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La Cour suprême du Canada élargit le pouvoir discrétionnaire des tribunaux pour permettre la compensation pré-post dans de « rares » cas

Auteur(s) : Sandra Abitan, Ad. E. , Julien Morissette, Fabrice Benoît, Ilia Kravtsov, Bradley Sendel

Le 13 décembre 2021

Introduction

Le 10 décembre 2021, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a publié ses motifs écrits à l’égard de l’affaire Montréal (Ville) c. Restructuration Deloitte Inc.

Dans une décision rendue par une majorité de six juges contre un, corédigée par le juge en chef Wagner et la juge Côté, avec l’accord des juges Moldaver, Karakatsanis, Rowe et Martin, la CSC a confirmé les décisions de la Cour d’appel du Québec et de la Cour supérieure du Québec ayant rejeté la tentative de la Ville de Montréal (la « Ville ») d’opérer compensation entre sa dette post-dépôt envers le Groupe SM (« SM ») et une dette pré-dépôt de SM envers la Ville.

En rendant sa décision, la CSC a renversé le principe établi par la Cour d’appel dans l’arrêt Québec (Agence du revenu) c. Métaux Kitco inc.[1] (« Kitco ») qui interdisait catégoriquement la compensation pré-post et a préservé le pouvoir discrétionnaire des juges de première instance siégeant dans des affaires relevant de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC ») de permettre la compensation pré-post dans de rares cas où cela sera approprié.

Contexte

Dans le contexte de la notoire Commission Charbonneau sur la collusion et la corruption dans l’octroi et la gestion des contrats publics, SM, une firme de génie-conseil qui desservait la Ville depuis plusieurs années, et le ministre de la Justice, agissant au nom de la Ville, ont conclu une entente de règlement (sans admission de culpabilité) dans le cadre du Programme de remboursement volontaire (le « PRV ») établi en vertu de la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics (la « Loi 26 »).

SM a effectué des paiements aux termes du règlement jusqu’à ce qu’elle connaisse des difficultés financières et, en août 2018, SM a déposé une demande en vue de se placer sous la protection de la LACC et Restructuration Deloitte Inc. (« Deloitte ») a été nommée en tant que contrôleur.

Après l’émission de l’ordonnance initiale, SM a continué d’exécuter ses obligations aux termes de ses divers contrats avec la Ville, y compris ceux liés aux grands projets d’infrastructure comme la construction du pont Samuel‑De Champlain et la réfection de l’échangeur Turcot. La Ville a cependant refusé de payer SM à l’égard des services rendus postérieurement au dépôt des procédures en vertu de la LACC au motif que la Ville avait le droit d’opérer compensation entre ses dettes post-dépôt et les montants qui lui étaient dus aux termes du règlement conclu pré-dépôt dans le cadre du PRV.

Deloitte a demandé l’émission d’une ordonnance pour obliger la Ville à payer les services post-dépôt, en faisant valoir que la compensation pré-post était interdite aux termes de la règle de l’arrêt Kitco. La Ville a soutenu que la règle de l’arrêt Kitco n’était pas applicable dans les circonstances, étant donné que la créance dans le cadre du PRV découle d’une fraude et ne pouvait être compromise aux termes du paragraphe 19(2) de la LACC. En 2019, la Cour supérieure a donné raison à Deloitte et a jugé que la compensation postérieure ne pouvait être opérée en faveur de la Ville. La Cour d’appel a maintenu la décision du tribunal de première instance.

Décision

La LACC permet-elle la compensation pré-post?

La CSC a réitéré qu’une caractéristique fondamentale de la LACC est le large pouvoir discrétionnaire accordé au juge surveillant. Plus particulièrement, les articles 11 et 11.02 de la LACC accordent aux tribunaux un large pouvoir discrétionnaire pour suspendre les droits des créanciers ou par ailleurs lever la suspension pour permettre aux créanciers d’effectuer une compensation pré-post. Ce faisant, la CSC a annulé l’interdiction absolue relative à la compensation pré-post établie par l’arrêt Kitco.

La CSC a expliqué que bien que les articles de la LACC mentionnés ci-dessus confèrent au juge surveillant le pouvoir discrétionnaire de permettre la compensation pré-post, les circonstances dans lesquelles de telles ordonnances devraient être rendues seront « rares », car elles risquent de perturber grandement le processus de restructuration. La CSC a également conclu que l’article 21 de la LACC, lorsqu’il est lu avec les articles 11 et 11.02 de cette même loi, « ne confère pas aux créanciers un droit à la compensation pré‑post qui serait à l’abri du pouvoir de suspension dont dispose le juge surveillant »[2].

Malheureusement, la CSC n’a pas donné d’exemples de ce qui pourrait constituer des circonstances « rares », mais elle a indiqué que la compensation pré‑post ne devrait être autorisée que dans l’objectif de permettre la « réalisation des objectifs réparateurs de la LACC »[3]. La CSC a réitéré le critère établi dans les arrêts 9354‑9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10, et Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379, pour déterminer quand un tribunal peut utiliser le pouvoir discrétionnaire que lui confère la LACC, énonçant que « le tribunal doit garder à l’esprit trois considérations de base :

  1. l’opportunité de l’ordonnance sollicitée,
  2. la diligence et
  3. la bonne foi du demandeur »[4].

En appliquant ce critère à l’affaire en cause, la CSC a conclu que la cour avait commis une erreur en se fondant sur l’interdiction absolue à l’égard de la compensation pré-post de l’arrêt Kitco. Toutefois, après avoir examiné les faits de l’affaire, la CSC a convenu qu’une ordonnance de levée de la suspension des procédures autorisant une compensation pré-post ne serait pas appropriée dans les circonstances pour les raisons suivantes :

  • la Ville ne s’est pas acquittée de son fardeau de la preuvet, à savoir de démontrer que la créance dans le cadre du PRV était fondée sur la fraude; et
  • la Ville n’a pas agi avec diligence, car elle a attendu avant faire valoir la compensation à l’égard de sa créance dans le cadre du PRV bien longtemps après avoir pris connaissance  du processus de restructuration de SM.

Ainsi, l’affaire en cause ne constituait pas l’une des « rares » occasions dans lesquelles la compensation pré-post devrait être autorisée.

Dissidence

Dans son opinion dissidente, le juge Brown a convenu que la règle de l’arrêt Kitco devait être écartée. Le juge Brown aurait toutefois renvoyé l’affaire à la juge surveillante pour qu’elle rende une décision eu égard aux faits.

Répercussions

Cette décision fournit aux tribunaux un outil supplémentaire pour assurer l’équité du processus d’insolvabilité. Les créanciers qui font valoir la compensation pré-post devront agir de bonne foi et avec diligence, et prouver l’existence de circonstances exceptionnelles, faute de quoi la pratique actuelle interdisant compensation pré-post continuera de prévaloir. Il reste à voir dans quelles circonstances les tribunaux pourraient juger approprié d’autoriser la compensation pré‑post. Dans tous les cas, les tribunaux devront trouver un équilibre entre la préservation de la capacité d’un débiteur honnête à se restructurer avec succès, le traitement équitable de tous les créanciers non garantis et la protection de l’intérêt public.

Enfin, il sera intéressant de voir quelles seront les répercussions que cette décision aura, le cas échéant, sur les recours futurs intentés en vertu de la Loi 26.


[1] 2017 QCCA 268.

[2] Montréal (Ville) c. Restructuration Deloitte Inc., 2021 SCC 53, au paragraphe 63.

[3] Id., aux paragraphes 58 et 62.

[4] Id., au paragraphe 85.