Que nous réserve la « nouvelle normalité »?

13 Déc 2021 9 MIN DE LECTURE

Tout le monde se prépare à la « nouvelle normalité », mais à quoi ressemblera-t-elle?

Au début de la pandémie, on pensait que l’économie pouvait être mise à l’arrêt, puis redémarrée simplement quelque six mois plus tard. Après quasiment deux ans d’alternance entre confinements et réouvertures, force est de constater qu’elle a évolué à bien des égards. Mais contrairement à un train, il ne suffit pas de démarrer la locomotive pour que toutes les voitures reliées suivent harmonieusement. Relancer l’économie s’apparente plutôt à placer laborieusement un groupe d’enfants aux bonnes positions pour un match de football, et comme nous avons pu le voir, le redémarrage est bien plus compliqué que l’interruption. Pensez au réfrigérateur de votre cuisine. Qu’il soit assemblé au Mexique, aux États-Unis ou au Canada, il comporte des pièces provenant de nombreux autres pays, qui circulent à travers un système d’inventaire complexe, une chaîne d’approvisionnement mondiale aussi solide que son maillon le plus faible. Si l’usine qui fabrique les bacs en plastique pour les fruits et légumes doit suspendre son activité pendant un mois à cause de la COVID-19, ou si le fabricant de la puce informatique qui vous rappelle de changer le filtre à air ferme quelques semaines plus tard, ces pièces n’arriveront pas en temps voulu, voire pas du tout.

La société d’assemblage en aval est obligée de monter des appareils en partie complets et de les stocker, avant d’interrompre ses activités à son tour. Puis, quelque temps après, tous les porte-conteneurs arrivent au même moment remplis de pièces commandées il y a plusieurs mois et les ports arrivent à saturation. En d’autres termes, on observe une congestion semblable à l’embouteillage que vous rencontrez durant votre trajet quotidien (avant la pandémie, il va de soi) en raison d’un accident sur la route. Il n’y a normalement rien de grave à avoir un léger retard, mais si vous manquez une réunion cruciale ce matin et que votre collègue prend votre place, il aura peut-être la promotion que vous convoitiez. Un petit contretemps peut donc subrepticement changer le cours des choses.

Évidemment, il n’y a pas qu’un seul fabricant de bacs de rangement pour réfrigérateurs dans le monde (le prix et la qualité variant selon les modèles), mais il existe en revanche des contrats juridiques visant à maintenir la stabilité du système qui limitent la rapidité avec laquelle un acheteur peut changer de fournisseur. De toute façon, les autres usines font face aux mêmes problèmes et les réseaux logistiques ne peuvent pas être modifiés en un claquement de doigts. Il se trouve que l’une des activités plébiscitées durant la pandémie a consisté pour les propriétaires à rénover leur cuisine, et donc à remplacer leur réfrigérateur. La conjugaison de cette forte demande et des retards mentionnés a conduit à une pénurie et réduit la concurrence, avec à la clé une augmentation des prix. Mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Il est également intéressant de noter que l’inflation a bondi en raison des problèmes d’approvisionnement concernant un large éventail de produits. Bien que les discours officiels insistent sur son caractère transitoire, nombreux sont ceux à se demander si l’inflation restera durablement élevée. Les fils d’actualités ne lésinent pas sur les gros titres anxiogènes, à mesure que l’on découvre que le prix de tel ou tel produit a explosé, certaines hausses concernent des intrants qui sont utilisés dans toute l’économie. Le climat d’inquiétude est renforcé par les signes concomitants d’augmentation des salaires causée par le manque de main-d’œuvre.

Comme pour tout ce qui concerne l’économie, il y a une part de vérité. Toutefois, appréhender ce domaine est bien plus compliqué qu’il n’y paraît. Si le prix d’un réfrigérateur grimpe de 5 % parce que le fabricant choisit un fournisseur dans son pays pour sécuriser son approvisionnement en bacs en plastique, pourquoi le prix devrait-il augmenter dans les mêmes proportions l’année suivante? Si les problèmes logistiques sont résolus, d’où proviendrait la nouvelle pression haussière? Il faut savoir faire la différence entre une simple augmentation de prix et une inflation continue des prix, qui se répète d’année en année. Tout porte à croire qu’à mesure que les retards dans la chaîne d’approvisionnement mondiale seront comblés, la concurrence se rétablira et les prix cesseront de croître. En effet, comme les fournisseurs se battront pour le marché, les prix devraient renouer avec leurs niveaux antérieurs lorsque les goulets d’étranglement auront été éliminés.

De plus, les ménages ont rafraîchi leur cuisine et réalisé de nombreux achats de biens domestiques au cours de la pandémie, tout en faisant l’impasse sur les vêtements, les restaurants, les hôtels et les billets d’avion. Avec la réouverture graduelle de l’économie facilitée par la vaccination intensive et les systèmes de passeport vaccinal, cette demande basculera de nouveau vers l’habillement et les secteurs auparavant restreints comme celui des voyages, allégeant ainsi la pression sur la production manufacturière mondiale au profit des aéroports et des restaurants.

Notons également que les prix de nombreux produits ont chuté durant la pandémie, notamment ceux des nuits d’hôtel, des billets d’avion, du pétrole et de l’essence, entre autres. Cela ne constitue pas pour autant un marqueur de déflation, tout comme la remontée des prix à des niveaux plus normaux (tels que ceux de l’énergie, dont l’impact s’est bien fait sentir) n’est pas non plus un signe d’inflation. Au Canada, l’indice global des prix à la consommation est supérieur d’environ 4 % au palier enregistré avant la COVID-19. Si l’on exclut les produits énergétiques, notoirement volatils et donc généralement omis pour cerner plus précisément la tendance, l’indice a progressé d’à peine plus de 3 %, et ce, sur une période d’environ 20 mois, et non d’un an. Depuis le début de la pandémie, la tendance moyenne d’inflation à 12 mois n’a pas véritablement dépassé les 2 %, puisque les prix ont baissé avant de rebondir, même si une poussée n’est pas à exclure (du moins le temps que les problèmes dans la chaîne logistique soient résolus).

L’incertitude n’a jamais été aussi élevée depuis les années 1970, au vu du grand nombre de forces qui tirent l’inflation dans des directions opposées. La demande est restée forte, les circuits d’offre ont connu des aléas et la participation de la population active continue d’évoluer, tandis que les entreprises déploient à tour de bras de nouvelles technologies permettant de réduire les coûts. Il est difficile de savoir à quoi tout cela aboutira, mais la situation semble jusque-là sous contrôle. Même si une erreur de politique monétaire était commise dans les mois à venir et que l’inflation venait à s’ancrer dans l’économie mondiale, les banques centrales disposent de tous les outils pour calmer la surchauffe sur les années suivantes ; il leur suffirait de relever suffisamment les taux d’intérêt pour ralentir le rythme et atténuer les tensions inflationnistes. Dans le langage économique, qualifier l’inflation de « transitoire » revient à estimer qu’elle connaîtra un retour à la normale plus ou moins naturel. Cette hausse ponctuelle pourrait néanmoins durer un an ou plus, puisque c’est sur cette base que les taux d’inflation sont calculés.

Plus globalement, nos vies ont radicalement changé, probablement pour toujours. Le travail à domicile a été un succès pour de nombreuses entreprises et de nouvelles modalités de travail hybride semblent s’imposer. Conséquence : une réduction considérable du nombre de navetteurs dans les centres urbains en semaine, ce qui nuira aux commerces qui dépendent de la circulation piétonne, des cafés aux bars et restaurants, en passant par les services de nettoyage à sec.

Dans le même temps, les entreprises ont jugé nécessaire de développer rapidement des systèmes d’interaction avec la clientèle plus efficaces, dont beaucoup reposent sur l’IA, pour faire face à la pandémie. Le déploiement accéléré de ces nouvelles technologies accentuera la réorientation de certains travailleurs, tout en créant de nouveaux emplois pour ceux qui possèdent des compétences en conception et maintenance. En parallèle, les salariés des secteurs à émissions de carbone élevées risquent d’être pénalisés par les ambitions manifestes des gouvernements en matière d’économie verte.

En résumé, la « reprise en K » qui s’était dessinée durant la crise de la COVID-19 devrait se poursuivre dans les années à venir, se caractérisant par une croissance de l’économie et de l’emploi dans certains secteurs et une stagnation voire une contraction dans d’autres. La pandémie nous aura appris une chose : les travailleurs les plus essentiels à notre survie sont aussi les moins bien rémunérés. Cette prise de conscience au sein du personnel et des entreprises a engendré des pressions haussières sur les salaires, certains travailleurs ayant déjà opté pour des postes mieux rémunérés (une tendance illustrée par la branche supérieure du K), tandis que d’autres ont profité des confinements pour suivre des formations dans l’espoir de leur emboîter le pas. On peut également présumer qu’une autre partie de la population active juge que les risques sanitaires associés au contact avec la clientèle justifient des salaires plus importants, notamment à la faveur des programmes de soutien des gouvernements qui ont établi des planchers de rémunération. L’association de ces facteurs inhabituels a causé un manque généralisé de personnel et un transfert du pouvoir de négociation de la main des employeurs à celle des salariés, une tendance que le vieillissement de la population active ne fera que renforcer à l’avenir.

Résultat? L’économie connaît plusieurs bouleversements simultanés et, à ce stade, personne n’est en mesure de prédire quelle sera la situation une fois que le calme sera revenu. La « nouvelle normalité » demeure pour l’instant un échafaudage de suppositions. Certains des phénomènes observés se révéleront en définitive temporaires (comme les pressions inflationnistes), mais beaucoup d’autres s’inscriront dans la durée (notamment le travail hybride et à distance). Les entreprises doivent donc garder à l’esprit que le climat des affaires restera très incertain dans les années à venir, d’où l’importance accrue qui sera accordée à la gestion efficace des risques liés à l’activité dans l’évaluation de leur performance globale.