La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé, dans la décision qu’elle a rendue récemment dans l’affaire Ontario (Transportation) v. J & P Leveque Bros. Haulage Ltd. (l’affaire Leveque)[1], la décision d’un tribunal inférieur selon laquelle un contrat de construction qui avait modifié le délai de prescription de base prévu par la loi empêchait le ministre des Transports de l’Ontario (MTO) d’intenter une action contre J & P Leveque Bros. Haulage Ltd. (Leveque).
Le contexte
L’affaire Leveque portait sur l’interprétation des conditions générales d’un contrat de construction qui établissait un processus détaillé d’examen des réclamations. Une partie contestant la dernière étape du processus — la décision de l’arbitre — était tenue de déposer un avis de contestation et de recourir à un mode substitutif de résolution des différends (MSRD) avant d’engager une procédure judiciaire. Bien que ce processus devait être mené à bien dans les deux ans suivant l’achèvement du contrat, la décision de l’arbitre (qui s’est prononcé contre le MTO) n’a été rendue qu’après l’expiration du délai de prescription contractuel de deux ans.
Malgré cela, le MTO a rapidement enregistré son avis de contestation et a invoqué le MSRD après que l’arbitre a rendu sa décision. Il a ensuite intenté une action civile contre Leveque, afin de récupérer les 1,8 million de dollars accordés à Leveque par le panel d’arbitres.
Leveque a alors présenté une motion en vue d’obtenir un jugement sommaire, plaidant que le délai contractuel de deux ans rendait inapplicable le délai de prescription de base de deux ans prévu à l’article 4 de la Loi de 2002 sur la prescription des actions (la Loi sur la prescription des actions) et que le MTO n’était pas en droit d’intenter une action, car il avait engagé la procédure judiciaire plus de deux ans après l’achèvement du contrat.
La décision du juge saisi de la motion
Comme nous l’avons mentionné dans notre billet de blogue intitulé « Attention au délai de prescription contractuel », le juge saisi de la motion a donné raison à Leveque en concluant que l’action intentée par le MTO était prescrite et a accordé à Leveque un jugement sommaire. Il a estimé que, puisque le contrat était un « accord commercial » au sens de l’article 22 de la Loi sur la prescription des actions, le délai de prescription prévu par la loi était ainsi inapplicable et remplacé par le délai de prescription contractuel de deux ans à compter de la date d’achèvement du contrat.
Les motifs de la Cour d’appel
En appel, la question principale était de savoir si le juge saisi de la motion avait commis une erreur dans son interprétation du processus contractuel d’examen des réclamations et si les parties pouvaient être liées par le délai de prescription contractuel de deux ans alors que la décision de l’arbitre n’était toujours pas rendue à l’issue de ce délai.
La Cour a accueilli l’appel et a annulé le jugement sommaire, car le juge saisi de la motion avait commis une erreur dans son interprétation du contrat. Elle a estimé que, puisque la décision de l’arbitre n’avait pas été rendue dans les deux ans suivant la date d’achèvement du contrat, le MTO n’était pas tenu de déposer un avis de contestation et de recourir à un MSRD pendant cette période. Comme le MTO ne pouvait contester une décision qui n’avait pas été rendue, le délai de prescription contractuel de deux ans ne rendait pas inapplicable le délai de prescription prévu à l’article 4 de la Loi sur la prescription des actions et l’action du MTO contre Leveque n’était pas prescrite[2].
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a procédé à l’analyse suivante :
- Principes applicables : En appliquant les principes bien établis de l’interprétation des contrats, la Cour a souligné que le contrat doit être lu dans son ensemble, « [traduction libre] en donnant aux mots utilisés leur sens ordinaire et grammatical, conformément aux circonstances connues des parties au moment de la formation du contrat ». La Cour a également noté que les contrats commerciaux devaient être interprétés conformément à des principes commerciaux sains et au bon sens commercial afin d’éviter toute absurdité commerciale[3].
- La mauvaise question : Bien que le juge saisi de la motion se soit concentré sur la question de savoir si les parties auraient pu mener à bien le processus d’examen des réclamations dans le délai de deux ans prévu, la Cour a estimé que cette affaire ne portait pas sur l’attribution de la responsabilité du retard. La question n’était pas de savoir si le processus d’examen des réclamations aurait pu être achevé dans le délai de deux ans ou si l’une des parties était plus responsable du retard que l’autre. La question était plutôt de savoir comment interpréter le libellé du contrat lorsque, pour une raison quelconque, le processus d’examen des réclamations n’avait pas été achevé dans ce délai[4].
- Termes clairs du contrat : Le contrat, considéré dans son ensemble, prévoyait en termes clairs que la décision de l’arbitre allait être rendue dans les deux ans suivant l’achèvement du contrat. Ainsi, si la décision de l’arbitre était rendue en dehors de ce délai, le délai de prescription contractuel de deux ans ne liait pas les parties, car :
- les parties ne pouvaient être liées par une décision qui n’existait pas, et aucune partie ne pouvait contester une décision qui n’avait pas été rendue ;
- sans décision, il n’y avait aucun moyen de savoir qui devrait contester et sur quelle base (et il n’était pas non plus possible de recourir à un MSRD avant d’engager une procédure judiciaire) ;
- si l’on accepte le principe selon lequel une décision ne peut être contestée avant d’avoir été rendue, et si la décision est rendue après l’expiration du délai de deux ans, il est impossible de respecter le délai contractuel de deux ans ;
- appliquer le délai de prescription contractuel de deux ans dans ces circonstances revenait à priver le MTO de toute possibilité de contester la décision de l’arbitre et de toute possibilité d’engager une procédure judiciaire ;
- il est absurde sur le plan commercial d’exiger d’une partie qu’elle conteste une décision qui n’a pas encore été rendue, tout comme il est absurde de conclure qu’une décision rendue tardivement est, pour cette seule raison, définitive et contraignante pour les parties[5].
- Le délai de prescription prévu par la Loi sur la prescription des actions n’est pas rendu inapplicable par une décision rendue hors délai : Enfin, la Cour a jugé que le délai de prescription prévu par la loi s’appliquait lorsqu’une décision qui fait partie du processus d’examen des réclamations est rendue en dehors du délai de prescription contractuel de deux ans.
Bien que, au sens de l’article 22 de la Loi sur la prescription des actions, le contrat soit un accord commercial, les conditions générales n’autorisaient pas expressément que le délai prévu par la loi soit écourté et ne prévoyaient pas non plus qu’une décision rendue en dehors du délai de deux ans était effectivement soustraite à tout examen. Ainsi, lorsqu’un tribunal est devant une clause contractuelle qui vise à écourter un délai de prescription prévu par la loi, il doit déterminer si la clause décrit en « termes clairs » (clear language) un délai de prescription, précise le champ d’application de ce délai de prescription et exclut l’application d’autres délais de prescription. La Cour a estimé qu’aucun terme clair de ce type ne figurait dans le contrat devant elle[6].
Les points à retenir
L’affaire Leveque fournit des indications intéressantes sur l’interaction entre les délais de prescription prévus par contrat et ceux prévus par la loi dans les litiges en matière de construction. En particulier, la décision démontre la réticence du tribunal à appliquer un délai de prescription contractuel dans un contrat commercial lorsque cela irait à l’encontre du bon sens commercial, entraînerait une « absurdité commerciale » (commercial absurdity) et conduirait à un résultat qui compromettrait l’objectif du mode de résolution des différends.
[1] Ontario (Transportation) v. J & P Leveque Bros. Haulage Ltd., 2025 ONCA 573 (l’affaire Leveque).
[2] Affaire Leveque, par. 35 à 38.
[3] Affaire Leveque, par. 14 à 17.
[4] Affaire Leveque, par. 18 à 20.
[5] Affaire Leveque, par. 21 à 29.
[6] Affaire Leveque, par. 30 à 34.