L’assurance des chantiers est la clé de voûte de tout grand projet de construction ; elle sert à protéger les parties participant au projet et la valeur du projet lui-même, sous réserve du libellé exprès de la police. Les tribunaux ont reconnu que les polices d’assurance des chantiers à couverture étendue apportaient certitude et stabilité aux projets de construction, notamment par la réduction du nombre de litiges.
Dans une décision récente de la Cour supérieure de justice de l’Ontario (Fluid Hose & Coupling Inc. v. Allianz Global Risks US Insurance Company et al.),[1] tout en reconnaissant que chaque affaire dépendait des faits et du libellé exprès de la police en jeu, le juge Schabas a confirmé que l’approche des tribunaux canadiens consistant à admettre une interprétation large des dispositions des polices d’assurance des chantiers ayant trait à la couverture était conforme aux objectifs d’intérêt public reconnus qui les sous-tendent. Cette approche à la détermination de l’étendue de la couverture est particulièrement cruciale lorsqu’un assureur tente d’intenter une action en subrogation contre les parties participant au projet, ce qui est généralement interdit lorsque celles-ci sont elles-mêmes assurées en vertu de la police.
Résumé des faits
Fluid Hose & Coupling Inc. (Fluid Hose) était un fournisseur dans le cadre d’un projet de construction d’une tour d’habitation à Toronto (le projet).
Fluid Hose se situait au bas de la pyramide des parties participant au projet : RioCan était le maître d’ouvrage et le promoteur du projet ; aux fins de la réalisation du projet, elle a passé avec PCL Constructors Canada (PCL) un contrat de services d’entrepreneur général et de directeur des travaux. PCL a ensuite passé avec Malfar Mechanical Inc. (Malfar) un contrat d’approvisionnement et d’installation de l’équipement mécanique, de la plomberie et du système de protection contre les incendies, y compris les armoires de CVC et les thermopompes. Malfar a à son tour passé avec HTS Engineering Ltd. (HTS) un contrat de sous-traitance prévoyant l’achat des armoires de CVC et des thermopompes nécessaires au bâtiment. HTS a ensuite passé un contrat de fabrication de thermopompes sur mesure avec Omega Heat Pumps Inc. (Omega), qui a recouru aux services de sa société sœur, Sigma Convector Enclosure Corp. (Sigma), pour la fabrication et la fourniture des armoires de CVC et des thermopompes. Sigma, quant à elle, s’est tournée vers Fluid Hose pour l’approvisionnement des robinets à bille dont elle avait besoin pour fabriquer les armoires de CVC et les thermopompes sur mesure.
La police d’assurance chantier relative au projet (la police) a été émise par Allianz Global Risks US Insurance Company (Allianz) et désignait expressément RioCan et PCL comme assurées, de même que les parties suivantes : « [traduction libre] tous les entrepreneurs, sous-traitants, consultants, sous-consultants, consultants en architecture, consultants en ingénierie, directeurs de construction et de projet ou toute autre entité ayant un intérêt assurable dans le projet et ayant été accréditée à titre de fournisseur comme l’attestent les certificats ci-joints ».
En outre, dans la police, la définition du terme « sous-traitant » était large, à savoir « [traduction libre] i) toute personne, entreprise ou société concluant un contrat avec un entrepreneur, et ii) toute personne, entreprise ou société concluant avec un entrepreneur, relativement au projet, un contrat dérivé d’un tel contrat prévoyant la fourniture ou le louage de travaux, de services, de matériaux ou d’équipement, ou toute combinaison de ce qui précède, indiqués dans les déclarations. Les termes « entrepreneur » et « sous-traitant » ne comprennent pas les ingénieurs-conseils et les architectes-conseils.
Le 8 juin 2020, une fuite d’eau s’est produite dans une armoire de CVC située au 32e étage du bâtiment en construction, fuite qui a causé des dommages dont le coût de réparation s’est élevé à environ 420 000 $. Il a été déterminé que la fuite avait été causée par un robinet à bille de 0,5 pouce installé dans la ligne d’alimentation en eau de la thermopompe d’une certaine unité. Allianz a pris en charge les travaux de réparation. Par la suite, Allianz a intenté une action en subrogation (désignant RioCan et d’autres parties assurées à titre de demanderesses) devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour obtenir des dommages-intérêts contre, entre autres parties, Fluid Hose, conformément à la police (l’action en subrogation). Fluid Hose a contesté sa responsabilité à l’égard de la fuite, arguant que, si le robinet avait fait défaut, c’est que Sigma ou Malfar l’avait mal installé.
En réponse à l’action en subrogation, Fluid Hose a introduit une requête en déclaration portant qu’elle ne pouvait pas faire l’objet de l’action en subrogation (du fait qu’elle était assurée en vertu de la police) et qu’Allianz était tenue de l’indemniser pour toutes les sommes qu’elle avait engagées dans le cadre de l’action en subrogation, y compris les dépens liés à sa défense.
La décision du tribunal
Dans ses motifs, le juge Schabas a commencé par une observation sur les principes juridiques qui s’appliquent généralement aux polices d’assurance des chantiers, qui sont une « [traduction libre] espèce particulière de contrat d’assurance qui procure une couverture étendue aux projets de construction complexes et protège les parties participant au projet et la valeur du projet lui-même, sous réserve du libellé exprès de la police ». Comme les polices d’assurance en général (qui sont souvent de forme standard), « [traduction libre] les dispositions de ces polices ayant trait à la couverture commandent une interprétation large, et les clauses d’exclusion, une interprétation étroite », et il convient de se référer aux arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge[2] et Progressive Homes Ltd. c. Cie canadienne d’assurances générales Lombard[3] pour connaître les principes d’interprétation des contrats qui s’appliquent aux polices d’assurance des chantiers.
Le juge Schabas a également fait remarquer que la couverture n’était pas illimitée et qu’elle devait respecter le contrat. Bien que certains tribunaux aient limité la couverture aux parties qui font « nécessairement partie intégrante du processus de construction lui-même » (integral and necessary part of the construction process itself) et que les parties exclues soient « accessoires à ce processus » (collateral to that process), chaque affaire dépend des faits et du libellé exprès de la police en jeu.
En l’espèce, pour déterminer si Fluid Hose était un « sous-traitant » (subcontrator) (et donc une partie assurée) en vertu de la police, le juge Schabas a souligné l’étendue de la définition du terme « sous-traitant » dans la police, qui allait « bien au-delà » (well beyond) des sous-traitants ayant conclu un contrat avec l’entrepreneur et incluait les contrats « dérivés » des contrats conclus avec l’entrepreneur qui étaient liés au projet (comme les fournisseurs des sous-traitants tels que Fluid Hose). Il est à noter que le juge Schabas a fait remarquer que, contrairement aux autres affaires citées par l’avocat d’Allianz, la couverture de la police ne se limitait pas aux sous-traitants « participant au projet de construction » (engaged in the construction of the Project) et n’excluait pas les « fournisseurs dont la seule fonction consistait à livrer des matériaux » (suppliers whose sole function is material delivery). L’interprétation des dispositions de la police ayant trait à la couverture d’une manière qui incluait Fluid Hose était également cohérente avec la police dans son ensemble et avec son objectif :
- la description des « biens assurés » (property insured) et les dispositions connexes ont été rédigées de manière large afin d’inclure les biens « appartenant à l’assuré ou dans lesquels l’assuré avait un intérêt assurable » (owned by the Insured or in which the Insured had an insurable interest) (comme les unités de CVC achetées par RioCan) ;
- en vertu du contrat de services d’entrepreneur général qu’elle avait conclu avec PCL, RioCan était tenue d’obtenir une police d’assurance chantier « couvrant tous les risques de pertes ou de dommages matériels liés au projet » (covering all risks of physical loss or damage to the Project) assortie d’une couverture représentant « 100 % du prix total du contrat » (100% of the total contract price) ;
- la police stipulait clairement qu’Allianz était tenue d’assumer le coût de tout sinistre indépendamment de la manière dont il s’était produit et de son auteur (en fait, le juge Schabas a fait observer que l’un des objectifs mêmes des polices d’assurance des chantiers à couverture étendue était d’éviter les litiges concernant la responsabilité potentielle des différents sous-traitants, compte tenu de la nature des chantiers de construction complexes).
En conséquence, le juge Schabas a estimé que la police incluait clairement et sans ambiguïté les fournisseurs tels que Fluid Hose dans la définition de « sous-traitant », et que Fluid Hose était donc assurée en vertu de la police.
En réponse aux arguments de l’avocat d’Allianz, le juge Schabas a contesté le fait que, par son interprétation, la couverture de la police deviendrait illimitée, estimant plutôt que la jurisprudence soutenait le fait que ces polices avaient pour but de fournir une « couverture étendue » (broad coverage) et que les tribunaux devaient donner effet à cet objectif et interpréter ces polices de manière large tant qu’ils « n’ignorent pas le libellé de la police et son sens ordinaire ni ne leur font violence » (disregard or do violence to the policy’s language and ordinary meaning).
Le juge Schabas a conclu par une mise en garde à l’intention des assureurs : « [traduction libre] [S]i un assureur est prêt à offrir une police assortie d’une couverture très étendue, comme il l’a fait en l’espèce, et qu’il l’a vraisemblablement tarifée en conséquence, il doit en assumer les conséquences. »
Points à retenir
Les tribunaux ont reconnu à plusieurs reprises les avantages des polices d’assurance des chantiers dans le secteur de la construction, à savoir qu’elles simplifient la couverture d’assurance, procurent une stabilité et réduisent le nombre de litiges (en particulier pour les projets de construction complexes auxquels participent de nombreuses parties). En conséquence, bien que les règles ordinaires d’interprétation des contrats s’appliquent toujours aux polices d’assurance des chantiers, en tant que contrats types ayant un objectif important, les tribunaux semblent se faire protecteurs du maintien de l’interprétation la plus large qui soit eu égard à la détermination de l’étendue de la couverture. Les assureurs, les maîtres d’ouvrage, les entrepreneurs, les sous-traitants et les fournisseurs doivent être très attentifs à ces considérations, à la fois lorsqu’ils engagent ou défendent un litige (en particulier en cas d’action en subrogation) et lors des négociations commerciales avant, pendant et après les travaux de construction.
[1] Fluid Hose & Coupling Inc. c. Allianz Global Risks US Insurance Company et al., 2025 ONSC 2517.
[2] Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37.
[3] Progressive Homes Ltd. c. Cie canadienne d’assurances générales Lombard, 2010 CSC 33.