Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Toronto
Sociétaire, Litiges, Toronto
La Cour suprême du Canada a récemment clarifié le cadre d’analyse de la contestation des règlements dans l’affaire Auer c. Auer, 2024 CSC 36, et dans l’affaire connexe TransAlta Generation Partnership c. Alberta, 2024 CSC 37.[1] Ces arrêts résolvent la divergence entre les cours d’appel dont nous avons parlé en décembre 2022.[2] Certains tribunaux appliquaient la norme de l’« hyperdéférence », qui laissait une place minimale à l’ingérence judiciaire, tandis que d’autres appliquaient la même norme souple que celle utilisée pour d’autres types de décisions gouvernementales.
La Cour suprême s’est dite à l’unanimité en faveur de la deuxième, estimant que la démarche pour le contrôle des décisions administratives énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, s’appliquait aux contestations de règlements. Elle a rejeté la norme de l’« hyperdéférence » au motif qu’elle était incompatible avec le contrôle « rigoureux » des décisions gouvernementales qui est promis dans l’arrêt Vavilov.[3] En rejetant la norme de l’« hyperdéférence », la Cour a confirmé qu’il n’était pas nécessaire pour l’auteur de la contestation de démontrer que le texte législatif subordonné est « sans importance », « non pertinent », « complètement étranger » à l’objet de la loi habilitante.
En appliquant le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov, la Cour a confirmé que le texte législatif subordonné :
- doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle‑ci
- continue de jouir d’une présomption de validité, c’est-à-dire que : a) il incombe à l’auteur de la contestation de démontrer l’invalidité du texte législatif subordonné, et b) dans la mesure du possible, le texte législatif subordonné doit être interprété d’une manière qui le rende valide
- doit être interprété au moyen d’une méthode d’interprétation législative large et téléologique
- peut être contesté sur la base de sa légalité ou de sa validité, mais la cour de révision n’est pas autorisée à évaluer son bien-fondé.[4]
La Cour a également donné des indications sur la manière de procéder au contrôle d’un texte législatif subordonné selon la norme de la décision raisonnable qui est énoncée dans l’arrêt Vavilov dans un contexte où, bien souvent, il y a absence de motifs écrits. La cour de révision doit déterminer si le texte législatif subordonné possède les caractéristiques de la décision raisonnable (justification, transparence et intelligibilité) et s’il est justifié au regard des contraintes juridiques et factuelles.[5] En l’absence de motifs écrits, la cour de révision doit se tourner vers diverses sources pour discerner le raisonnement sous-jacent au texte législatif subordonné. Par exemple, l’étude d’impact de la réglementation qui peut avoir été publiée en même temps que le règlement peut éclairer le raisonnement.[6] La cour de révision doit prendre en compte toutes les contraintes applicables au pouvoir de l’autorité de réglementation, y compris le régime établi par la loi habilitante, les autres règles statutaires ou de common law applicables, et les principes d’interprétation statutaire.
La norme de la décision raisonnable énoncée dans le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov ne comporte pas l’évaluation du bien-fondé du texte législatif subordonné. Il ne s’agit pas de déterminer si le règlement ou ses conséquences sont nécessaires, souhaitables ou sages d’un point de vue politique. L’analyse se concentre plutôt sur la question de savoir si l’autorité de réglementation a raisonnablement interprété le pouvoir de réglementation qu’elle tient de la loi.[7]
L’affaire Auer illustre l’interdiction de se livrer à une analyse du bien-fondé. Dans cette affaire, l’appelant contestait les lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, les jugeant déraisonnables parce qu’elles étaient fondées sur des hypothèses et des règles générales susceptibles de faire supporter au parent débiteur une part plus importante des frais de garde.[8] La Cour suprême a accepté la position de l’appelant selon laquelle les lignes directrices étaient fondées sur des hypothèses et des règles générales, mais a estimé que cela n’était pas pertinent pour la contestation, car la loi autorisait le gouverneur en conseil à prendre ce type de décisions.[9] La contestation de l’appelant portait en fait sur le bien-fondé des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, ce qui sortait du cadre d’un contrôle judiciaire.
Considérations pratiques
Tout d’abord, le nouveau cadre invite à un contrôle plus approfondi (bien que toujours limité) des règlements et autres textes législatifs subordonnés. Cela dit, l’incidence de cette évolution vers un contrôle plus approfondi est probablement limitée dans la plupart des cas. Dans les affaires Auer et TransAlta, les trois niveaux de juridiction sont parvenus au même résultat, même si chacun d’entre eux a appliqué un cadre d’analyse différent.
Ensuite, l’application de la norme de la décision raisonnable qui est énoncée dans l’arrêt Vavilov à des textes législatifs subordonnés met carrément en question les motifs de l’intervention réglementaire. La source de ces motifs peut varier en fonction de l’instrument faisant l’objet de la contestation. Par exemple, les motifs sous-tendant l’adoption d’un règlement municipal peuvent être tirés des débats du conseil ou des énoncés de politique. Pour les règlements fédéraux, les motifs sont souvent énoncés dans l’étude d’impact de la réglementation.[10] Beaucoup de ces documents sont accessibles au public et devraient être consultés avant de contester un texte législatif subordonné.
Enfin, il subsiste une incertitude quant à la manière d’évaluer un règlement si ces types de documents ne sont pas disponibles. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême souligne l’importance du raisonnement pour l’analyse, mais il existe peu d’indications sur la manière de discerner le raisonnement sous-tendant un règlement en l’absence de documents tels que les résumés d’étude d’impact de la réglementation.[11] L’accent mis sur le raisonnement peut donner lieu à des différends sur les documents qui constituent le « dossier » de la décision sous-tendant l’adoption du texte législatif subordonné. Bien que l’auteur de la contestation reçoive généralement le « dossier » qui a servi de base à la décision d’adopter un règlement, il peut demander des documents supplémentaires s’il estime que ce dossier n’aborde pas de manière adéquate les motifs sous-tendant le règlement.[12] Il s’agit d’un domaine dans lequel des indications supplémentaires seront élaborées au fur et à mesure que d’autres règlements seront examinés selon le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov.
[1] Ainsi que les autres formes de textes législatifs subordonnés.
[2] Nous avons écrit à ce sujet en décembre 2022.
[3] Arrêt Auer v. Auer, 2024 CSC 36, par. 4 et 45.
[4] Arrêt Auer, par. 29, 32–40; arrêt TransAlta Generation Partnership c. Alberta, 2024 CSC 37, par. 15.
[5] Arrêt Auer, par. 50.
[6] Arrêt Auer, par. 52-54.
[7] Arrêt Auer, par. 56.
[8] Arrêt Auer, par. 80–104.
[9] Arrêt Auer, par. 75–79, 89, 94, 97 et 104.
[10] Arrêt Auer, par. 53, citant Mancini, Mark P. « One Rule to Rule Them All: Subordinate Legislation and the Law of Judicial Review » (2024), 55 Ottawa L. Rev. 245
[11] Arrêt Vavilov, par. 84–85.
[12] Par exemple, l’article 10 de la Loi sur la procédure de révision judiciaire, L.R.O. 1990, c. J.1, et l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.