
La décision que la Cour supérieure de l’Ontario a rendue dans l’affaire Lochan v. Binance Holdings Limited[1] démontre que les tribunaux canadiens refuseront de faire respecter une convention d’arbitrage qui est contraire à l’ordre public et inique. Dans cette affaire, la convention d’arbitrage présentait des aspects particulièrement extrêmes, notamment une procédure presque inaccessible et au coût prohibitif pour les demandeurs potentiels, et permettait à la société d’y apporter de multiples modifications unilatérales.
Les faits
Binance Holdings Limited (Binance) est la plus grande plateforme de négociation de cryptoactifs au monde. La Cour supérieure de l’Ontario a précédemment confirmé qu’entre 2019 et début 2022, Binance a vendu à des Canadiens des produits dérivés ayant pour sous-jacent un cryptoactif sans déposer de prospectus[2]. En juin 2022, les demandeurs ont introduit un recours collectif envisagé en application de l’article 133 de la Loi sur les valeurs mobilières del’Ontario (LVMO), en vertu duquel les acheteurs peuvent intenter une action en annulation ou en dommages-intérêts contre une société ayant vendu des valeurs mobilières sans déposer ou remettre un prospectus. Le groupe envisagé comprend toutes les personnes au Canada qui, de septembre 2019 à la date de la certification, ont acheté auprès de Binance des contrats dérivés ayant pour sous-jacent un cryptoactif.
Dans le cadre de la présente instance, Binance a présenté une motion en suspension de l’action au profit de l’arbitrage, conformément à la convention d’arbitrage que chaque membre potentiel du groupe a signée numériquement. Cette convention d’arbitrage, qui permet à Binance d’apporter des modifications unilatérales, stipule que les utilisateurs consentent à toute modification ultérieure. Binance a apporté les modifications suivantes à la convention d’arbitrage au cours de la période visée par le recours collectif envisagé :
- D’août 2019 à avril 2020, elle a orienté les utilisateurs vers un arbitrage à Singapour, en vertu des lois, de l’administration et des règles de Singapour.
- D’avril 2020 à janvier 2021, elle a orienté les utilisateurs vers un arbitrage dans un lieu non précisé, en vertu de lois, d’une administration et de règles non précisées.
- De janvier 2021 à mars 2021, elle a orienté les utilisateurs vers un arbitrage en Suisse, en vertu des lois, de l’administration et des règles de la Chambre de commerce internationale.
- Depuis mars 2021, elle oriente les utilisateurs vers un arbitrage à Hong Kong, en vertu des lois, de l’administration et des règles de Hong Kong.
Pour la plus petite catégorie de différends arbitrés à Hong Kong, le coût médian de l’arbitrage est de 36 719 $ CA, ce qui n’inclut pas d’autres coûts tels que les frais de déplacement et les frais de contentieux. Dans un rapport antérieur, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) a indiqué que la réclamation d’un investisseur moyen en cryptoactifs s’élèverait probablement à 5 000 $.
Les arguments des parties
Binance a fait valoir que la Cour supérieure devrait adhérer à la pratique générale consistant à donner effet aux clauses d’un contrat commercial auquel les parties avaient librement consenti, y compris une clause d’arbitrage. Elle a également déclaré que son produit était destiné à des investisseurs avertis disposant de sommes substantielles à investir.
Les avocats des demandeurs ont répondu que, puisqu’il s’agissait d’une relation commerciale entre des parties situées dans des pays différents, ce sont la Loi sur l’arbitrage commercial international et la Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international (la Loi type) qui devaient régir cette relation. Ils ont fait valoir qu’au paragraphe 8(1), la Loi type reconnaît une exception au caractère généralement exécutoire des conventions d’arbitrage lorsque « ladite convention est caduque, inopérante ou non susceptible d’être exécutée ». Les avocats des demandeurs ont soutenu que la convention d’arbitrage était caduque et inopérante pour deux raisons : (1) elle est contraire à l’ordre public et (2) elle est inique.
La décision de la Cour supérieure
La motion a été entendue par le juge E.M. Morgan le 29 novembre 2023. Le juge Morgan a reconnu que, bien que Binance soit l’auteur de la motion en suspension, ce sont les demandeurs qui allaient devoir mener une bataille difficile, étant donné que les parties étaient généralement tenues de respecter leurs conventions d’arbitrage. Par conséquent, il incombait aux demandeurs de prouver qu’une exception s’appliquait.
Malgré un tel fardeau, le juge Morgan a finalement donné raison aux demandeurs en estimant que la convention d’arbitrage était contraire à l’ordre public et inique, et donc caduque et inopérante.
Compétence
Le juge Morgan a rapidement rejeté les arguments de Binance concernant la compétence. Il a estimé que la Cour supérieure de l’Ontario avait compétence pour entendre les arguments relatifs à l’ordre public et à l’iniquité. Il a déclaré que, lorsqu’il s’agit de déterminer si l’arbitrage à Hong Kong contrevient à l’ordre public ou est inique, ce sont les doctrines canadiennes relatives à l’ordre public et à l’iniquité qui s’appliquent.
Ordre public
Le juge Morgan s’est ensuite penché sur les arguments de fond relatifs à l’ordre public. Il a estimé que la convention d’arbitrage était contraire à l’ordre public canadien en raison du coût prohibitif de la procédure qui y est prévue pour les demandeurs, de son manque de nuance et du fait qu’il s’agissait d’un contrat type pour lequel les demandeurs n’avaient aucun pouvoir de négociation.
En particulier, le juge Morgan a déclaré que le coût de l’arbitrage à Hong Kong (36 000 $ plus les frais de contentieux, les frais de déplacement et l’obligation éventuelle de fournir un cautionnement pour les dépens) n’était pas viable pour les investisseurs de type consommateur, d’autant plus que, dans son rapport, la CVMO avait indiqué que la réclamation d’un investisseur moyen en cryptoactifs s’élèverait probablement à 5 000 $.
La convention d’arbitrage était un contrat type d’achat au clic sans négociation, ce qui a permis de conclure que la convention était contraire à l’ordre public. Cette conclusion a été renforcée par le fait que Binance laissait entendre que son processus d’achat ne prenait que 30 secondes (la prémisse non exprimée étant que le « consentement » à des conditions couvrant environ 50 pages ne nécessitait presque aucune compréhension).
De plus, le juge Morgan a déclaré que [traduction libre] « le choix de Hong Kong comme for d’arbitrage – un for qui n’a aucun autre lien avec les demandeurs potentiels ou avec Binance elle-même en tant que société des îles Caïmans – pourrait effectivement équivaloir à l’octroi d’une immunité à Binance ». Il a conclu que le fait d’exiger l’adhésion à une procédure d’arbitrage coûteuse et presque inaccessible pour résoudre tous les différends, sans divulguer adéquatement les obstacles inhérents à la procédure, était contraire à l’ordre public de l’Ontario et qu’une telle convention d’arbitrage était caduque.
Iniquité
Le juge Morgan a estimé que la convention d’arbitrage était également inique, car Binance l’avait conçue de manière à tirer parti de la complexité qui se cachait derrière l’apparence superficiellement rassurante d’une clause d’arbitrage.
Le juge Morgan a contesté le fait que les membres potentiels du groupe avaient signé un contrat au clic non négociable dans lequel les détails de la clause d’arbitrage, y compris l’emplacement modifiable, étaient cachés, et où la complexité logistique et les frais d’arbitrage n’étaient indiqués nulle part.
En outre, le juge Morgan a déclaré que le fait d’accorder aux lois étrangères stipulées dans le contrat la primauté sur le cadre réglementaire de l’Ontario viderait de leur essence les objectifs politiques des lois sur l’arbitrage et de la législation en valeurs mobilières et transformerait l’arbitrage en un moyen de contourner les dispositions relatives à la protection des consommateurs de la législation en valeurs mobilières de l’Ontario.
En concluant que la convention était inique, le juge Morgan a déclaré que le fait de surseoir l’action en faveur de l’arbitrage pouvait revenir à refuser de donner suite à la demande, en partie à cause des problèmes de coût et de l’inaccessibilité du for en question. Par exemple, pour appliquer le droit ontarien dans le cadre d’un arbitrage à Hong Kong, le demandeur devrait faire témoigner des experts sur la LVMO, ce qui entraînerait des frais supplémentaires.
Les principaux points à retenir
Pour résister aux arguments relatifs à l’ordre public et à l’iniquité, une convention d’arbitrage doit tenir compte des principes d’équité et de transparence et du contexte contractuel sous-jacent. Lorsqu’une convention d’arbitrage est intégrée dans un contrat type au clic avec un consommateur potentiellement non averti, le rédacteur doit examiner comment la convention d’arbitrage peut atténuer les obstacles auxquels le consommateur pourrait être confronté. En fin de compte, une convention d’arbitrage ne doit pas conduire à ce qu’il n’y ait aucune chance réelle qu’un différend soit soumis à l’arbitrage, car cela irait à l’encontre du principe général d’ordre public selon lequel les conventions d’arbitrage sont exécutoires.
[1] Lochan v. Binance Holdings Limited, 2023 ONSC 6714.
[2] Voir Binance Holdings Limited v. Ontario Securities Commission, 2023 ONSC 3825 (Cour div.).