La Cour suprême du Canada confirme une décision relative au délistage d’un moteur de recherche mondial : cinq conséquences pour les intermédiaires Internet

30 Juin 2017 8 MIN DE LECTURE

Le 27 juin 2017, la Cour suprême du Canada a confirmé une injonction obligeant Google à retirer la totalité d’un site Web de son index de recherche globale. La décision dans l’affaire Equustek c. Google (Equustek) établit que les tribunaux canadiens peuvent rendre des décisions ayant une portée extraterritoriale, et même mondiale, à l’encontre de moteurs de recherche et d’autres intermédiaires Internet innocents, même ceux qui n’ont pas de présence physique au Canada, si c’est le seul moyen efficace d’empêcher des préjudices irréparables à d’autres parties. Cette décision a des répercussions importantes pour les intermédiaires Internet qui fournissent des éléments cruciaux à des activités Internet et à des infrastructures techniques, ainsi que pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle, qui font l’objet d’un bulletin distinct.

L’affaire sous-jacente

Comme il a été noté dans un précédent bulletin d’Actualités Osler, les demandeurs dans cette affaire alléguaient que les défendeurs avaient utilisé illégalement leurs secrets commerciaux pour fabriquer un produit concurrent, qui était vendu en ligne. Les demandeurs ont obtenu plusieurs ordonnances de la Cour de la Colombie-Britannique, limitant la capacité des défendeurs de vendre les produits des demandeurs sur leur site Web. Les défendeurs n’ont pas observé ces ordonnances, ont abandonné leur défense et cessé d’exploiter leur entreprise à partir de la Colombie-Britannique. Ils ont plutôt continué à vendre leur produit en ligne à partir d’emplacements inconnus.

En 2012, les demandeurs ont approché Google, tiers innocent qui n’était pas partie au litige, et lui ont demandé de délister les sites Web des défendeurs. Google a volontairement retiré 345 adresses de pages Web (URL) précises des résultats de recherche sur Google.ca, son moteur de recherche au Canada. Les défendeurs ont contourné le problème en déplaçant leur contenu vers d’autres pages Web, ayant des adresses URL différentes.

Les demandeurs ont ensuite obtenu une ordonnance obligeant Google à retirer toutes les pages Web figurant sous le nom de domaine des défendeurs de l’ensemble de ses résultats de recherche dans le monde entier, et non seulement ceux qui étaient obtenus par l’entremise de Google.ca. Cette ordonnance a été confirmée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, puis par la Cour suprême, dont la décision entraîne cinq conséquences pour les intermédiaires Internet.

1. Les tribunaux canadiens peuvent avoir compétence à l’égard d’intermédiaires Internet situés à l’extérieur du Canada

La décision appuie la déclaration de compétence d’un tribunal canadien à l’égard d’un intermédiaire Internet qui offre des services aux Canadiens, même si l’intermédiaire n’a pas d’adresse physique au sein du territoire de compétence du tribunal canadien.

Google, qui exerce essentiellement ses activités à partir de la Californie et qui n’a pas d’adresse physique en Colombie-Britannique, soutenait que le tribunal de la Colombie-Britannique n’avait pas la compétence territoriale nécessaire à l’égard de Google. Les tribunaux de la Colombie-Britannique ont conclu qu’étant donné que Google exerçait des activités dans la province, sous forme de publicité et d’opérations de recherche, cela suffisait pour établir l’existence de la compétence. Google n’a pas contesté cette conclusion devant la Cour suprême. Google a plutôt soutenu qu’aucune injonction ne devrait être accordée, ou qu’une injonction devrait être limitée au Canada (ou à google.ca).

2. Les tribunaux canadiens ont compétence pour accorder des ordonnances ayant une portée extraterritoriale

La Cour suprême a conclu que, lorsqu’il est nécessaire d’assurer l’efficacité d’une injonction, un tribunal canadien ayant compétence à l’égard d’un intermédiaire Internet peut accorder une injonction où que ce soit dans le monde.

Dans l’affaire Equustek, il n’a pas été contesté que les défendeurs ne pourraient exercer des activités de façon viable sur le plan commercial, à moins que leurs sites Web n’apparaissent dans les résultats de recherche de Google. La Cour suprême a statué qu’à l’instar de l’ordonnance dans l’affaire Norwich (obligeant des tiers à communiquer des renseignements ou à produire des documents) ou d’une injonction Mareva (gelant les actifs) à l’encontre d’un tiers, l’injonction interlocutoire en l’espèce découlait du fait que le concours de Google était nécessaire pour ne pas faciliter la violation d’ordonnances judiciaires et causer ainsi un préjudice irréparable. La Cour suprême a conclu qu’en l’espèce, la seule façon d’assurer l’efficacité du délistage était de l’appliquer à l’échelle mondiale.

3. Les ordonnances à l’égard d’intermédiaires Internet ne sont pas limitées aux ordonnances de délistage

En principe, la décision a d’importantes conséquences pour toute entreprise qui fournit des infrastructures commerciales ou techniques Internet, même si elle ne possède pas d’établissement commercial au Canada. Même si la mesure de redressement, en l’espèce, se limitait à supprimer un site Web des résultats de recherche indexée, les tribunaux canadiens peuvent accorder d’autres types d’ordonnances à l’encontre d’intermédiaires Internet afin d’empêcher les malfaiteurs de passer outre les ordonnances judiciaires.

Les mesures de redressement pourraient inclure une ordonnance enjoignant à un exploitant de noms de domaine de premier niveau (comme « .COM » ou « .CA ») de refuser l’utilisation d’un nom de domaine, une ordonnance enjoignant à un fournisseur de services Internet ou un exploitant de réseau de refuser l’accès à des parties du Web, une ordonnance enjoignant à un fournisseur de services infonuagiques de refuser l’utilisation de son infrastructure ou une ordonnance enjoignant à un réseau publicitaire ou à une bourse de valeurs de refuser l’accès à son réseau ou son marché.

La Cour suprême a toutefois pris soin de noter que Google ne soutenait pas que le délistage des sites Web entraînerait des inconvénients appréciables ou des dépenses importantes. Dans une situation différente, où une ordonnance de la cour entraînerait des inconvénients ou des dépenses pour un intermédiaire Internet ou des tiers, ces inconvénients et ces dépenses joueraient contre le fait d’accorder l’ordonnance.

4. Les intermédiaires Internet peuvent s’attendre à ce que des demandeurs cherchent à obtenir des ordonnances semblables dans les cas d’atteinte à la vie privée et de diffamation

Même si cette décision a été rendue dans une affaire relative à la propriété intellectuelle, elle serait aussi pertinente dans les cas où des renseignements confidentiels ou des documents diffamatoires seraient publiés en ligne. Dans le cas où des malfaiteurs publient des documents confidentiels ou diffamatoires et se prévalent de l’anonymat que confère Internet pour esquiver les ordonnances des tribunaux les enjoignant de supprimer ce contenu, les demandeurs pourraient obtenir des ordonnances obligeant les intermédiaires Internet à prendre des mesures pour mettre fin à la diffusion des documents confidentiels ou diffamatoires. Ces situations impliqueraient cependant des valeurs relatives à la liberté d’expression qui n’étaient pas présentes dans Equustek, où la décision majoritaire de la Cour suprême soulignait que la liberté d’expression n’exige pas la facilitation de la vente illégale de biens.

5. La possibilité d’obtenir des ordonnances à l’encontre d’intermédiaires Internet n’est pas illimitée

Cette décision ne confère pas aux demandeurs le droit illimité de s’adresser aux tribunaux canadiens pour obtenir des ordonnances à l’encontre d’intermédiaires Internet innocents. Premièrement, comme il a été noté plus haut, une ordonnance a été rendue à l’encontre de Google, car elle a été jugée nécessaire pour empêcher les défendeurs d’esquiver le tribunal de la Colombie-Britannique et de porter préjudice aux demandeurs. Deuxièmement, les tribunaux de la Colombie-Britannique avaient manifestement compétence à l’égard des défendeurs, qui avaient commencé par se défendre. Dans les cas où un tribunal canadien n’a pas compétence, ou décide de ne pas s’en prévaloir, à l’égard d’une demande, le demandeur ne serait probablement pas en mesure d’obtenir une injonction contre un tiers innocent, tel un intermédiaire Internet. Troisièmement, la Cour suprême a clairement établi qu’un tiers touché par une telle ordonnance peut retourner devant les tribunaux si de nouveaux éléments probants démontrent, par exemple, que l’ordonnance viole les lois d’un autre territoire de compétence.

Par conséquent, lorsqu’un demandeur cherchera à obtenir une ordonnance à l’encontre d’un intermédiaire Internet à l’avenir, il devra fournir la preuve à une cour canadienne qu’elle a compétence à l’égard du défendeur et que les ordonnances à l’encontre du défendeur ont été, ou seraient inefficaces. Même si l’ordonnance est accordée, l’intermédiaire Internet aurait la possibilité de retourner devant les tribunaux et de demander que l’ordonnance soit modifiée ou annulée, en fonction de faits subséquents.