Ce que les entreprises devraient surveiller de la part de la CSC en 2020

13 Déc 2019 15 MIN DE LECTURE

En 2019, la Cour suprême du Canada (CSC) a entendu ou autorisé les appels dans un certain nombre de causes qui pourraient avoir une incidence importante sur les entreprises canadiennes. Trois de ces causes portent sur la doctrine de l’exécution de bonne foi des contrats. D’autres affaires portent sur les clauses d’arbitrage, les restructurations d’insolvabilité, l’application de la Charte canadienne des droits et libertés aux sociétés et le caractère exécutoire des dispositions qui imposent des pénalités en cas d’insolvabilité d’une contrepartie contractante. 

Trilogie de la bonne foi

La décision rendue par la CSC en 2014 dans l’affaire Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71 (Bhasin) a reconnu l’obligation d’exécution contractuelle honnête, qui a été présentée comme une modification progressive de la common law. La décision a laissé une marge de manœuvre considérable pour les développements à venir dans ce domaine du droit. La CSC a clairement déterminé que le temps est venu de faire avancer la doctrine, comme en témoigne le fait que pas moins de trois affaires sont en instance devant la Cour.

Dans ces trois affaires, la Cour examinera plusieurs éléments essentiels de l’obligation contractuelle d’agir de bonne foi.Les directives formulées dans ces trois affaires pourraient avoir une incidence profonde sur les normes d’exécution des contrats pour les parties contractantes.

i) David Matthews c. Ocean Nutrition Canada Limited (N.-É.)

Statut : Cause entendue le 8 octobre 2019; en délibéré.

M. Matthews a travaillé pour l’intimé de 1997 à 2011. En 2011, il a démissionné et a poursuivi Ocean Nutrition pour congédiement injustifié, demandant des dommages-intérêts pour rupture de son contrat de travail et perte d’un régime d’intéressement à long terme (RILT). Aux termes du RILT, M. Matthews aurait eu droit à une partie du produit de la vente de la société si celle-ci avait été vendue pendant qu’il était à son emploi. Ocean Nutrition a été vendue en 2012, après la fin de son emploi.

Le juge de première instance a reconnu que M. Matthews avait subi un congédiement déguisé et lui a accordé des dommages-intérêts importants. La plupart des dommages-intérêts étaient liés à la perte du RILT parce que les droits aux termes du RILT se seraient cristallisés si M. Matthews était demeuré en poste pendant toute la période de préavis de 15 mois. La Cour d’appel a confirmé la conclusion de congédiement déguisé, mais a statué que le juge de première instance avait commis une erreur en accordant des dommages-intérêts en vertu du RILT puisque ce régime, par son libellé clair, interdisait un tel paiement.

Évitement des limitations contractuelles : La CSC se demande si la doctrine de la bonne foi empêche un employeur de procéder au congédiement déguisé d’un employé pour ensuite se soustraire à ses obligations en vertu du RILT pendant la période de préavis requise. Cette affaire pourrait avoir une portée plus large si la CSC accepte que la doctrine de la bonne foi limite la capacité d’un employeur de se fonder sur les modalités expresses du contrat de travail ou des accords connexes régissant la relation de travail.

ii) Wastech Services Ltd. c. Greater Vancouver Sewerage and Drainage District (C.-B.)

Statut : Cause entendue le 6 décembre 2019; en délibéré.

Wastech Services Ltd. et le Greater Vancouver Sewerage and Drainage District (Metro Vancouver) étaient parties à un contrat de 20 ans pour l’élimination des déchets solides. La répartition des déchets était à la seule discrétion de Metro Vancouver. La répartition déterminée par Metro Vancouver a eu une incidence négative sur la marge bénéficiaire contractuelle de Wastech. Un arbitre a conclu que Metro Vancouver n’avait pas exercé son pouvoir discrétionnaire de façon arbitraire et que Metro Vancouver avait été honnête et raisonnable de son propre point de vue; toutefois, Metro Vancouver a manqué à son obligation d’agir de bonne foi parce qu’elle n’avait pas tenu compte des attentes légitimes de Wastech.

En appel, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a déterminé qu’une partie contractante n’a aucune obligation indépendante d’exercer son pouvoir discrétionnaire de bonne foi. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rejeté l’appel subséquent, estimant que l’obligation d’agir de bonne foi ne s’appliquait pas parce que l’arbitre n’avait pas trouvé de modalité implicite dans le contrat.

Pouvoir discrétionnaire contractuel : Avant l’arrêt Bhasin, dans une série d’affaires portées en cour de première instance et en cour d’appel, les juges ont statué que la doctrine de la bonne foi empêchait une partie contractante d’exercer son pouvoir discrétionnaire contractuel d’une manière qui prive effectivement l’autre partie des avantages liés à l’entente ou qui est contraire aux attentes de l’autre partie. La CSC a maintenant la possibilité de déterminer si, même lorsqu’une partie exerce des droits explicites en vertu du contrat, la doctrine de la bonne foi limite la liberté de cette partie d’agir uniquement dans son propre intérêt commercial.

iii) C.M. Callow Inc. c. Tammy Zollinger, et al. (Ontario)

Statut : Cause entendue le 6 décembre 2019; en délibéré.

C.M. Callow Inc. a fourni des services d’entretien à des sociétés d’immeuble en copropriété gérées par un comité des installations partagées. Le comité des installations partagées a conclu deux contrats de services d’entretien distincts de deux ans avec C.M. Callow Inc. Le contrat d’hiver, qui s’est déroulé de novembre 2012 à avril 2014, permettait au comité des installations partagées d’y mettre fin moyennant un préavis de dix jours. En mars ou avril 2013, le comité des installations partagées a décidé de mettre fin au contrat d’hiver, mais n’a pas communiqué sa décision. Le comité des installations partagées a donné à C.M. Callow Inc. l’impression que le renouvellement n’était pas encore décidé. Durant l’été 2013, M. Callow a effectué des travaux d’aménagement paysager supplémentaires « gratuits », espérant convaincre le comité des installations partagées de renouveler les contrats. En septembre 2013, le comité des installations partagées a donné un préavis de résiliation. M. Callow a intenté une poursuite pour rupture de contrat.

Le juge de première instance a statué que le comité des installations partagées avait manqué à son obligation contractuelle d’exécution honnête et avait agi de mauvaise foi. La Cour d’appel a annulé cette décision, statuant que le juge de première instance avait incorrectement étendu la portée de l’obligation d’exécution honnête du contrat établie dans l’arrêt Bhasin. L’obligation d’agir de bonne foi n’impose pas une obligation unilatérale de divulgation. Le comité des installations partagées ne devait rien à M. Callow au-delà de la période de préavis officiel de dix jours.

Obligation de divulgation : La CSC tiendra compte des circonstances dans lesquelles le silence délibéré d’une partie contractante peut constituer de la mauvaise foi. Bien que la CSC dans l’arrêt Bhasin ait statué que la doctrine de la bonne foi n’impose pas d’obligations de divulgation de nature fiduciaire, la présente affaire peut amener la Cour à conclure qu’il existe certaines circonstances où la divulgation de faits importants est requise.

Autres affaires présentant un intérêt particulier

Un certain nombre d’autres affaires donneront à la CSC l’occasion d’examiner différents thèmes pouvant avoir des répercussions importantes sur les contrats commerciaux, les restructurations d’entreprises et la réglementation des sociétés.

i) Uber Technologies Inc. et al. c. David Heller (Ontario)

Statut : Cause entendue le 6 novembre 2019; en délibéré.

La question en litige dans cette affaire est le caractère exécutoire d’une clause d’arbitrage d’un contrat de licence type qui stipulait que les différends liés au contrat devaient être réglés par arbitrage à Amsterdam, moyennant le paiement d’un droit non remboursable de 14 000 $. Le juge saisi de la requête a suspendu un recours collectif proposé en Ontario alléguant des violations de la Loi sur les normes d’emploi de l’Ontario en faveur de l’arbitrage en vertu de cette clause. La Cour d’appel de l’Ontario a jugé que la clause d’arbitrage était abusive en common law et invalide parce qu’elle constituait une renonciation illégale des droits fondamentaux liés à l’emploi établis en vertu de la Loi sur les normes d’emploi.

Caractère exécutoire des clauses d’arbitrage : Dans les arrêts Seidel (2011) et Wellman (2019), la CSC a examiné le caractère exécutoire des clauses d’arbitrage à la lumière des lois provinciales en matière de protection des consommateurs et d’arbitrage. Ici, la CSC a l’occasion d’examiner l’interaction des clauses d’arbitrage avec la législation provinciale sur l’emploi ainsi que le caractère exécutoire des contrats types dont on peut soutenir que les modalités sont contraignantes. Si Uber peut exiger que les différends avec ses chauffeurs canadiens soient réglés aux Pays-Bas, le plaignant (qui travaille au salaire minimum) n’aura probablement aucun recours efficace.

De plus, cette affaire pourrait avoir une portée plus large pour les entreprises qui exercent leurs activités dans plusieurs pays et qui cherchent à éviter les effets des lois locales par des dispositions d’arbitrage soigneusement élaborées.

ii) 9354-9186 Québec inc., et al. c. Callidus Capital Corporation, et al. (Québec)

Statut : L’audience devrait avoir lieu en janvier 2020.

Les requérants ont obtenu une protection en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC). Ils ont vendu tous leurs actifs à Callidus, leur créancier garanti. L’achat a éteint la créance garantie de Callidus contre les requérants; toutefois, il n’a pas éteint les réclamations en dommages-intérêts des requérants contre Callidus pour ses pratiques de prêt à des conditions abusives qui auraient contribué à la faillite des requérants, ni éteint la portion non garantie de la créance de Callidus.

Les requérants ont demandé au tribunal d’approuver une entente de financement pour un litige afin de pouvoir poursuivre Callidus en justice. En réponse, Callidus a cherché à convoquer une assemblée des créanciers pour voter sur un plan d’arrangement. Certains créanciers, dont les frais juridiques devaient être payés par Callidus, ont demandé que Callidus ait le droit de voter à l’égard de la partie non garantie de sa créance. Cela lui permettrait d’obtenir le nombre minimum de votes nécessaires à l’approbation du plan, ce qui libérerait Callidus du litige.

La Cour supérieure a refusé d’ordonner une assemblée des créanciers. Callidus avait agi de mauvaise foi et ne devrait pas avoir le droit d’utiliser son vote à des fins illégitimes. La Cour d’appel a accueilli l’appel, étant d’avis que le tribunal inférieur n’avait pas compétence pour priver Callidus de son droit de vote.

Classification des créanciers et vote dans le cadre de la restructuration : La CSC n’examine que rarement les requêtes présentées en vertu de la LACC. La Cour n’a pas récemment examiné les principes de classification des créanciers qui sont soulevés tant dans les plans régis par la LACC que dans les plans d’arrangement régis par d’autres lois comme la Loi canadienne sur les sociétés par actions. Un certain nombre d’affaires récentes ont soulevé la question de savoir si un créancier ayant des motifs économiques particuliers ou des intérêts propres devrait être autorisé à voter dans la même catégorie que les autres créanciers et à déterminer potentiellement l’issue d’une restructuration.

La Cour tiendra également compte des cas où un tribunal chargé d’appliquer la LACC peut rejeter un vote d’un créancier qui aurait de prétendus motifs cachés ou de mauvaise foi. Les directives de la CSC sur ce point peuvent être particulièrement utiles à la lumière des récentes modifications apportées à la LACC qui imposent un devoir explicite d’agir de bonne foi à toute partie intéressée dans une instance en vertu de la LACC (LACC, art. 18.6).

iii) Procureur général du Québec, et al. c. 9147-0732 Québec inc. (Québec)

Statut : L’audience devrait avoir lieu en janvier 2020.

L’intimée, une entreprise privée, a été accusée en vertu de la Loi sur le bâtiment du Québec d’avoir exécuté des travaux de construction à titre d’entrepreneur sans permis. En vertu de la Loi, la peine prévue pour une telle infraction est une amende minimale obligatoire. L’intimée a soutenu que l’amende violait son droit d’être protégée contre « tout traitement ou peine cruels et inusités » en vertu de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés.

La Cour du Québec a jugé qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur l’applicabilité de l’article 12 de la Charte aux personnes morales puisque l’amende minimale obligatoire n’était pas cruelle et inusitée. La Cour supérieure du Québec a statué que les personnes morales comme l’intimée ne pouvaient jouir de la protection de l’article 12 de la Charte. Une majorité des juges de la Cour d’appel du Québec était en désaccord avec cette décision.

« Peine cruelle et inusitée » de l’entreprise : Une décision de la CSC selon laquelle les sociétés peuvent se prévaloir de l’article 12 de la Charte pourrait ouvrir la porte à des contestations en vertu d’autres lois, en particulier celles qui imposent des amendes minimales obligatoires. L’application d’amendes minimales obligatoires peut donner lieu à des amendes totales importantes dont on peut soutenir qu’elles sont « exagérément disproportionnées » par rapport à la conduite du contrevenant et à l’amende qui serait imposée en l’absence de l’amende minimale obligatoire.

iv) Chandos Construction Ltd. c. Deloitte Restructuring Inc. en sa qualité de syndic autorisé en insolvabilité de Capital Steel Inc. en faillite (Alberta)

Statut : L’audience devrait avoir lieu en janvier 2020.

Un contrat de construction entre Capital Steel Inc. et Chandos Construction Ltd. prévoyait que Capital Steel devrait renoncer à 10 % du prix total du contrat si Capital Steel devenait insolvable. Capital Steel a fait faillite avant d’avoir terminé son contrat. La question à trancher était de savoir si cette clause était exécutoire et susceptible de donner lieu à compensation.

Au procès, la disposition a été jugée exécutoire en tant que véritable estimation anticipée des dommages-intérêts, plutôt qu’en tant que pénalité. À ce titre, il s’agissait d’une transaction commerciale de bonne foi et elle n’était pas invalide en tant que tentative inacceptable de priver Capital Steel de biens en cas de faillite. La majorité des juges de la Cour d’appel de l’Alberta n’étaient pas d’accord avec cette décision et ont statué que la clause était invalide.

Pénalités ou dommages-intérêts fixés à l’avance; principe légal de non-appauvrissement : Des dispositions semblables à celle qui fait l’objet du litige existent dans de nombreux contrats de construction et autres contrats commerciaux. La CSC n’a pas examiné si les dispositions qui imposent des exigences de paiement déclenchées par l’insolvabilité sont inapplicables parce qu’elles privent le débiteur de biens qui devraient être à la disposition des créanciers.

De plus, la doctrine générale de common law invalidant les clauses concernant ce qu’il est convenu d’appeler des « pénalités » mérite également d’être examinée par la CSC. Dans un certain nombre d’affaires portées devant les tribunaux inférieurs, il a été suggéré que les tribunaux ne devraient plus invalider les clauses dites de pénalité qui sont conclues entre des parties contractantes averties. Les directives de la CSC sur ce point peuvent être d’une grande utilité pour les parties contractantes commerciales dans tous les secteurs d’activité.

D’autres décisions sont à venir

Surveillez également [les motifs de la CSC dans Nevsun Resources Ltd c. Gize Yebeyo Araya, et al. (actuellement en délibéré), et] les affaires concernant la demande de renvoi de la Colombie-Britannique dans le dossier du pipeline et la taxe sur les émissions de carbone (qui seront probablement entendues en 2020), que nous analysons plus en détail dans nos articles intitulés Chevron : la Cour d’appel de l’Ontario confirme que le seuil de soulèvement du voile corporatif est élevé et Compétences législatives, répartition et mécontentement : les provinces jouent des coudes pour mener la danse.