il y avait un problème avec ses chauffeurs et qu’il y avait eu un grand nombre d’incidents ou d’accidents » (Lafarge, para. 108; Sysco, para. 265). Dans l’affaire Lafarge, la simple « existence d’infractions à la sécurité ou de risques d’accidents » pouvait être considérée comme suffisante pour établir la proportionnalité (Lafarge, para. 107), bien que les statistiques d’accidents spécifiques de l’employeur (Lafarge, para. 121) aient finalement été prises en compte en plus du danger inhérent et évident des véhicules de transport de ciment (Lafarge, para. 120).