La Cour suprême du Canada clarifie les principes régissant la responsabilité solidaire en matière extracontractuelle au Québec

16 Juil 2018 7 MIN DE LECTURE

Dans ce bulletin d'actualités

  • Le 8 juin 2018, la Cour suprême du Canada (la Cour) a rendu sa décision dans Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29
  • Dans cette affaire, Montréal recherchait une condamnation solidaire  de tous les émeutiers identifiés qui avaient contribué à endommager des auto-patrouilles de la police au cours d’une émeute.
  • Dans une décision majoritaire, la Cour a refusé de tenir les émeutiers solidairement responsables des dommages occasionnés aux véhicules.
  • La Cour a adopté une interprétation étroite des dispositions du Code civil régissant la responsabilité solidaire (articles 1480 et 1526), y compris en ce qui a trait à ce qui constituait un « préjudice unique » et le « fait collectif fautif », tout en précisant que la responsabilité solidaire ne peut s’appliquer dans des cas de fait collectif fautif que lorsqu’il est impossible de déterminer l’auteur de la faute ayant effectivement causé le préjudice.
  • Dans une situation comme celle-ci, où tous les fautes sont extracontractuels, la responsabilité solidaire ne peut être appliquée qu’en vertu des conditions prévues aux articles 1480 et 1526 du Code civil.

Le 8 juin 2018, la Cour suprême du Canada (la Cour) a rendu sa décision dans Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29. Dans cette affaire, Montréal recherchait une condamnation solidaire de tous les émeutiers identifiés qui avaient contribué à endommager des auto-patrouilles de la police au cours d’une émeute.

Dans une décision majoritaire, la Cour a refusé de tenir les émeutiers solidairement responsables des dommages occasionnés aux véhicules et, ce faisant, a adopté une interprétation restrictive des dispositions du Code civil du Québec portant sur la responsabilité solidaire en matière extracontractuelle. En effet, la majorité a conclu que la responsabilité solidaire ne peut être imposée en matière extracontractuelle que dans les situations suivantes :

  1. lorsque la faute de deux personnes ou plus a causé un préjudice unique;
  2. lorsque’il est impossible de déterminer quelle personne a effectivement causé un préjudice dans une situation où :
    1. il y a participation conjointe à un fait fautif ayant occasionné le préjudice; ou,
    2. les personnes ont commis des fautes distinctes, dont chacune est susceptible d’avoir causé le préjudice.

Contexte

Le 21 avril 2008, les Canadiens de Montréal ont battu les Bruins de Boston 5 à 0 au septième match de la première ronde des séries éliminatoires de la Coupe Stanley, donnant lieu à des célébrations dans les rues du centre-ville de Montréal. Ces célébrations ont fini en émeute, occasionnant des dommages à 15 auto-patrouilles de la police de Montréal.

Environ 20 personnes ont été identifiées par la police comme ayant contribué à endommager les véhicules. La Ville de Montréal a intenté des actions civiles pour chaque véhicule endommagé, demandant que soit établie la responsabilité solidaire de toutes les personnes identifiées réputées avoir contribué à endommager le véhicule en question, peu importe leur degré de participation. Bien que la Ville ait réussi à faire reconnaître la responsabilité de ces personnes, les tribunaux d’instance inférieure ont refusé d’imposer la responsabilité solidaire, et la Ville a interjeté appel devant la Cour suprême sur cette question.

Motifs et conclusions

La principale question à laquelle la Cour devait répondre était si l’article 1480 du Code civil ne s’applique qu’aux situations où il est impossible de déterminer l’identité de la personne ayant effectivement causé le préjudice. Montréal soutenait que cette exigence ne s’applique que si des personnes ont commis des fautes distinctes, dont chacune pouvait avoir causé le préjudice. Dans une situation de fait collectif fautif qui entraîne un préjudice, la Ville soutenait que la responsabilité solidaire pouvait être imposée même s’il était possible de déterminer qui a effectivement causé le préjudice.

Bien que la juge Côté ait adopté le point de vue de Montréal dans sa dissidence, la majorité des juges de la Cour étaient en désaccord et favorisaient une interprétation qui limitait la responsabilité solidaire en vertu de l’article 1480 du Code civil aux situations où il est impossible de déterminer qui a effectivement causé le préjudice. D’après eux, ce serait en porte-à-faux avec le rôle central du lien de causalité établi par le Code civil de tenir un défendeur responsable d’un préjudice qu’il ou elle est réputé(e) ne pas avoir causé.

Ici, la preuve démontrait que chacun des défendeurs avait effectivement causé certains dommages aux véhicules, mais elle démontrait aussi que d’autres personnes étaient responsables des actes qui avaient fini par détruire les véhicules. Dans certains cas, les personnes qui avaient fini par détruire les véhicules n’étaient pas défenderesses dans les actions civiles, car elles n’avaient pas été identifiées, mais cela ne répondait pas à l’exigence appliquée par la Cour voulant qu’il soit impossible de déterminer la causalité.

Cela dit, dans sa dissidence, la juge Côté a souligné l’injustice pour les victimes de l’approche adoptée par la majorité, en se concentrant sur un véhicule pour lequel la personne qui l’a incendié, entraînant sa destruction, avait été identifiée et poursuivie en tant que défenderesse. Dans cette affaire, tandis que Montréal recherchait la responsabilité solidaire des sept défendeurs pour la somme de 20 707,53 $, soit la valeur du véhicule, elle n’a obtenu qu’un montant global de 11 000 $ des sept défendeurs de façon individuelle. La juge Côté a souligné en particulier que le défendeur qui a fini par détruire le véhicule n’avait été condamné qu’à verser 4 000 $ en dommages pour la raison précise qu’il avait mis le feu à un véhicule extrêmement endommagé qui ne valait pas plus que ce montant à ce moment-là.

Qui plus est, la Cour a également adopté une interprétation étroite de la notion de « fait collectif fautif », exigeant la preuve de la connaissance du défendeur des faits ou omissions ayant constitué le fait collectif fautif, ainsi que la preuve de l’intention d’y participer. En l’occurrence, bien que chaque défendeur ait effectivement participé à l’émeute et au vandalisme des auto-patrouilles, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes d’une intention commune, étant donné que les défendeurs ne se connaissaient pas, n’ont jamais été en communication et ont agi à des moments différents, sans que les autres défendeurs en aient connaissance.

La juge Côté contestait à nouveau le point de vue de la majorité sur cette question, soulignant la preuve que de petits groupes s’étaient formés pour s’acharner sur des véhicules en particulier jusqu’à leur destruction totale, le tout pendant une courte période et en un seul endroit, ce qui entraînait d’après elle un lien suffisant entre leurs actes de vandalisme individuels pour conclure qu’ils avaient participé à un fait collectif fautif.

La Cour a également exclu la possibilité d’imposer une responsabilité solidaire du fait que les défendeurs ont causé un préjudice unique aux auto-patrouilles. Montréal a fait valoir que les tribunaux d’instance inférieure ont erré en segmentant les dommages causés par chaque individu à un véhicule en particulier plutôt que de considérer le résultat final de ces actes de vandalisme successifs, soit la destruction du véhicule.

La Cour était en désaccord et a refusé de modifier la conclusion du premier juge au procès sur les préjudices distincts et identifiables causés par chaque défendeur individuellement, excluant l’existence d’un préjudice unique causé par de multiples défendeurs. Dans sa dissidence, la juge Côté rejetait également cette conclusion de la Cour et concluait que la conduite des défendeurs qui ont endommagé un véhicule de police a occasionné un préjudice unique, soit sa destruction totale.

Enfin, la Cour a refusé d’invoquer l’obligation in solidum créer par la jurisprudence pour imposer les effets d’une responsabilité solidaire. La Cour a expliqué qu’une obligation in solidum n’est applicable qu’aux situations de fautes contractuelles distinctes ou aux situations de fautes à la fois contractuelles et extracontractuelles. Dans une situation comme celle-ci, où toutes les fautes sont extracontractuels, la responsabilité solidaire ne peut être imposée qu’en vertu des conditions des articles 1480 et 1526 du Code civil, conditions qui ont reçu une interprétation restrictive dans cet arrêt.