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Fiscalité internationale : une année de transition

Auteur(s) : Patrick Marley, Kaitlin Gray, Monica Biringer, Drew Morier

Le 13 décembre 2019

En 2019, des initiatives en vue d’une réforme fiscale internationale – chapeautée par le G20 et l’OCDE – se sont poursuivies partout dans le monde. Deux développements en particulier devraient avoir des répercussions majeures au Canada.

Premièrement, le 1er décembre 2019 marquait l’entrée en vigueur de l’instrument multilatéral (l’« IM ») au Canada. L’IM – officiellement la Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices de l’OCDE – entraîne des modifications majeures à bon nombre des conventions fiscales bilatérales auxquelles est partie le Canada. Au premier plan se trouve l’adoption des « standards minimums » obligatoires établis par l’OCDE concernant l’utilisation abusive des conventions fiscales. Le choix du Canada de souscrire aux dispositions d’arbitrage obligatoire et contraignant des différends en matière de conventions fiscales est également un élément important à souligner.

Deuxièmement, une récente proposition de l’OCDE visant à modifier la façon dont les bénéfices mondiaux sont répartis entre les pays – « BEPS 2.0 » – étendrait les droits d’imposition attribués à la juridiction du marché (« Pilier 1 ») et établirait un taux minimum d’imposition auquel seraient assujetties les multinationales à l’échelle mondiale (« Pilier 2 »). Si elles sont adoptées, ces mesures modifieront substantiellement le cadre fiscal international du Canada. Ces propositions sont actuellement examinées par le Canada, par d’autres membres du G20 et de l’OCDE, ainsi que par plus de 130 États membres du Cadre inclusif sur le BEPS.

Certains pays ont déjà mis en œuvre des mesures unilatérales pour appliquer de nouveaux impôts aux fournisseurs de services numériques, et ce, sans attendre un consensus sur la proposition de l’OCDE. Au Canada, le Parti libéral du Canada – réélu en tant que gouvernement minoritaire en octobre 2019 – a proposé une nouvelle taxe sur la valeur ajoutée de 3 % applicable au revenu des entreprises qui offrent des services de ciblage publicitaire et d’intermédiation numérique. Cette nouvelle taxe (proposée dans la plateforme électorale du Parti libéral) s’appliquerait aux entreprises dont les revenus mondiaux excédent 1 G$ CA et dont les revenus canadiens atteignent au moins 40 M$ CA, et serait annulée une fois qu’un consensus international sera atteint sur les propositions du Pilier 1.

Conventions fiscales internationales – Instrument multilatéral

L’IM est entré en vigueur au Canada le 1er décembre 2019. Il vise à intégrer des mesures relatives aux conventions fiscales découlant du Projet sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (« BEPS ») de l’OCDE et du G20 à plusieurs conventions fiscales bilatérales auxquelles le Canada est partie. L’IM modifie les conventions bilatérales existantes dans les cas où il a été ratifié par chacune des parties à la convention bilatérale. Une convention fiscale à laquelle l’IM s’applique est qualifiée de « convention fiscale couverte ». Les dispositions d’entrée en vigueur de l’IM sont complexes : le site Web de l’OCDE propose une « boîte à outils » – y compris une Base de données pour l’appariement– qui permet de déterminer si une convention fiscale bilatérale constitue une convention fiscale couverte et qui permet d’établir quelles dispositions s’appliquent ainsi que le moment de leur entrée en vigueur. Au Canada, l’IM s’appliquera aux conventions fiscales couvertes a) le 1er janvier 2020 pour les retenues à la source, et b) aux années d’imposition ouvertes à compter du 1er juin 2020 (c’est-à-dire à compter de l’année d’imposition commençant le 1er janvier 2021 pour les contribuables dont l’année d’imposition correspond à l’année civile) pour les autres impôts (notamment l’impôt sur les gains en capital).

Plus important encore, l’IM adopte les « normes minimales » convenues de l’OCDE relativement à l’utilisation abusive des conventions fiscales et au règlement de conflits fiscaux internationaux. Par ailleurs, le Canada a convenu de souscrire aux dispositions d’arbitrage obligatoire et contraignant des différends en matière de conventions fiscales, ce qui peut transformer la manière dont le Canada et ses partenaires règlent les différends à propos de leur droit d’imposer les multinationales sur leurs bénéfices.

L’IM prévoit deux mesures visant à éviter l’utilisation abusive des conventions fiscales : a) un préambule des conventions fiscales modifié, indiquant que la convention concernée vise à éliminer la double imposition, sans pour autant permettre la non-imposition ou l’imposition réduite en ayant recours à des pratiques d’évasion fiscale ou à l’évitement fiscal ; et b) une règle anti-évitement étendue visant le chalandage fiscal, appelée « critère des objets principaux » (« COP »). Selon le COP, un avantage conféré par une convention fiscale pourrait être refusé s’il est raisonnable de conclure que l’un des objets principaux d’un montage ou d’une opération était d’obtenir l’avantage, sauf si l’octroi de cet avantage était conforme à l’objet et au but des dispositions pertinentes de la convention fiscale en question.

Dans le cadre d’une convention fiscale, le règlement de différends peut s’avérer nécessaire lorsque plus d’un État fait valoir son droit d’imposer la même portion des revenus d’une multinationale. Afin d’éviter une double imposition, les autorités fiscales compétentes de chaque État partie à la convention (ci-après désignés les « autorités compétentes ») négocient en vue de s’entendre sur la distribution appropriée des droits d’imposition. L’IM comprend une procédure amiable, qui exige que les autorités compétentes de chacun des États tentent de régler certains différends en temps opportun (c.-à-d. dans les trois années suivant la notification de l’existence du différend).

Le Canada a choisi, aux termes de l’IM, de souscrire aux dispositions d’arbitrage obligatoire et contraignant. Depuis 2008, le Canada a convenu de dispositions similaires relatives à l’arbitrage obligatoire et contraignant dans sa convention fiscale avec les États-Unis. Celles-ci ont fait leurs preuves en permettant le règlement de différends fiscaux transfrontaliers avec nos voisins du Sud. Aux termes du régime de l’IM, l’arbitrage obligatoire et contraignant s’applique lorsqu’une affaire n’est toujours pas réglée au moyen de procédures amiables après un délai prescrit. Le modèle par défaut est alors l’arbitrage de l’offre finale (semblable à l’arbitrage utilisé au baseball) : chaque État exprime sa position et les membres du comité d’arbitrage – dont la décision est finale et exécutoire – doivent trancher en faveur de l’une ou l’autre. L’arbitrage obligatoire et contraignant s’appliquera lorsque les parties à la convention fiscale bilatérale auront convenu d’y souscrire. À ce jour, ces parties comprennent l’Australie, l’Autriche, la Barbade, la Belgique, la Finlande, la France, l’Irlande, l’Italie, les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, Singapour et l’Espagne.

L’IM ne s’appliquera pas aux conventions fiscales intervenues entre le Canada et les États-Unis (qui n’ont pas signé l’IM), ni à celles entre le Canada et l’Allemagne ou la Suisse (pays avec lesquels le Canada a entamé des négociations d’accord bilatéral).

BEPS 2.0 – Programme de travail de l’OCDE

En mai 2019, l’OCDE a publié son Programme de travail visant à élaborer une solution fondée sur un consensus pour relever les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie (le « Programme de travail »). Le Programme de travail proposait des changements radicaux comprenant deux mesures principales : a) le Pilier 1, qui attribuerait des droits d’imposition supplémentaires aux juridictions du marché (notamment par la révision du lien de l’« établissement stable » aux fins d’établir les droits d’imposition du pays source et la révision de la norme relative à la « pleine concurrence » à l’égard de la répartition des bénéfices) et b) le Pilier 2, qui introduit un impôt minimum mondial afin de prévenir le transfert de bénéfices aux juridictions à faible taux d’imposition.

Le Programme de travail a reçu l’appui du Canada et d’autres pays du G20. L’OCDE prévoit formuler des recommandations sur les principales composantes des deux piliers au début de 2020, et compte publier un rapport final vers la fin de 2020, conformément à l’échéancier approuvé par le G20.

Le Pilier 1 était initialement axé sur les entreprises à forte composante numérique et explorait trois propositions distinctes se fondant sur la « participation de l’utilisateur », les « biens incorporels de commercialisation » et la « présence économique significative ». Cependant, les consultations ont permis de constater qu’il était peu probable de parvenir à un consensus sur l’une ou l’autre des trois propositions, plus particulièrement parce qu’elles semblaient avoir une incidence disproportionnée sur les multinationales exploitant des entreprises à forte composante numérique établies aux États-Unis.

En octobre 2019, le secrétariat de l’OCDE a publié une proposition à l’égard d’une « approche unifiée » au titre du Pilier 1. Si elle est adoptée, l’approche unifiée introduira une règle révisée de répartition des bénéfices applicable à toutes les multinationales du « champ d’application », en fonction d’un revenu qui demeure à établir ou d’un autre seuil. Elle prévoira aussi quelques exclusions visant certains secteurs comme les industries extractives, les matières premières et peut-être les services financiers. La règle de répartition des bénéfices établit un nouveau lien fiscal avec un territoire sans condition de présence physique. Le lien sera plutôt établi en fonction d’un seuil de revenu qui permet de conclure à une participation soutenue et importante dans la juridiction du marché. Pour les contribuables du champ d’application qui ont un lien suffisant avec un ou plusieurs territoires, un rendement approprié à l’égard d’activités routinières sera exclu de l’ensemble des bénéfices. Le reste sera présumé être des bénéfices non standards, dont une partie sera répartie entre différentes juridictions du marché admissibles en fonction de variables comme le chiffre d’affaires.

Le Pilier 1 vise à attribuer de nouveaux droits d’imposition aux juridictions du marché en fonction d’une nouvelle règle du lien, alors que le Pilier 2 sert à appliquer un taux d’imposition minimum mondial aux entreprises qui ont des activités à l’échelle internationale, ce qui a pour effet d’accroître l’imposition des multinationales importantes à l’échelle mondiale. Bien que l’on s’attende à des pertes de recettes fiscales pour certains territoires qui découleraient de la répartition des nouveaux droits d’imposition aux juridictions du marché aux termes du Pilier 1, ces pertes pourraient être recouvrées grâce au Pilier 2.

Le Secrétariat de l’OCDE a publié sa « Proposition globale de lutte contre l’érosion de la base d’imposition » (« GloBE »), aux termes du Pilier 2, en novembre 2019. La proposition GloBE tente de remédier aux questions du BEPS non résolues au moyen de l’élaboration des règles suivantes :

  • La règle d’inclusion du revenu visant à imposer le revenu des succursales étrangères ou des entités contrôlées, dès lors que celui-ci a été soumis à l’impôt à un taux effectif inférieur à un taux minimum.
  • La règle relative aux paiements insuffisamment imposés pour les pays sources, qui refuserait toute déduction ou exigerait une retenue d’impôt sur les paiements qui ont pour effet d’éroder la base d’imposition et qui ne sont pas assujettis au taux minimum d’imposition précisé dans la juridiction du destinataire.
  • La règle de substitution à incorporer aux conventions fiscales bilatérales, qui permettrait à l’État de résidence de passer d’un système d’exemption à un système de crédit d’impôt si les bénéfices attribuables à un établissement stable dans l’État source ou provenant d’un bien immobilier dans l’État source sont imposés à un taux effectif inférieur au taux minimum.
  • La règle d’assujettissement à l’impôt, qui assure que les avantages prévus par les conventions (plus particulièrement les avantages applicables aux intérêts et aux redevances) sont accordés uniquement dans des circonstances où le revenu est imposé à un taux minimum dans la juridiction du destinataire.

Si elle est adoptée, la proposition GloBE de l’OCDE exigera des modifications substantielles aux conventions fiscales bilatérales canadiennes ainsi qu’aux règles nationales concernant les retenues fiscales des sociétés étrangères affiliées et des non-résidents canadiens.

Selon l’OCDE, l’effet combiné des Piliers 1 et 2 mènera à « une augmentation importante des recettes fiscales mondiales ». Par conséquent, les propositions devraient avoir une incidence défavorable sur bon nombre d’entreprises multinationales. Nous continuerons de suivre les progrès concernant les propositions au cours de 2020. Les multinationales devraient en outre examiner de près les propositions détaillées sur ces enjeux.


Nous aimerions remercier Amanda Heale qui a également participé à la rédaction de cet article.