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La Cour d’appel de l’Ontario confirme la distinction entre les obligations issues de traités et les obligations fiduciaires, et rejette la fiducie constructoire comme recours approprié

Auteur(s) : Maureen Killoran, c.r., Richard J. King, Sander Duncanson, Sean Sutherland, Ankita Gupta, Marleigh Dick

Le 26 octobre 2023

Le 30 août 2023, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision dans l’affaire Chippewas of Nawash Unceded First Nation v. Canada (Attorney General).[1] La Cour d’appel a confirmé la décision du juge de première instance selon laquelle les Chippewas de la Première Nation de Nawash, terre non cédée, et la Première Nation de Saugeen (collectivement, la NSO) n’ont pas de titre ancestral sur les terres submergées d’une grande partie du lac Huron et de la baie Georgienne entourant la péninsule Bruce, mais a renvoyé au juge de première instance l’autre argument de la NSO selon lequel elle détient un titre ancestral sur certaines parties de ces terres, conformément au critère applicable établi dans l’arrêt Tsilhqot’in. La Cour d’appel a également confirmé la décision du juge de première instance selon laquelle la Couronne n’avait pas d’obligation fiduciaire à l’égard de la NSO et qu’elle ne l’avait pas violée, mais qu’elle avait manqué à son honneur et au Traité 45 ½ en n’agissant pas avec diligence en vue de protéger les terres de la NSO contre l’empiètement par les colons blancs.

La Cour d’appel a également fait droit à l’appel de plusieurs municipalités, dont Georgian Bluffs, Northern Bruce Peninsula et South Bruce Peninsula, et a estimé qu’il ne serait pas approprié d’accorder à la NSO une fiducie constructoire sur toutes les routes municipales et les réserves pour chemins non ouverts sur les terres cédées à la Couronne par le Traité 72 (qui faisait suite au Traité 45 ½).

Contexte

La NSO a poursuivi les gouvernements du Canada et de l’Ontario afin d’obtenir un jugement déclaratoire selon lequel elle détient un titre ancestral sur les terres submergées d’une grande partie du lac Huron et de la baie Georgienne entourant la péninsule Bruce, revendiquant qu’elle a le droit de contrôler tous les aspects de l’occupation de ces eaux, conformément aux droits associés au titre ancestral tels qu’ils sont décrits dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique.[2] (la revendication relative au titre).[3] La NSO a également revendiqué que les gouvernements du Canada et de l’Ontario avaient violé la promesse qu’ils avaient faite dans le Traité 45 ½ suivant laquelle ils protégeraient les terres contre les empiètements par les « Blancs » (la revendication relative au traité).[4] La NSO a également fait valoir qu’elle avait été contrainte de conclure le Traité 72 parce que la Couronne n’avait pas respecté les promesses qu’elle avait faites dans le Traité 45 ½, ce qui avait entraîné la cession, en faveur de la Couronne, de la plupart des terres de la péninsule Bruce.[5] Dans le cadre de la revendication relative au traité, la NSO a demandé le versement d’une indemnité de 80 milliards de dollars et de dommages-intérêts punitifs de 10 milliards de dollars ainsi que la restitution de toutes les terres de la Couronne non détenues par des tiers.[6]

La NSO a également poursuivi plusieurs municipalités, dont Georgian Bluffs, Northern Bruce Peninsula et South Bruce Peninsula,[7] et a sollicité un jugement déclaratoire selon lequel elle est le propriétaire véritable, par voie de fiducie constructoire, de certaines réserves pour chemins situées dans les municipalités, y compris celles qui sont utilisées activement en tant que routes publiques.

Le juge de première instance a rejeté la revendication relative au titre de la NSO et a partiellement accueilli la revendication relative au traité de la NSO en concluant que la Couronne d’avant la Confédération avait violé son honneur à la fois dans le cadre de l’exécution du Traité 45 ½ et du conseil de traité dans la période précédant le Traité 72. Toutefois, le juge de première instance a rejeté l’allégation d’obligation fiduciaire de la NSO et a reporté à la prochaine étape du procès la question de savoir si les municipalités devaient être exclues de la revendication relative au traité.

La décision d’appel

Dans ses motifs, la Cour d’appel s’est penchée sur la revendication relative au titre, la revendication relative au traité et les revendications à l’encontre des municipalités, comme suit.

Revendication relative au titre

En appel, la NSO a soutenu, entre autres, que le juge de première instance avait commis une erreur 1) en analysant la revendication relative au titre ancestral à travers le prisme du critère plus exigeant des droits ancestraux, 2) en accordant un poids insuffisant à la perspective autochtone et en ne tenant pas compte de la nature submergée des terres revendiquées, et 3) en fixant un seuil trop élevé pour l’élément de contrôle du critère applicable établi dans l’arrêt Tsilhqot’in pour le titre ancestral.[8] La Cour d’appel a rejeté tous ces arguments.[9]

La Cour d’appel a estimé que le juge de première instance avait conclu que les limites choisies par la NSO englobaient une zone beaucoup plus vaste que tout lien de la NSO avec les terres revendiquées.[10] Elle a également conclu qu’il n’y avait pas d’erreur palpable ou manifeste dans les conclusions du juge de première instance concernant l’absence de contrôle de la NSO sur le territoire visé par la revendication relative au titre, conformément au critère applicable établi dans l’arrêt Tsilhqot’in.[11]

La NSO a modifié ses plaidoiries pour demander, à titre subsidiaire, un titre ancestral sur « ces parties » du territoire visé par la revendication relative au titre, mais elle n’a pas proposé d’autres limites dans ses plaidoiries ou au cours du procès. Le juge de première instance a conclu que la NSO ne disposait pas de données suffisantes permettant de définir des secteurs précis à l’intérieur du vaste territoire visé par la revendication relative au titre pour lesquels un titre ancestral pouvait être établi.[12] En appel, la Cour d’appel a renvoyé la question au juge de première instance pour qu’il détermine si la NSO remplissait le critère applicable établi dans l’arrêt Tsilhqot’in pour une partie limitée du vaste territoire sur lequel la NSO a initialement fait porter sa revendication.[13]

Revendication relative au traité

L’Ontario a soutenu que le juge de première instance avait commis une erreur en concluant que la Couronne avait violé son honneur et les promesses du Traité 45 ½ en n’agissant pas avec diligence en vue de protéger les terres de la NSO contre les empiètements par les colons, et a plaidé la défense de l’immunité de la Couronne.[14] La NSO a soutenu que le juge de première instance avait commis une erreur, notamment en ne concluant pas que la Couronne avait une obligation fiduciaire à l’égard de la NSO et qu’elle l’avait violée.[15]

La Cour d’appel a rejeté l’argument de l’Ontario concernant l’immunité de la Couronne et a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’interférer avec les conclusions du juge de première instance concernant le manque de diligence de la Couronne en vue de protéger les terres de la NSO contre l’empiètement.[16]

La Cour d’appel a également accepté la conclusion du juge de première instance selon laquelle la Couronne n’avait pas d’obligation fiduciaire à l’égard de la NSO et qu’elle ne l’avait pas violée.[17] La Cour d’appel a estimé que les obligations imposées à la Couronne par le Traité 45 ½ – essentiellement celle de contrôler adéquatement les intrus – n’étaient pas des obligations fiduciaires et s’apparentaient davantage à des obligations de droit public qu’à des obligations de droit privé.[18] La Cour d’appel a noté que, lorsqu’une obligation de la Couronne est fondée sur l’honneur, il n’est pas toujours nécessaire d’invoquer des obligations fiduciaires parce que la Couronne est toujours tenue de se conformer à ses obligations constitutionnelles d’une manière compatible avec son honneur.[19]

Revendications à l’encontre des municipalités

En appel, les trois municipalités ont renouvelé les arguments qu’elles avaient avancés devant le juge de première instance pour faire rejeter l’action intentée contre elles.[20] Elles ont fait valoir qu’elles étaient des acquéreurs de bonne foi, à titre onéreux et sans connaissance préalable, et qu’une fiducie constructoire sur les réserves pour chemins ne constituerait pas un recours approprié, car les municipalités sont des tiers innocents et ont dépensé de l’argent pour l’entretien des routes depuis qu’elles les ont acquises en vertu d’une loi provinciale.[21]

La Cour d’appel s’est montrée d’accord et a estimé qu’il ne serait pas approprié d’assujettir les routes municipales et les réserves pour chemins à une fiducie constructoire, et a rejeté l’action intentée contre les municipalités pour les raisons suivantes :

  1. La NSO a continué à tirer profit du Traité 72, comme le prouve le fait qu’en 1900, 97 % des terres cédées avaient été vendues au profit de la NSO; la construction de routes par les municipalités et l’octroi de réserves pour chemins ont facilité les ventes et permis à la NSO d’accéder par la route à différents secteurs de la péninsule Bruce; la Première Nation de Saugeen s’est appuyée sur la validité du Traité 72 pour demander une correction des limites des terres qui lui étaient réservées en vertu de ce traité.[22]
  2. Le recours demandé est disproportionné par rapport au tort causé. Il y a eu violation du Traité 45 ½ parce que la Couronne n’a pas agi avec suffisamment de diligence pour réduire le squat des terres appartenant à la NSO. Le manquement de la Couronne à réduire davantage le squat ne relevait pas de la malhonnêteté ou d’autres actes fautifs.[23]
  3. Le recours demandé aurait des effets négatifs sur les tiers, tels que les municipalités, qui se sont appuyées sur la cession conclue par voie de traité et les titres de propriété de la Couronne qui en ont découlé pour construire des infrastructures routières, et d’autres personnes qui se sont servi des routes pour se construire une vie pendant de nombreuses années.[24]
  4. Une indemnité équitable de la part de la Couronne serait un recours plus approprié pour le manquement de la Couronne à exécuter avec diligence les promesses faites par voie de traité, compte tenu de l’importance que la NSO accorde à ses terres, qu’elle a cédées pour des raisons qu’elle jugeait appropriées à l’époque.[25] La NSO a finalement bénéficié financièrement de la pression exercée par les colons pour acquérir des terres dans le territoire cédé, de sorte qu’il serait injuste d’assujettir les terres en question à la fiducie constructoire revendiquée.[26]

Importance

La décision de la Cour d’appel apporte des clarifications sur les obligations issues de traités de la Couronne et les moyens de défense disponibles en cas de violation de ces obligations. Tout d’abord, la Cour d’appel a confirmé que les obligations imposées à la Couronne par le Traité 45 ½ n’étaient pas des obligations fiduciaires. La question de savoir si une obligation de la Couronne en vertu d’un traité s’apparente davantage à une obligation de droit public ou à une obligation de droit privé deviendra un élément pertinent lorsque seront avancées à l’avenir des revendications pour violation d’obligations issues d’un traité. Ensuite, lorsqu’un tribunal reconnaît que la Couronne a une obligation fiduciaire, l’immunité de la Couronne ne pourra pas être invoquée comme un moyen de défense à part entière et des recours appropriés pourront être offerts aux revendicateurs.

En outre, la décision de la Cour d’appel apporte une certaine certitude aux tiers en ce qui concerne les droits de propriété des Premières Nations sur les terres qu’elles souhaitent exploiter. La Cour d’appel a statué que l’octroi d’une fiducie constructoire à la NSO aurait des effets négatifs sur les tiers, tels que les municipalités, et qu’une indemnité équitable de la part de la Couronne constituerait un recours plus approprié dans un tel cas. Même si certaines des considérations de la Cour d’appel se rapportent expressément au Traité 45 ½, la conclusion concernant le caractère inapproprié d’une fiducie constructoire pourrait s’appliquer dans d’autres circonstances où le revendicateur a finalement bénéficié des violations alléguées.

Bien que la Cour d’appel ait renvoyé la revendication relative au traité au juge de première instance, la décision de la Cour est susceptible d’appel. Toutes les parties ont convenu qu’une fois que tous les appels sur ces trois revendications auront été réglés, elles passeront à la deuxième étape du procès, qui permettra de déterminer le recours disponible pour les revendicateurs dans cette affaire. Il reste à voir quel recours sera accordé pour la violation, par la Couronne, de son honneur et du Traité 45 ½.


[1] Chippewas of Nawash Unceded First Nation v. Canada (Attorney General), 2023 ONCA 565 (Chippewas).

[2] Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44 (Tsilhqot’in).

[3] Chippewas, par. 1.

[4] Chippewas, par. 3.

[5] Chippewas, par. 3-4.

[6] Chippewas, par. 5.

[7] Chippewas, par. 5.

[8] Chippewas par. 19.

[9] Chippewas, par. 20.

[10] Chippewas par. 45.

[11] Chippewas par. 54.

[12] Chippewas, par. 103-105.

[13] Chippewas, par. 21 et 107. 21 et 107.

[14] Chippewas par. 111.

[15] Chippewas par. 156.

[16] Chippewas par. 138.

[17] Chippewas par. 160.

[18] Chippewas, par. 205.

[19] Chippewas, par. 210.

[20] Chippewas, par. 251.

[21] Chippewas, par. 254.

[22] Chippewas, par. 279.

[23] Chippewas, par. 280 et 285.

[24] Chippewas, par. 289-290.

[25] Chippewas, par. 292.

[26] Chippewas, par. 296.