Auteurs(trice)
Associée, chef du groupe de pratique du droit de la concurrence et de l’investissement étranger, Toronto
Associé, Propriété intellectuelle, Ottawa
Associé, Propriété Intellectuelle, Toronto
Depuis des décennies, la propriété intellectuelle pharmaceutique et la politique de la concurrence visent à trouver un équilibre entre la stimulation de l'innovation dans le domaine des nouveaux médicaments et l'accès abordable aux médicaments. Les fabricants de médicaments de marque et génériques ont fait évoluer leurs stratégies au fil des années pour répondre aux changements du marché. Cependant, il arrive parfois qu'une tactique émerge qui ne sert aucun des deux objectifs de la politique pharmaceutique – l'innovation ou l'accès – et nécessite l'intervention du gouvernement.
L'une de ces tactiques est le refus ou le retard injustifié des fabricants de médicaments de marque de fournir des échantillons de leur produit aux fabricants de médicaments génériques afin qu'ils puissent effectuer des tests pour établir la bioéquivalence. Pour qu'un fabricant de médicaments génériques puisse commercialiser un médicament sans effectuer d'essais cliniques en double, il doit démontrer que sa version du médicament est bioéquivalente au produit de marque. Pour ce faire, il a besoin d'échantillons. Si le fabricant de médicaments génériques ne peut pas obtenir d'échantillons, il ne peut pas effectuer les essais requis et ne peut pas obtenir l'approbation réglementaire pour la commercialisation de sa version générique à prix réduit du produit, ce qui entraînerait des économies substantielles pour les régimes de santé publics et privés.
Le 2 avril 2020, le Bureau de la concurrence (Bureau) a publié un communiqué de presse exprimant son inquiétude quant au refus par une société de marque, Otsuka Canada Pharmaceutical Inc. de fournir des échantillons de son médicament contre les maladies rénales, Jinarc, à une société générique aux fins de tests de bioéquivalence, en dépit du fait que le Bureau avait fourni en décembre 2018 des directives préalables avertissant les entreprises de marque de ne pas adopter de tels comportements. Le Bureau a déclaré que toute obstruction future à la fabrication de produits génériques de substitution ne sera pas tolérée.
Dans un énoncé de position connexe, le Bureau a indiqué que sur la base d'une plainte crédible et spécifique, il a rapidement ouvert une enquête contre Otsuka en vertu des dispositions de la Loi sur la concurrence relatives à l'abus de position dominante et, dans les deux mois suivants, a résolu la question en demandant à Otsuka de fournir les échantillons demandés.
Les trois éléments à établir avant qu'une ordonnance puisse être rendue en vertu de la disposition sur l'abus de position dominante sont les suivants : (1) une personne ou un groupe de personnes contrôlent sensiblement ou complètement un marché (c'est-à-dire une position dominante) ; (2) cette personne ou ce groupe de personnes s'est livré à une pratique d'agissements anti-concurrentiels ; et (3) la pratique a eu ou est susceptible d'avoir pour effet d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur un marché.[1]
Cette enquête ayant été réglée « dans les premières étapes de l'enquête », les avis du Bureau sur les éléments clés de l'analyse juridique, résumés ci-dessous, sont qualifiés comme étant « préliminaires ».
- Position dominante: Le marché pertinent est l'offre nationale de médicaments contenant du tolvaptan pour le traitement de la maladie polykystose rénale autosomique dominante. Étant donné que le Jinarc est le seul médicament autorisé pour le traitement de cette maladie au Canada et qu'Otsuka est le seul à commercialiser ce médicament au Canada, cet élément est satisfait.
- Une pratique d’agissements anti-concurrentiels: L'impact d'exclusion du refus des échantillons est évident car, sans échantillons, le fabricant de médicaments génériques ne peut pas entreprendre les tests de bioéquivalence et, par conséquent, ne peut pas prendre de mesures pour entrer sur le marché et concurrencer la marque. Par conséquent, la question cruciale était de savoir si Otsuka avait une justification commerciale légitime pour s'engager dans un tel comportement d'exclusion. Le commentaire du Bureau sur cet aspect de l'analyse est particulièrement utile à l'industrie des génériques, car le Bureau a rejeté la prétendue justification commerciale légitime d'Otsuka. Otsuka a indiqué que son refus de fournir des échantillons était le résultat direct du fait que son approbation par Santé Canada était conditionnée à la mise en œuvre d'un plan de gestion des risques (PGR) qui imposait des limites strictes à sa distribution de Jinarc en raison des risques de sécurité associés au médicament. Otsuka a estimé que le fait de fournir des échantillons pourrait l'amener à enfreindre son PGR. Le Bureau a souligné que la légitimité d'une telle position est minée par la directive de Santé Canada du 4 juillet 2019 à l'industrie selon laquelle le développement de médicaments génériques ne peut être entravé ou retardé (par exemple, en refusant l'accès aux échantillons) au nom du PGR, y compris les programmes de distribution contrôlée. De plus, si Otsuka s'inquiétait de savoir si la fourniture d'échantillons pouvait enfreindre son PGR, elle aurait pu simplement demander conseil à Santé Canada. Au lieu de cela, Otsuka a attendu que l'enquête du Bureau soit bien avancée pour le faire.
- Empêchement sensible de la concurrence: Le Bureau a déclaré que l'entrée du produit générique a été retardée d'environ 11 mois par les actions d'Otsuka et aurait été retardée plus longtemps si un approvisionnement adéquat n'avait pas été fourni peu après que le Bureau ait commencé son enquête. Comme le prix du premier médicament générique introduit sur le marché est généralement fixé à 85 % (ou moins) du coût du produit pharmaceutique de marque, le Bureau a indiqué qu'il ne disposait d'aucune information suggérant que le premier produit générique de tolvaptan sur le marché ne bénéficierait pas d'une réduction de prix aussi importante que celle du Jinarc.
Le Bureau a mis fin à son enquête après qu'Otsuka a fourni les échantillons demandés. Le Bureau a déclaré dans le communiqué de presse qu'il « restait très préoccupé par la persistance de ce type de comportement » et qu'il « surveillerait de très près ce secteur et utiliserait tous les outils à sa disposition pour prendre des mesures contre les entreprises qui porteraient atteinte à la concurrence dans ce secteur… » [traduction non-officielle]. En outre, dans une correspondance adressée à l'Association canadienne du médicament générique (ACMG) et contenant l’énoncé de position du Bureau, le commissaire adjoint de la Direction générale des fusions et des pratiques monopolistiques a souligné à nouveau, à l'intention des membres de l'ACMG, l'engagement du Bureau à faire respecter la loi en ce qui concerne ces questions et a déclaré spécifiquement :
Si les génériques devaient être confrontés à des problèmes similaires à l'avenir, le commissaire les encourage à lui faire part de leurs préoccupations à un stade précoce. Comme l'illustre le cas présent, des informations spécifiques et crédibles étayant les allégations sont d'une grande utilité pour démontrer la pertinence et faciliter une intervention précoce et efficace du commissaire. Si une autre situation se présente où des preuves établissent un préjudice concurrentiel résultant d'un défaut d'accès à des échantillons de produits de marque, ou de tout autre comportement excluant les concurrents, le Commissaire n'hésitera pas à prendre les mesures appropriées [traduction non-officielle].
Le Bureau n'est pas le seul organisme de contrôle à s'élever contre la pratique consistant à refuser l'accès aux échantillons à des fins d'essais comparatifs. En mai 2018, le commissaire de la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis a publié un énoncé dénonçant cette pratique, indiquant qu'il avait reçu plus de 150 demandes de renseignements concernant le refus d'accès à des échantillons de médicaments sur la base du PGR. La FDA a publié une liste des entreprises semblant s'adonner à cette pratique afin de renforcer la transparence. La Commission fédérale du commerce des États-Unis a publié peu après sa propre déclaration décrivant des mesures pour combattre cette pratique.
Le double objectif de renforcer l'innovation en matière de médicaments et de permettre un accès abordable aux médicaments n'a jamais été aussi important. Au moment de la publication de cet article, le monde entier se tourne vers les capacités de l'industrie pharmaceutique à innover et à fabriquer de nouveaux médicaments pour lutter contre la COVID-19. Pour des biens publics d'une importance aussi pressante, l'enquête du Bureau sur la conduite d'Otsuka rappelle que les tactiques monopolistiques qui n'ont aucune justification commerciale légitime ne seront pas tolérées.
[1] Pour de plus amples informations sur la question de savoir si une organisation peut être considérée comme s'étant livrée à une pratique d'actes anti-concurrentiels, veuillez lire notre Osler Update, «Le Tribunal de la concurrence confirme que la justification commerciale est le principal facteur à considérer dans une affaire d’abus de position dominante».