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Interprétation plus large de la protection supplémentaire des brevets pharmaceutiques par les tribunaux canadiens que leurs homologues de l’UE

Auteur(s) : J. Bradley White, Nathaniel Lipkus

Le 24 février 2021

Depuis près de 30 ans, le système de brevets pharmaceutiques du Canada vise à récompenser l’innovation pharmaceutique tout en proposant des médicaments à prix abordable, un équilibre qui a fluctué au fil du temps. Entre la conclusion de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en 1993 et la signature de l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’UE en 2014, le gouvernement canadien avait résisté aux obligations et pressions commerciales qui auraient autrement bouleversé cet équilibre en accordant plus de protection à la propriété intellectuelle (PI) des sociétés pharmaceutiques.

Dans le cadre de l’AECG, le gouvernement canadien a accepté des mesures visant à renforcer la protection de la PI des produits pharmaceutiques, notamment en prolongeant la durée des brevets pour tenir compte des retards dans l’approbation réglementaire des médicaments. Dans l’UE, on appelle cette forme de protection un « certificat complémentaire de protection » (CCP). En s’engageant à mettre en œuvre des mesures semblables à celles du CCP, les négociateurs commerciaux du Canada ont mis en place des protections visant à limiter la durée de prolongation des brevets à deux ans et à prévoir une exemption pour la fabrication de produits pharmaceutiques destinés à l’exportation. À première vue, l’objectif du gouvernement canadien en introduisant un régime qui ressemble à celui des CCP était d’offrir une protection semblable à celle offerte par les CCP (et non plus large), tout en veillant à maintenir un équilibre à l’aide de ces protections négociées.

En septembre 2017, le Canada a ratifié son engagement, au titre de l’AECG, de garantir jusqu’à deux ans supplémentaires de protection pour les produits pharmaceutiques protégés par un « brevet de base ». Cette nouvelle forme de protection est nommée « certificat de protection supplémentaire » ou CPS. Pendant les négociations commerciales ou lors de la ratification de l’Accord, il n’a jamais été prévu que les CPS offrent une protection plus large que les CPP, certificats desquels le gouvernement canadien s'est inspiré. L’objectif des CPS étant de répondre à une exigence de l’UE pour en arriver à un compromis dans le cadre de l’AECG, aucun raisonnement politique clair ne permet de justifier une protection canadienne étendue.

Pourtant, dans les deux premières décisions concernant la portée des CPS, les tribunaux ont interprété largement la protection accordée par ces certificats tandis que cette même protection étendue a été refusée par l’UE :

  • CSP pour une composition constituée d’un adjuvant : Dans l’affaire Glaxosmithkline Biologicals S.A. c. Canada (Santé), 2020 CF 397 (GSK), la Cour fédérale devait déterminer si un CPS pouvait être accordé pour un brevet protégeant une composition qui combine un antigène et un adjuvant[1]. Malgré une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) confirmant le refus de délivrer un CCP dans des circonstances semblables[2], la Cour fédérale a estimé qu’il était déraisonnable en l’espèce de refuser la protection de la composition. En effet, la Cour fédérale a conclu que l’adjuvant est un ingrédient actif qui constitue, avec l’antigène, une combinaison d’ingrédients médicinaux pouvant être protégés.[3] Nous avions précédemment examiné l’affaire Glaxosmithkline Biological.
  • CSP pour un brevet lié à un seul ingrédient d’un médicament combiné : Peu après, dans l’affaire ViiV Soins de santé ULC c. Canada (Santé), 2020 CF 756 (Viiv), la Cour fédérale a cherché à savoir si un CSP pour un brevet lié à un seul ingrédient médicinal pouvait être accordé pour un produit qui contenait deux ingrédients médicinaux[4]. Dans une affaire semblable, la CJUE a confirmé le refus d’accorder un CCP pour un brevet dont chaque ingrédient actif n’était pas spécifiquement identifiable[5]. En effet, selon le droit européen, les revendications du brevet doivent « nécessairement et spécifiquement » mentionner la combinaison d’ingrédients médicinaux[6]. Or, dans l’affaire Viiv, la Cour fédérale du Canada a conclu que la décision du ministre de refuser un CSP était déraisonnable[7]. Le Tribunal a déterminé que le ministre n’avait pas tenu compte de la signification des dispositions applicables liées au CPS, dans le contexte plus large et suivant l’objectif du régime législatif en ce qui a trait à l’AECG.[8]

Dans les affaires GSK et Viiv, la Cour fédérale a conclu que le refus de délivrer un CPS était déraisonnable étant donné que Santé Canada n’avait pas bien interprété les dispositions canadiennes en matière de CPS à la lumière de l’AECG. La Cour fédérale, dans les deux cas, n’a pas mentionné les décisions concernant les CCP de la CJUE qui suivent pourtant le même raisonnement que celui de Santé Canda. Contrairement à l’affaire GSK, dans Viiv, la Cour ne s’est pas prononcée sur le résultat qui aurait été obtenu si le ministre avait tenu compte des dispositions de l’AECG dans son interprétation.

Il est certes pertinent de consulter un accord commercial international sous-jacent lorsqu’on interprète une loi ou un règlement canadien visant à respecter une obligation découlant d’un accord commercial, en particulier pour trancher une ambiguïté, qu’elle soit ou non manifeste[9]. Toutefois, lorsque l’obligation commerciale visée, en l’espèce le CPS, s’inspire du droit de l’autre partie à un accord commercial, il devrait être clairement établi que les droits accordés au Canada n’ont pas à être plus étendus que ceux accordés par l’autre partie. Pourtant, comme la Cour fédérale a jugé déraisonnables les interprétations de Santé Canada en matière de CPS, les tribunaux canadiens pourraient désormais contraindre Santé Canada à accorder des CPS dans un ensemble de circonstances plus vaste que dans l’UE. On pourrait donc soutenir qu’une telle interprétation est en soi déraisonnable, étant donné qu’elle provoque une divergence entre le Canada et l’UE alors que l’intention première était d’harmoniser les régimes.

En outre, dans une décision concernant la portée de la protection des données pharmaceutiques aux termes du Règlement sur les aliments et drogues (le « Règlement »), la Cour fédérale a, pour une troisième fois, déterminé que le libellé de la législation canadienne l’emporte sur les accords commerciaux sous-jacents (dans ce cas l’ALENA et l’ADPIC). En effet, dans l’affaire Natco Pharma (Canada) Inc. c. Canada(Santé), 2020 FC 788 (Natco), le juge saisi de la demande a conclu que, bien qu’il soit raisonnable pour Santé Canada de tenir compte des obligations découlant des accords commerciaux pour orienter son interprétation, le libellé des dispositions doit être privilégié.[10]

Dans cette affaire, la Cour a conclu que la protection des données pour un seul produit interdisait le dépôt d’une présentation qui visait un médicament générique combiné et qui reposait sur une comparaison avec ce produit auquel s’applique la protection des données.[11] Aux termes de dispositions réglementaires, un fabricant ne peut pas déposer une présentation sur la base d’une « comparaison directe ou indirecte » avec une drogue innovante, que le génériqueur se soit ou non appuyé sur le dossier réglementaire à l’appui de l’approbation de la drogue innovante[12]. La Cour a souligné que la façon dont le gouverneur en conseil a choisi de mettre en œuvre l’obligation énoncée dans les accords commerciaux ainsi que la terminologie qu’il a employée sont essentiels et qu’un traité international ne pouvait pas être utilisé pour remplacer les termes clairs employés dans une disposition législative[13].

La décision de la Cour fédérale dans l’affaire GSK a été portée en appel devant la Cour d’appel fédérale, et une décision est attendue. L’affaire Viiv n’a pas fait l’objet d’un appel. L’affaire a été renvoyée au ministre, qui a de nouveau refusé d’accorder le CPS, estimant que son interprétation est conforme à l’AECG. ViiV Healthcare ULC a demandé une révision judiciaire de cette dernière décision de Santé Canada.

L’octroi des CPS a un impact considérable sur l’accès aux médicaments à prix abordable puisque les CPS prolongent généralement la protection de la propriété intellectuelle au moment où les revenus générés par le médicament sont à leur plus haut, alors que l'expiration du brevet entraîne une chute des prix compte tenu de la concurrence des médicaments génériques ou biosimilaires. Les auteurs espèrent que la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire GSK, tiendra bien compte du traitement des CCP par l’UE et des restrictions liés à leur octroi conformément à l’AECG, afin que les obligations du Canada reflètent l’approche de l’UE, comme c’était initialement prévu.

 

[1] Glaxosmithkline Biologicals S.A. c. Canada (Santé), 2020 CF 397 au paragraphe 23.

[2] Glaxosmithkline Biologicals SA contre Comptroller-General of Patents, Designs and Trade Marks, [2014] RPC 17 aux paragraphes 38, 45.

[3] Supra, note 1 aux paragraphes 43, 46.

[4] ViiV Soins de santé ULC c. Canada (Santé), 2020 CF 756, paragraphe 6.

[5] Teva UK Ltd & Ors v Gilead Sciences Inc, [2018] EWHC 2416, paragraphe 38.

[6] Teva UK Ltd e.a. contre Gilead Sciences Inc., [2018] CJUE C-121/17 (25 juillet 2018), paragraphe 58.

[7] Supra, note 4 au paragraphe 30.

[8] Supra, note 4 au paragraphe 26.

[9] National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 RCS 1324, à la page 1372.

[10] Natco Pharma (Canada) Inc. c. Canada (Santé), 2020 CF 788, au paragraphe 52.

[11] Ibid., aux paragraphes 104-106.

[12] Supra, note 10 au paragraphe 11.

[13] Supra, note 10 au paragraphe 52.