Passer au contenu

La Cour d’appel de l’Alberta déclare inconstitutionnelles les préférences locales en matière de bière

Auteur(s) : Tommy Gelbman

Le 12 décembre 2019

Dans ce bulletin d’actualités :

  • Le 2 décembre 2019, la Cour d’appel de l’Alberta a rendu une décision déclarant inconstitutionnelles des portions des majorations de prix que le gouvernement albertain impose sur la vente de bière aux détaillants.
  • Cette décision s’appuie sur la récente décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Comeau, qui annulait des mesures gouvernementales discriminatoires contrevenant à des dispositions sur le commerce interprovincial aux termes de la Loi constitutionnelle de 1867, en favorisant des producteurs locaux et de l’Ouest canadien.
  • Nous vous présentons la façon dont la Cour a déterminé si les majorations constituent, ou non, une taxe.

Aperçu

L’Alberta désire depuis longtemps protéger et promouvoir son industrie brassicole locale. En 2015, l’Alberta a adopté un régime de majoration du prix qui favorisait les brasseurs des provinces du New West Partnership (Alberta, Colombie-Britannique et Saskatchewan). Le régime de majoration du prix a été mis en œuvre par l’entremise de l’Alberta Gaming, Liquor and Cannabis Commission (la Commission).1] Le 18 janvier 2016, le régime de majoration de 2015 a été interdit, la Cour ayant conclu que les demandeurs avaient présenté une cause défendable en invoquant que ce régime est inconstitutionnel et qu’un préjudice irréparable allait vraisemblablement se produire. À la suite de cette décision, l’Alberta a adopté un nouveau régime de majoration du prix qui s’appliquait uniformément à tous les brasseurs. La province a par ailleurs instauré un programme de subvention qui favorisait uniquement les brasseurs de l’Alberta. Le régime de 2015 ainsi que le régime de 2016 ont été déclarés inconstitutionnels par la Cour du Banc de la Reine.[2]

Quatre questions ont été soulevées : (1) si les majorations contreviennent à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867; (2) si les majorations sont une taxe et contreviennent à l’article 53 de la Loi constitutionnelle de 1867; (3) si Steam Whistle et Great Western (les producteurs) ont droit à une restitution; (4) la portée des déclarations d’invalidité constitutionnelle.

La Cour d’appel a confirmé la décision du juge de première instance, soutenant que la majoration plus élevée du prix de la bière importée d’autres provinces était un obstacle inconstitutionnel au commerce interprovincial qui contrevenait à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. Les majorations ont été jugées comme étant des « redevances afférentes au droit de propriété de l’État », et non comme une taxe; par conséquent, elles ne contrevenaient pas à l’article 53 de la Loi constitutionnelle de 1867. Les producteurs n’avaient donc pas droit à une restitution aux termes de l’analyse de Kingstreet, qui ne permet que la restitution des sommes payées en vertu d’une taxe invalide, et non d’autres charges gouvernementales invalides.

Cette décision forcera toutes les provinces à revoir la façon dont elles soutiennent les entreprises locales. D’une part, elle peut limiter la capacité des provinces à protéger des industries naissantes, et d’autre part, elle peut renforcer les entreprises et faciliter l’accès aux marchés extérieurs à leur province d’origine. Les régimes provinciaux qui « donnent une chance » aux entreprises locales pourraient constituer des obstacles au commerce interprovincial, en contrevenant à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Par ailleurs, cette décision confirme que l’analyse nécessaire à l’établissement de la distinction entre une taxe et des redevances afférentes au droit de propriété de l’État est plus rigide que la distinction entre une taxe et une redevance réglementaire.

Les faits : le régime de majoration et de subvention

La Commission, mandataire de la Couronne, est l’unique grossiste en alcool de l’Alberta. Elle gère la vente et la distribution d’alcool aux détaillants de la province sous le régime de la Gaming, Liquor and Cannabis Act (la GLCA).3] Lorsqu’elle vend cet alcool aux détaillants, la Commission applique une majoration au prix qu’elle paie pour acheter l’alcool des producteurs.

En 2015, la Commission a mis en œuvre un régime de majoration (la majoration de 2015) selon lequel la majoration applicable aux producteurs de l’Alberta, de la Colombie-Britannique et de la Saskatchewan (le New West Partnership) serait inférieure à celle qui était chargée aux producteurs des autres provinces. Steam Whistle, brasserie ontarienne, a poursuivi la Commission au motif que la majoration de 2015 était inconstitutionnelle et a obtenu une injonction contre le régime, pendant que l’affaire était en instance.

En 2016, la Commission a mis en œuvre un nouveau régime appliquant la même majoration à tous les producteurs, peu importe leur provenance (la majoration de 2016). Parallèlement, la Commission a instauré un programme de subvention (le programme de subvention de 2016) en vertu duquel les brasseurs albertains recevaient un financement équivalant à ce qu’ils auraient épargné aux termes de la majoration de 2015. Great Western, brasseur de la Saskatchewan, a intenté une poursuite contre la Commission, en alléguant que la majoration de 2016 et le programme de subvention constituaient une taxe indirecte ultra vires et un obstacle au commerce interprovincial, en contravention des articles 53 et 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.

La majoration de 2016 contrevenait à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.

La Cour a rejeté l’argument du gouvernement de l’Alberta selon lequel la Loi constitutionnelle ne s’appliquait pas dans les circonstances, car la Commission agissait à des fins commerciales en tant que fournisseur privé, et non en tant que gouvernement. L’article 121 n’est pas limité aux lois; il s’applique également aux « tarifs et à d’autres mesures semblables ». La Cour a conclu que l’article 121 s’appliquait parce que la Commission avait agi en tant « qu’hybride », à titre de fournisseur commercial, de même que dans le cadre de l’exercice du pouvoir que lui conférait la GLCA.4]

La Cour a ensuite appliqué le critère en deux volets de l’arrêt Comeau pour conclure que les majorations contrevenaient à l’article 121 : (1) l’essence de la loi ou de la mesure restreignait la libre circulation des biens entre les provinces; (2) le but premier de la loi ou de la mesure était de restreindre le commerce entre provinces.[5]

La Cour a confirmé les conclusions du juge de première instance, selon lesquelles : (i) l’essence des majorations était de restreindre le commerce en imposant des coûts plus élevés sur la vente de bière produite hors du New West Partnership; (ii) la majoration de 2016 et le programme de subvention fonctionnaient en tant que politique unique, dont l’essence était d’imposer des coûts plus élevés sur la bière produite à l’extérieur de l’Alberta; et (iii) le but premier des majorations était de restreindre le commerce : pour protéger l’industrie locale en imposant des charges s’apparentant aux droits de douane aux producteurs de provinces qui ne sont pas parties au New West Partnership.

Les majorations ne constituent pas une taxe

La Cour a confirmé les conclusions du juge de première instance, selon lesquelles les majorations étaient correctement qualifiées de « redevances afférentes au droit de propriété de l’État » et non de « taxes »; par conséquent, elles ne contrevenaient pas à l’article 53 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui empêche la Couronne d’imposer des taxes sans que cette mesure ait pris naissance à la Chambre des communes.

Il n’a pas été contesté que les majorations avaient les caractéristiques d’une taxe, comme il a été établi dans l’arrêt Lawson; elles sont : (1) exigibles en vertu de la loi; (2) imposées sous l’autorité du Parlement; (3) perçues par un organisme public; (4) pour une fin d’intérêt public.

Il existe trois types de charges qui peuvent être imposées par le gouvernement : les redevances de nature réglementaire, les redevances afférentes au droit de propriété de l’État et les taxes. La question devant être examinée dans cet appel était de savoir si les majorations étaient, de par leur caractère véritable, des redevances afférentes au droit de propriété de l’État ou des taxes. Pour trancher cette question, la Cour a procédé par élimination : les majorations ne constituent qu’une taxe si elles ne sont pas des redevances de nature réglementaire, ni des redevances afférentes au droit de propriété de l’État.

Les producteurs ont soutenu que la Commission ne vendait pas d’alcool aux détaillants « dans un contexte commercial » étant donné (1) sa participation restreinte dans la vente d’alcool proprement dite; (2) la propriété de la bière par la Commission était une fiction. En rejetant cet argument, la Cour a statué que les exigences relatives au contexte commercial ne devraient pas être interprétées d’une manière restrictive, et a cité les arrêts Toronto Distillery[6]ainsi que Unfiltered Brewing,[7] dans lesquels les majorations imposées par le gouvernement sur la vente d’alcool avaient été considérées comme des redevances afférentes au droit de propriété de l’État, malgré la participation restreinte du gouvernement à la vente d’alcool aux détaillants. La Commission vend de la bière, qu’elle possède légalement, à des détaillants, à un prix qui comporte un élément de profit : la majoration. Par conséquent, elle vend des biens publics à des détaillants dans un contexte commercial, de telle sorte que les majorations peuvent être considérées comme des redevances afférentes au droit de propriété de l’État.

Absence de restitution

La Cour a conclu qu’étant donné que les majorations n’étaient pas une taxe, les producteurs n’avaient pas droit à une restitution aux termes de la décision Kingstreet, qui s’applique aux sommes payées aux termes d’un régime fiscal invalide.

Le juge de première instance a accueilli l’argument des producteurs selon lequel la restitution dans l’arrêt Kingstreet ne s’applique pas seulement aux taxes invalides, mais aussi à d’autres prélèvements de l’État invalides. La Cour a infirmé cette conclusion, en statuant qu’il ressort de la jurisprudence et de la documentation spécialisée que l’arrêt Kingstreet devrait être interprété de façon restrictive, afin de ne l’appliquer qu’aux taxes ultra vires, par rapport aux autres frais et prélèvements.

Limitation de la portée

La Cour a limité la portée de la déclaration d’invalidité des majorations par le juge de première instance, pour ne garder que les parties des majorations qui contrevenaient à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. Bien que le juge de première instance ait conclu que chacune des majorations était entièrement invalide, la Cour a accueilli l’argument du gouvernement de l’Alberta selon lequel la doctrine de la divisibilité devrait s’appliquer afin de préserver les parties des majorations qui ne contrevenaient pas à l’article 121. Par conséquent, la déclaration d’invalidité n’a été limitée qu’aux parties de la majoration de 2015 qui assuraient un traitement préférentiel aux brasseurs ayant pris part au New West Partnership et au programme de subvention de 2016, tout en maintenant en vigueur les dispositions valides.

Commentaire

Bien souvent, les provinces cherchent à promouvoir les entreprises et les industries locales. Cet appel démontre que les redevances afférentes au droit de propriété de l’État qui fonctionnent en fait comme des droits de douane ou des obstacles au commerce interprovincial peuvent être considérées comme étant inconstitutionnelles. Le refus de la Cour d’accorder la restitution démontre que les entreprises qui cherchent à protéger le libre-échange doivent faire preuve de vigilance et de rapidité lorsqu’elles présentent une contestation, car rien ne garantit que les pertes pourront être recouvrées. Cependant, cet aspect de la décision mérite d’être examiné par la Cour suprême du Canada.

Sur le plan fiscal, cette décision alimente la volte-face dans la détermination du fait qu’un prélèvement est une redevance afférente au droit de propriété de l’État ou une taxe. Les critères Lawson sont nécessaires, mais insuffisants pour établir qu’une charge est une taxe; la Cour suprême du Canada a statué, dans 620 Connaught Ltd., que c’est l’essence, ou le principal objet du prélèvement, qui devrait déterminer s’il s’agit d’une taxe. Cependant, l’analyse de type « processus d’élimination » s’applique lorsqu’il s’agit d’examiner les redevances afférentes au droit de propriété de l’État. Tout comme dans les arrêts Toronto Distillers et Unfiltered Brewing, la logique derrière l’analyse en l’espèce est que le prélèvement ne peut pas être une taxe s’il est déclaré être une redevance afférente au droit de propriété de l’État. L’objet principal du prélèvement n’a pas été pris en compte.

Ces affaires sont distinctes de celles dans le cadre desquelles la question est de savoir si le prélèvement constitue une taxe ou des frais réglementaires, comme les renvois récents relatifs à la Greenhouse Gas Pollution Pricing Act des Cours d’appel de la Saskatchewan et de l’Ontario.8] Ces affaires exigent la détermination de l’objet principal du prélèvement en vue de l’établissement du fait que le but de production de revenus du prélèvement est vraiment accessoire à un plus vaste objectif de réglementation. La Cour d’appel de l’Alberta réexaminera bientôt cette question dans le contexte du renvoi à la Greenhouse Gas Pollution Pricing Act provenant de l’actuel gouvernement provincial.

 

[1] Steam Whistle Brewing Inc v Alberta Gaming and Liquor Commission, 2019 ABCA 468.

[3] RSA 2000, c G-1.

[4] Au paragr. 72.

[5] R c. Comeau, 2018 CSC 15.

[6] Toronto Distillery Company Ltd v Ontario (Alcohol and Gaming Commission), 2016 ONCA 960.

[7] Unfiltered Brewing Incorporated v Nova Scotia Liquor Corporation, 2019 NSCA 10.

[8] Renvoi à la Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 2019 ONCA 544; Renvoi à la Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 2019 SKCA 40.