Passer au contenu

La Cour suprême du Canada ouvre la voie à la responsabilité pour violations alléguées des droits de la personne à l’étranger

Auteur(s) : Jacqueline Code, Alan Hutchison, Tommy Gelbman, Matthew M. Huys, Mary Angela Rowe

Le 4 mars 2020

Dans ce bulletin d’actualités :

  • Le 28 février 2020, une majorité de cinq juges de la Cour suprême du Canada a jugé que les sociétés canadiennes peuvent être poursuivies au Canada pour des violations du droit international coutumier commises à l’étranger.
  • Les demandeurs ont réclamé des dommages de Nevsun Resources Ltd. (Nevsun), une société canadienne, à l’égard de violations alléguées des droits de la personne dans une mine en Érythrée exploitée par une filiale érythréenne indirecte en propriété majoritaire.
  • La question dont la Cour suprême était saisie était de savoir si les actes de procédure des demandeurs devaient être radiés en raison des arguments qui suivent : 1) en vertu de la doctrine de l’« acte de gouvernement », les tribunaux canadiens sont empêchés de se prononcer sur la légalité des actes souverains d’un État étranger commis sur le territoire de cet État; et 2) le droit canadien ne reconnaît pas les actions civiles fondées sur la violation du droit international coutumier.
  • Les juges majoritaires ont conclu que (1) la doctrine de l’« acte de gouvernement » ne fait pas partie du droit canadien et (2) le droit international coutumier fait automatiquement partie de la common law canadienne sauf disposition législative contraire et peut entraîner la responsabilité de parties privées. En conséquence, la Cour suprême du Canada a refusé de radier les réclamations.
  • Cette décision ouvre la voie à la responsabilité potentielle des sociétés canadiennes à l’égard des violations des droits de la personne commises à l’étranger. Toutefois, le dossier est maintenant renvoyé à la Cour suprême de la Colombie-Britannique qui entendra le fond de la cause des demandeurs et examinera la portée et la responsabilité potentielle découlant de telles réclamations.
  • Cette décision devrait encore renforcer l’évaluation des risques territoriaux à l’égard des opérations commerciales dans un contexte de marché actuel qui met déjà l’accent sur les questions environnementales, sociales et de gouvernance, en particulier dans le secteur des ressources.

Aperçu

Dans l’affaire Nevsun Resources Ltd c Araya,[1] les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont conclu que 1) sauf disposition législative contraire, le « droit international coutumier » – la common law du système juridique international – fait automatiquement partie du droit canadien et, par conséquent, une action civile visant à établir la responsabilité de sociétés canadiennes à l’égard de violations du droit international coutumier commises à l’extérieur du Canada n’est pas vouée à l’échec, et 2) la doctrine de l’« acte de gouvernement », qui empêche un pays de juger les actions d’un autre pays, ne fait pas partie du droit canadien. Par conséquent, la Cour suprême du Canada a rejeté la requête en radiation de Nevsun des réclamations des demandeurs contre elle pour violations du droit international coutumier découlant d’allégations de violations des droits de la personne dans une mine en Érythrée exploitée par une filiale indirecte de Nevsun.

Le dossier est maintenant renvoyé à la Cour suprême de la Colombie-Britannique qui entendra le bien-fondé des réclamations des travailleurs et aura l’occasion de décider si elles peuvent être accueillies à la lumière d’un dossier de preuve complet.

Conclusion et conséquences

Il s’agit d’une importante cause pour les sociétés canadiennes exerçant leurs activités à l’étranger, en particulier dans des territoires ayant un bilan peu reluisant en matière de droits de la personne.

Puisqu’il s’agissait d’une requête en radiation, la Cour suprême ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si Nevsun était en fait responsable des violations alléguées et n’a pas examiné les défenses potentielles de Nevsun; la Cour suprême a seulement conclu qu’il devait être permis que la poursuite soit instruite. Ce faisant, la Cour suprême a toutefois ouvert la voie aux litiges nationaux résultant de violations des droits de la personne ou de violations des normes de droit international coutumier (à ce jour non définies) commises à l’étranger par des non-Canadiens, y compris les actes commis ou sanctionnés par des acteurs étatiques étrangers. En théorie, les réclamations pour violation des normes du droit international coutumier peuvent également être ouvertes relativement à des scénarios de faits purement nationaux, bien que les faits de l’affaire Nevsun impliquent des actes en territoire étranger.

La décision laisse un certain nombre de questions sans réponse. Les motifs des juges majoritaires de la Cour suprême fournissent peu d’indications sur la manière de démontrer l’existence d’une norme particulière de droit international coutumier, sans parler du fondement sur lequel cette responsabilité pourrait être imposée, ou les réparations auxquelles une conclusion de responsabilité pourrait donner ouverture. Comme l’ont constaté les juges dissidents, la décision des juges majoritaires n’indique pas clairement comment un tribunal de première instance doit évaluer si Nevsun est responsable : 1) la responsabilité sera-t-elle simplement engagée automatiquement si les demandeurs réussissent à prouver les faits qui sous-tendent leurs réclamations ou 2) le tribunal de première instance devra-t-il également déterminer si ces faits constituent un ou plusieurs nouveaux délits, ou déterminer un autre fondement reconnu pour imposer la responsabilité en common law? Les juges majoritaires relèguent ces décisions au tribunal de première instance, le droit demeurant dans un certain état d’incertitude.

De plus, la question de savoir dans quelle mesure les principes de la personnalité morale distincte auront une incidence sur cette analyse n’est pas résolue. En l’espèce, les activités étrangères de Nevsun ont été menées par une filiale indirecte en propriété majoritaire et un entrepreneur de cette filiale, pas Nevsun elle-même. Ces questions n’ont pas été soumises devant la Cour suprême en appel et doivent encore être approfondies lors du procès. Les motifs des juges majoritaires de la Cour suprême établissent un certain degré de surveillance ou d’implication du conseil d’administration par Nevsun, ou de « complicité ». Toutefois, l’énumération des faits par les juges majoritaires n’est pas déterminante, étant donné que dans le cadre d’une requête en radiation, la Cour suprême doit tenir les faits allégués par les demandeurs pour avérés.

Les sociétés canadiennes doivent tout de même être conscientes de leurs activités internationales et des implications potentielles en matière de responsabilité au Canada. Les investisseurs seront probablement de plus en plus intéressés par ces questions au moment d’évaluer les activités et les opérations et, à tout le moins jusqu’à ce que le fonds de l’affaire Nevsun ait été résolu, pourraient exiger des niveaux de diligence accrus en ce qui concerne les risques pouvant découler d’activités à l’étranger. Afin d’atténuer les risques futurs, il est conseillé aux entreprises canadiennes de revoir leurs procédures de gouvernance relatives aux activités à l’étranger pour assurer la mise en place d’une surveillance et de contrôles adéquats, plus particulièrement à l’égard des coentreprises dans le cadre desquelles une société mère canadienne n’exerce pas directement de telles activités à l’étranger. 

Les faits 

Les demandeurs, des réfugiés érythréens, réclament des dommages-intérêts contre Nevsun, une société minière canadienne. Ils ont allégué avoir été contraints par des entrepreneurs privés et des agents du gouvernement à des travaux forcés dans la mine Bisha en Érythrée, où ils ont été assujettis à des conditions de travail cruelles, violentes et dégradantes. La mine est exploitée par une société érythréenne qui en est aussi propriétaire, la Bisha Mining Share Company, qui appartient à 40 % à la Eritrean National Mining Corporation et à 60 % à Nevsun, par l’intermédiaire de filiales.

Les travailleurs ont réclamé des dommages‑intérêts pour des délits internes, ainsi que pour des violations des interdictions de droit international coutumier relatives au travail forcé, à l’esclavage, aux traitements cruels, inhumains ou dégradants et aux crimes contre l’humanité.[2]

Nevsun a présenté une requête à la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour faire radier les réclamations alléguant que 1) la doctrine de l’« acte de gouvernement » empêche les tribunaux nationaux d’évaluer les actes souverains d’un gouvernement étranger, y compris le recours au travail forcé, et 2) les actions civiles fondées sur des violations du droit international coutumier n’ont aucune chance raisonnable de succès et devraient être radiées.[3] La Cour suprême et la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ont rejeté la requête de Nevsun; Nevsun a interjeté appel devant la Cour suprême du Canada.

La décision des juges majoritaires

Dans une décision sous la plume de la juge Abella,[4] les juges majoritaires de la Cour suprême ont conclu que l’appel de Nevsun devait être rejeté.

Les juges majoritaires ont tout d’abord conclu que la doctrine de l’acte de gouvernement, qui empêche un pays de se prononcer sur les actions d’un autre pays, ne fait pas partie de la common law canadienne en tant que doctrine autonome qui ferait obstacle à l’action des demandeurs. Les juges majoritaires ont conclu que, au Canada, les principes sous‑jacents à la doctrine de l’acte de gouvernement avaient été « absorbés » par la jurisprudence concernant les conflits de lois et la retenue judiciaire, « sans tenter de les joindre en une seule doctrine ».[5] L’adoption de la doctrine de l’acte de gouvernement reviendrait à faire indûment abstraction de l’évolution de ces principes sous-jacents dans la jurisprudence canadienne.

Les juges majoritaires ont ensuite conclu qu’il n’était pas « évident et manifeste » que la réclamation pour violation du droit international coutumier des travailleurs ne présentait aucune possibilité raisonnable de succès. Ils ont conclu que les tribunaux canadiens ont un rôle à jouer dans la mise en œuvre et la progression du droit international coutumier, contribuant au « concert » de jugements rendus par des tribunaux nationaux qui forme la « substance du droit international. »[6]

Le droit international coutumier, selon les juges majoritaires, est fondé sur des normes internationalement acceptées. Une norme prend naissance 1) lorsqu’elle constitue une pratique étatique générale (mais n’est pas nécessairement universelle) et 2) lorsqu’il existe une croyance connexe selon laquelle cette pratique donne lieu à une obligation juridique ou un droit (opinio juris). Certaines normes, appelées jus cogens ou normes impératives, sont tellement fondamentales qu’il n’est pas permis d’y déroger. Les interdictions relatives à l’esclavage, au travail forcé, aux traitements cruels, inhumains et dégradants et aux crimes contre l’humanité ont atteint le statut de jus cogens.[7]

Les juges majoritaires ont estimé qu’en l’absence de législation nationale contradictoire, le Canada incorpore automatiquement le droit international coutumier dans son droit interne par le truchement de la doctrine de l’adoption. Par conséquent, les règles prohibitives du droit international coutumier, comme celles qui sont alléguées par les travailleurs, font partie du droit interne. Sans aborder explicitement la question, les juges majoritaires ont semblé conclure que ces règles prohibitives entraînent nécessairement une responsabilité civile. Les juges majoritaires ont également conclu que les normes internationales en matière de droits de la personne s’appliquent à la fois aux États et aux acteurs privés, y compris les sociétés, et pourraient donc s’appliquer à Nevsun. Par conséquent, il n’était pas « évident et manifeste » que les réclamations des demandeurs seraient vouées à l’échec et la requête en radiation de Nevsun devrait être rejetée.[8]

Les juges majoritaires ont rejeté l’argument de Nevsun selon lequel les violations alléguées du droit international coutumier pourraient être traitées par les délits existants, car on peut au moins soutenir que les allégations des travailleurs peuvent englober une conduite qui n’est pas visée par ces délits et les délits internes existants peuvent ne pas rendre justice aux principes des normes relatives aux droits de la personne.[9] En concluant ainsi, les juges majoritaires ont noté que les réclamations des travailleurs peuvent être fondées sur la reconnaissance de nouveaux délits nommés, mais que la création de nouveaux délits n’est peut-être pas nécessaire. Étant donnée l’étape préliminaire de l’instance, il n’était pas évident et manifeste que la common law interne ne pouvait pas reconnaître un recours pour les violations alléguées.

Les opinions dissidentes

La Cour suprême du Canada a émis deux opinions dissidentes clairement exprimées. Les juges Brown et Rowe ont émis une opinion partiellement dissidente, étant en accord avec les juges majoritaires à l’égard du fait que la doctrine de l’acte de gouvernement ne s’applique pas, mais en concluant que 1) les réclamations des travailleurs en droit international coutumier ne révèlent pas de cause raisonnable d’action et sont vouées à l’échec et 2) l’approche des juges majoritaires dépasse les limites que le droit canadien impose au droit international. Les juges Brown et Rowe ont noté qu’il n’y avait pas de précédent international à l’égard de l’imposition de sanctions civiles nationales en cas de violation du droit international coutumier sans qu’une loi nationale n’autorise une telle action et que la mise en œuvre du droit international et la création d’infractions criminelles pour violation des lois internationales doivent être laissées au Parlement. De plus, les tribunaux canadiens ont expressément rejeté une cause d’action de droit privé pour une simple violation d’une loi; il est donc surprenant d’en établir une pour violation du droit international coutumier.[10]

Les juges Moldaver et Côté ont rédigé une dissidence séparée, estimant qu’il était clair et évident que les réclamations des travailleurs en vertu du droit international coutumier étaient vouées à l’échec puisque les normes internationales en matière de droits de la personne ne s’appliquent pas entre particuliers et sociétés. Ils auraient également conclu que la doctrine de l’acte de gouvernement s’appliquait pour faire obstacle aux réclamations des demandeurs. Les juges Moldaver et Côté ont constaté que le fait de statuer sur ces réclamations pourrait avoir des conséquences négatives, comme exposer les entreprises canadiennes à des poursuites à l’étranger, compromettre la sécurité des ressortissants canadiens à l’étranger et nuire à la réputation du Canada en tant que pays prisé pour le commerce et les investissements internationaux.[11]

 


[2] Au paragraphe 4.

[3] Nevsun a également plaidé que le Canada n’était pas le forum approprié pour ces réclamations, mais n’a pas donné suite à cet argument devant la Cour suprême du Canada.

[4] Avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Gascon et Martin.

[5] Au paragraphe 57.

[6] Au paragraphe 72.

[7] Aux paragraphes 100 à 103.

[8] Au paragraphe 111.

[9] Au paragraphe 126.

[10] Au paragraphe 211.

[11] Au paragraphe 300.