Éviter les sables mouvants de la propriété intellectuelle : leçons tirées de l’affaire ITP SA v. CNOOC Petroleum North America ULC Éviter les sables mouvants de la propriété intellectuelle : leçons tirées de l’affaire ITP SA v. CNOOC Petroleum North America ULC

17 avril 2025 10 MIN DE LECTURE

Le 14 avril 2025, la Cour fédérale du Canada a rendu une décision qui rappelle les conséquences potentielles d’un manque de diligence dans la gestion de la propriété intellectuelle dans le cadre de grands projets d’infrastructure. En particulier, la décision souligne l’importance de cataloguer la propriété intellectuelle de l’entreprise, la valeur des clauses de « garanties supplémentaires » dans les contrats de travail et les contrats de services d’entrepreneur, et la nécessité de rédiger soigneusement les licences de propriété intellectuelle afin de garantir la liberté d’exercer les activités commerciales raisonnablement prévues.

Contexte factuel : Les droits d’ITP et les violations présumées de CNOOC

L’affaire ITP SA v. CNOOC Petroleum North America ULC, 2025 FC 684, concerne un litige en matière de droit d’auteur entre ITP SA (ITP), société française spécialisée dans la conception et la fabrication de réseaux de pipelines à double enveloppe dans le cadre de projets industriels, et CNOOC Petroleum North America ULC (CNOOC), société pétrolière et gazière basée en Alberta.

Entre 2012 et 2014, ITP a conclu avec Nexen Inc., la société remplacée par CNOOC, des contrats d’approvisionnement de pipelines à double enveloppe et de fourniture de services connexes relativement au pipeline de sables bitumineux Kinosis K1A en Alberta (le pipeline K1A). Après l’exécution des contrats, ITP a produit une image promotionnelle représentant une section transversale de son réseau exclusif de pipelines à double enveloppe, qu’elle a publiée sur son site Web aux fins de marketing.

ITP a ensuite découvert que son image avait été utilisée par CNOOC, après avoir modifié certains éléments et dissimulé le logo d’ITP, dans le cadre d’une présentation devant l’Alberta Energy Regulator, la régie de l’énergie de l’Alberta, relative à un projet de remplacement du pipeline K1A. ITP a poursuivi CNOOC pour violation du droit d’auteur et a demandé une mesure de redressement déclaratoire, une injonction ainsi que des dommages-intérêts en vertu de la Loi sur le droit d’auteur. CNOOC a fait valoir qu’elle disposait d’une licence expresse ou implicite d’utilisation de l’image sur la base de conditions contractuelles antérieures ou de pratiques industrielles.

Le tribunal a finalement rejeté l’action en violation, car il a estimé que les preuves qu’avait fournies ITP ne permettaient pas de prouver la paternité de l’image. Toutefois, le tribunal a également examiné les arguments de CNOOC selon lesquels elle disposait d’une licence expresse ou implicite d’utilisation de l’image, et a conclu qu’une telle licence n’existait pas au vu des faits en l’espèce. ITP dispose de 30 jours pour faire appel de la décision.

Principales constatations : aucune des deux parties ne s’est appuyée sur des bases solides

L’incapacité d’ITP à prouver la paternité de l’image a porté atteinte à sa propriété du droit d’auteur

Dans sa plaidoirie devant le tribunal, ITP a fait valoir qu’elle bénéficiait de la présomption de paternité prévue au paragraphe 34.1(1) de la Loi sur le droit d’auteur, qui dispose que « l’œuvre […] est, jusqu’à preuve contraire, présumé[e] être protégé[e] par le droit d’auteur [et] l’auteur […] est, jusqu’à preuve contraire, réputé être titulaire de ce droit d’auteur ». Le tribunal a rejeté de manière laconique l’argument d’ITP; il a fait remarquer que la présomption de paternité ne s’étendait pas aux personnes morales. En conséquence, il a jugé qu’il incombait à ITP de prouver la paternité de l’image.

ITP a allégué que l’auteur de l’image était un certain M. Simon Thiolliere, qui, à l’époque où l’image a été créée, était un de ses employés. Le paragraphe 13(3) de la Loi sur le droit d’auteur prévoit que, lorsque l’auteur d’une œuvre est un employé et que l’œuvre est exécutée dans l’exercice de cet emploi, l’employeur est, à moins de stipulation contraire, le premier titulaire du droit d’auteur. Par conséquent, si M. Thiolliere est l’auteur de l’image, ITP est le titulaire du droit d’auteur et dispose d’un recours en violation.

Le tribunal a estimé que les preuves qu’avait fournies ITP ne permettaient pas d’établir la paternité de l’image. Le tribunal a noté qu’ITP s’appuyait sur des déclarations sous serment de dirigeants d’une personne morale qui reconnaissaient ne pas avoir personnellement et directement participé à la création de l’image, et a jugé que cette preuve constituait un ouï-dire inadmissible. Le tribunal a tiré une conclusion défavorable du fait qu’ITP n’avait pas fourni de déclaration sous serment de l’auteur présumé de l’image. Bien qu’une déclaration sous serment ait été préparée pour M. Thiolliere, elle n’a jamais été finalisée, M. Thiolliere ne l’ayant pas signée. ITP n’a pas expliqué pourquoi M. Thiolliere n’avait pas signé le projet de déclaration sous serment, et le tribunal a estimé qu’ITP n’avait pas démontré qu’elle avait fait des efforts sérieux pour obtenir sa signature.

Le tribunal a également observé qu’ITP n’avait pas fourni de documents directs – comme des fichiers de conception internes, des ébauches de travaux techniques ou des pièces datées – liant M. Thiolliere à la création de l’image. En conséquence, le tribunal a estimé qu’ITP n’avait pas établi que M. Thiolliere était l’auteur de l’image et n’avait donc pas prouvé qu’elle était le titulaire du droit d’auteur.

L’incapacité de CNOOC à démontrer l’existence d’une licence expresse ou implicite d’utilisation de l’image a porté atteinte à ses droits d’utilisation

Bien que ses conclusions concernant la paternité de l’image soient déterminantes, le tribunal a également examiné la question de savoir si CNOOC était autorisée à utiliser l’image. CNOOC a fait valoir qu’elle disposait d’une licence expresse ou implicite d’utilisation de l’image sur la base de conditions contractuelles antérieures ou de pratiques industrielles. En particulier, CNOOC s’est appuyée sur certaines dispositions des contrats que Nexen Inc., la société qu’elle a remplacée, avait conclus antérieurement avec ITP, qui comprenait une licence lui permettant d’utiliser librement tout « [traduction libre] dessin […] découlant des travaux » et une clause prévoyant « [traduction libre] le droit de posséder et d’utiliser librement tous les renseignements confidentiels, toute la propriété intellectuelle […], tous les dessins, les plans [et] les spécifications […] découlant des [travaux de pipeline] ».

En outre, même si elle ne disposait pas d’une licence expresse, CNOOC a fait valoir qu’elle disposait d’une licence implicite lui permettant d’utiliser l’image, du fait que, lorsqu’un ingénieur ou un concepteur a fourni des plans dans le cadre d’un grand projet industriel, le propriétaire ou le gestionnaire du projet dispose d’un droit implicite de réutiliser ou d’adapter ces plans pour faire des travaux d’entretien, des réparations ou des modifications opérationnelles légitimes. CNOOC a fait valoir que l’utilisation de l’image dans le cadre d’une présentation devant un organisme de réglementation était accessoire à une démonstration légitime où étaient comparées les ressemblances et les différences entre le nouveau pipeline et l’installation d’origine.

Le tribunal a rejeté ces arguments et a estimé que CNOOC ne disposait pas d’une autorisation valable pour utiliser l’image. En ce qui concerne l’argument de la licence expresse de CNOOC, le tribunal a estimé que les clauses contractuelles ne s’étendaient pas aux représentations commerciales postérieures au contrat, et que l’image ne découlait pas des travaux, puisqu’elle avait été créée plus d’un an après la fin des contrats et dans un but différent. Le tribunal a estimé que le principe de la licence implicite se limitait aux livrables propres à un projet et nécessaires à la réalisation de réparations ou de modifications légitimes, et que l’image n’était pas un tel livrable, mais plutôt une illustration distincte créée après la fin du contrat aux fins de marketing. Le tribunal a également estimé que l’utilisation de l’image par CNOOC n’était pas fortuite, mais qu’elle jouait un rôle important dans la présentation de la technologie du pipeline à double enveloppe à l’organisme de réglementation dans le cadre d’un projet distinct et ultérieur.

Principales leçons pour les entreprises

La décision du tribunal dans l’affaire ITP SA v. CNOOC Petroleum North America ULC met en lumière plusieurs leçons que les entreprises peuvent tirer en matière de gestion des droits de propriété intellectuelle, en particulier dans le contexte de grands projets d’infrastructure.

  1. Catalogage adéquat de la propriété intellectuelle de l’entreprise : Les entreprises doivent consigner leur propriété intellectuelle dans un catalogue indiquant l’identité des auteurs qui y ont contribué, et s’assurer qu’elles disposent d’éléments permettant de prouver qu’elles en sont les auteurs et les propriétaires. Il peut s’agir d’obtenir des déclarations sous serment des auteurs, d’authentifier les originaux ou les copies certifiées des œuvres et de conserver des traces du processus de création. En l’espèce, ITP n’ayant pas produit de déclaration sous serment de l’auteur présumé ou d’autres documents directs établissant un lien entre M. Thiolliere et la création de l’image, le tribunal a tiré une conclusion défavorable en ce qui concerne la paternité de l’œuvre, ce qui a été fatal pour l’action en violation d’ITP.
  2. Clause de « garanties supplémentaires » dans les contrats de propriété intellectuelle des employés : Les entreprises doivent envisager d’inclure dans leurs contrats de travail une clause de « garanties supplémentaires » exigeant des employés qu’ils signent tous les documents ou accomplissent tous les actes légaux nécessaires pour prouver et faire respecter les droits de propriété de l’entreprise sur toute propriété intellectuelle créée par l’employé dans l’exercice de son emploi. Une telle clause permettrait d’éviter les situations où d’anciens employés ne veulent pas ou ne peuvent pas fournir de déclarations sous serment ou d’autres preuves de paternité ou de propriété. En l’espèce, ITP a préparé pour M. Thiolliere une déclaration sous serment qui aurait pu suffire à prouver la paternité de l’œuvre, mais M. Thiolliere ne l’a pas signée. Une clause de « garanties supplémentaires » vise à empêcher l’obtention d’un tel résultat.
  3. Portée suffisamment large de la licence : Les entreprises doivent rédiger et réviser avec soin les licences de propriété intellectuelle afin de s’assurer qu’elles reflètent clairement la portée et la durée prévues des droits concédés, et doivent éviter d’utiliser des termes vagues ou ambigus, car ceux-ci créent de l’incertitude et augmentent la probabilité d’un litige. Pour qu’une licence soit adéquate, il importe que le preneur de licence réfléchisse soigneusement à la manière dont il entend utiliser la propriété intellectuelle et aux droits dont il aura besoin afin que ceux-ci puissent être expressément concédés dans le contrat. Les entreprises doivent également faire attention à la distinction entre les livrables propres à un projet et le matériel de marketing en général, et préciser si ce dernier peut être utilisé ou adapté, et de quelle manière.
  4. Clarté concernant l’utilisation de la propriété intellectuelle en dehors de la collaboration : Les entreprises ne doivent pas partir du principe qu’elles disposent d’une licence implicite leur permettant d’utiliser ou de reproduire la propriété intellectuelle en dehors du projet particulier pour lequel elle a été créée ou livrée, même si elle concerne une technologie identique ou similaire. Les entreprises doivent obtenir le consentement ou l’autorisation expresse du propriétaire de la propriété intellectuelle avant de l’utiliser à d’autres fins, comme dans le cadre d’une présentation auprès d’un organisme de réglementation ou d’un nouveau projet. Les entreprises doivent également respecter les droits moraux du propriétaire, tels que le droit d’attribution, et s’abstenir de modifier ou de dissimuler le logo ou le nom du propriétaire.

Pour plus de détails sur la gestion des licences et des droits de propriété intellectuelle dans le cadre de collaborations commerciales et de litiges connexes, veuillez communiquer avec les auteurs.