La plus haute juridiction du Royaume-Uni fournit des conseils sur la manière de divulguer les inventions par rapport aux grandes classes de produits

2 Juil 2020 8 MIN DE LECTURE

L’inventeur du tout premier véhicule à roues a-t-il inventé tous les véhicules à roues parce qu’ils fonctionnent tous de la même façon? D’un point de vue juridique, est-ce que le brevet de l’inventeur qui revendique des voitures, des bicyclettes et des avions serait valide même si le brevet ne révélait pas comment fabriquer tous ces véhicules? La réponse à cette question juridique dépend de ce que l’invention est comprise comme étant, ce qui dicte comment elle doit être divulguée dans un brevet.

Dans l’affaire Regeneron Pharmaceuticals Inc c. Kymab Ltd, [2020] UKSC 27, la Cour suprême du Royaume-Uni a statué qu’une revendication visant un grand nombre de produits est insuffisante si le brevet n’enseigne pas comment les fabriquer presque tous. Toute la portée des revendications de produit doit être essentiellement autorisée : si l’expert du domaine qui utilise la divulgation ne peut produire qu’une partie des produits revendiqués, les revendications sont invalides car elles dépassent la portée de la contribution de l’inventeur à l’art technique.

Cette décision historique du Royaume-Uni jette un nouvel éclairage sur l’exigence canadienne de suffisance : elle fournit l’autorité persuasive qu’un brevet canadien revendiquant un grand nombre de produits ou de composés peut être contesté si ses revendications ne sont pas autorisées dans toute leur portée. 

Contexte

Regeneron Pharmaceuticals détenait deux brevets visant des souris modifiées (transgéniques) utilisées pour produire des anticorps hybrides murins humains (chimériques). Il était connu avant les brevets que les souris utilisées pour faire les anticorps développent une maladie immunologique, réduisant ainsi la production d’anticorps utilisés comme médicaments. Les brevets de Regeneron se sont concentrés sur ce problème; ils ont révélé des anticorps chimériques avec une région constante murine (c.-à-d., souris) et une région variable (techniquement, segments V, D et J) qui avait été au moins partiellement modifiée avec des segments humains. T Cette structure génétique hybride était connue sous le nom de « locus chimérique inverse ».  Les revendications de brevet visaient toute une gamme de souris transgéniques pour la production d’un grand nombre d’anticorps chimériques différents utilisant la technique divulguée.

Kymab a contesté les brevets au motif qu’ils ne divulguaient pas l’information nécessaire pour « faire » toute la gamme des souris transgéniques pour produire les variantes d’anticorps chimériques. À la date de priorité des brevets, la date pertinente en vertu de la loi britannique, il n’était pas possible de faire toute la gamme des souris transgéniques, y compris le ‘’Standard-or’’, c’est-à-dire les souris ayant l’ensemble du gène locus de la région variable humaine.

Renversant la décision du juge de première instance, la Cour d’appel du Royaume-Uni avait jugé que les demandes étaient suffisamment fondées. De l’avis de la Cour d’appel, une invention peut être autorisée, même si le brevet ne fournit pas suffisamment de renseignements pour permettre à l’expert du domaine de fabriquer tous les produits des revendications, à condition que l’on puisse voir que tous les produits offrent le même avantage. Dans ce cas, les revendications ont été suffisamment activées car chaque souris transgénique éviterait la maladie immunologique même si, à la date de priorité, il n’était pas possible d’en faire beaucoup. Manifestement, la Cour d’appel a été touchée par des considérations de politique; comme la Cour suprême du Royaume-Uni l’a dit : « Dans un domaine en évolution rapide, où les nouveaux produits surperforment rapidement leurs prédécesseurs de manière à les rendre obsolètes, la récompense d’un monopole limité à ceux immédiatement capables d’être fabriqués serait de courte durée et illusoire. » Pourtant, la Cour suprême a demandé si la Cour d’appel considérait « que cela faisait partie de la loi ou, peut-être, qu’il s’agissait d’un développement légitime ».

La suffisance de la divulgation exige l’habilitation complète des allégations relatives aux produits

La Cour suprême a noté que l’exigence de suffisance existe pour s’assurer que l’exclusivité conférée par un brevet correspond à la contribution qu’elle apporte à l’art. Pour les revendications de produits, la contribution de l’inventeur enseigne à l’homme du métier comment fabriquer les nouveaux produits. Les revendications de brevet dépasseront donc la contribution de l’inventeur si l’expert du domaine ne peut pas fabriquer la quasi-totalité des produits revendiqués. Pour établir la suffisance, le breveté peut enseigner dans la divulgation comment fabriquer la quasi-totalité des produits revendiqués, ou il peut invoquer un principe d’application générale qui permet la fabrication des produits. Dans ce dernier cas, toutefois, le titulaire du brevet court le risque que ce prétendu principe général ne permette en fait pas la gamme complète des produits revendiqués.  

Dans l’affaire Regeneron, la Cour suprême du Royaume-Uni a statué à la majorité que les deux brevets ne permettaient pas à l’expert du domaine de fabriquer des souris avec un locus chimérique inversé contenant plus qu’un très petit sous-ensemble de variations de la région variable humaine. Il était entendu que la quantité de locus du gène humain variable incluse dans la structure du gène d’anticorps hybride était un facteur très important affectant l’utilité des souris transgéniques. La souris transgénique la plus bénéfique à faire était celle avec le locus chimérique inversé comprenant l’ensemble du locus du gène de la région variable humaine. Pourtant, la fabrication de ces souris dépendait d’autres inventions faites séparément et seulement des années après la date de priorité. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême, le locus chimérique inverse n’était pas un principe qui permettait la fabrication des produits revendiqués, mais plutôt le résultat de la fabrication réussie des produits. Les allégations relatives au produit étaient insuffisantes et donc invalides.

Deux observations peuvent aider à comprendre les motifs de la Cour suprême. Premièrement, les allégations en cause concernaient des produits et non un processus qui n’aurait pas pu être contesté pour les mêmes motifs. Deuxièmement, l’exigence de démontrer l’habilitation pour l’ensemble du champ d’application d’une revendication ne s’applique qu’à une fourchette libellée par un facteur affectant la valeur ou l’utilité des produits revendiqués. Une plage libellée par un facteur non pertinent (la longueur de la queue d’une souris, par exemple) ne rendrait pas une revendication de brevet insuffisante. Pourtant, la Cour suprême a statué qu’un breveté ne peut établir l’habilitation simplement en démontrant que tous les produits revendiqués procurent le même avantage général si le brevet n’enseigne pas comment les fabriquer.

Que signifie Regeneron pour le droit canadien des brevets?

Compte tenu des similitudes historiques entre les lois des deux pays, les tribunaux canadiens se sont souvent adressés aux tribunaux du Royaume-Uni pour obtenir des conseils sur la contestation des questions de droit des brevets. Il est donc probable que les tribunaux canadiens jugeront l’affaire Regeneron convaincante sur des questions semblables de suffisance et, plus précisément, de portée excessive.

Au Canada, les revendications de brevet seront jugées invalides si elles sont trop larges en ce sens qu’elles revendiquent plus que ce qui est divulgué dans le fascicule de brevet ou plus que ce qui a été inventé. Dans certains cas, une portée excessive recouvre d’autres motifs de nullité du brevet, notamment l’anticipation, l’évidence, le manque d’utilité en fait, ou le manque d’utilité démontrée et bien prévue des produits fabriqués. En revanche, les tribunaux canadiens ont rarement commenté la prétendue portée excessive des revendications de brevet en raison d’une prétendue absence de facilitation dans l’ensemble de la portée des revendications. La décision de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire Regeneron offre un cadre persuasif pour analyser ce type d’argument de portée excessive dans des situations où il y a une différence alléguée entre l’invention qui a été faite, ce que le fascicule de brevet canadien révèle et ce que les revendications de brevet.   

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