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La Cour d’appel de l’Alberta juge inconstitutionnel le régime fédéral d’évaluation des impacts

Auteur(s) : Maureen Killoran, c.r., Martin Ignasiak, Sander Duncanson, Sean Sutherland, Coleman Brinker et Lisa Rodriguez

Le 11 mai 2022

Introduction

Le 10 mai 2022, la Cour d’appel de l’Alberta (la Cour) a rendu public son avis consultatif concernant la validité constitutionnelle de la Loi sur l’évaluation d’impact du gouvernement du Canada (Canada), L.C. 2019, ch. 28, art. 1(LEI) et du Règlement sur les activités concrètes, DORS/2019-285 (Règlement sur les AC). Dans une décision à 4 contre 1, la majorité a estimé que la LEI et le Règlement sur les AC étaient inconstitutionnels.

Cet avis présente une analyse importante et opportune des pouvoirs constitutionnels respectifs des gouvernements provinciaux et fédéral concernant la réglementation et l’approbation des projets de mise en valeur des ressources à travers le prisme de l’évaluation environnementale et de l’évaluation des impacts.

Dans ce bulletin d’actualités Osler, nous résumons les principaux aspects de la décision pour les promoteurs et les entreprises soumis à la législation fédérale sur l’environnement.

Contexte

Promulguée en juin 2019 dans le cadre du projet de loi C-69, la LEI crée un régime d’évaluation fédérale des impacts des activités concrètes (ou projets) et établit un processus décisionnel fédéral s’appliquant à ces activités. Le Règlement sur les AC, adopté par le Cabinet fédéral en vertu de la LEI, établit la liste des activités concrètes qui entraînent l’application de la LEI en tant que « projets désignés ». Cette liste d’activités comprend, entre autres, certains projets de construction et d’agrandissement dans les domaines de l’exploitation minière, de l’hydroélectricité, des sables bitumineux ainsi que de l’extraction, du traitement et du stockage du pétrole et du gaz au-delà de seuils de production prescrits. Ces projets sont souvent entièrement situés à l’intérieur des frontières d’une province et, à ce titre, ils sont principalement régis par la législation provinciale en matière de protection de l’environnement et d’évaluation des impacts environnementaux.

La LEI est la version la plus récente et la plus complète du régime fédéral d’évaluation environnementale au Canada. Elle a abrogé et remplacé la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 2012, ch. 19, art. 52, que le gouvernement fédéral précédent avait promulguée en 2012 pour remplacer la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37 (LCEE 1992). La LCEE 1992 venait elle-même remplacer le régime antérieur prévu par le Décret sur les lignes directrices visant le processus d’évaluation et d’examen en matière d’environnement de 1984 (DLDPEEE). Il y a plus de 30 ans, le DLDPEEE survivait à une contestation judiciaire dans l’affaire Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports) (Oldman River).

Dans l’affaire Oldman River, la Cour suprême du Canada (CSC) s’était penchée sur la portée de l’autorité fédérale sur l’« environnement », un sujet diffus qui n’est pas expressément attribué à l’un ou l’autre des ordres de gouvernement en vertu de la Constitution. Fait important, bien qu’elle ait confirmé la validité du DLDPEEE, la CSC n’a pas oublié qu’elle devait examiner attentivement la législation fédérale en matière d’environnement pour s’assurer qu’elle n’était pas utilisée comme un « cheval de Troie constitutionnel permettant au gouvernement fédéral, sous prétexte de l’existence de quelque champ restreint de compétence fédérale, de procéder à un examen approfondi de questions qui relèvent exclusivement de la compétence des provinces ». 

Le Cabinet provincial de l’Alberta a saisi la Cour d’un renvoi concernant la validité constitutionnelle de la LEI et du Règlement sur les AC le 9 septembre 2019. L’Alberta soutenait que la LEI était le cheval de Troie que la CSC avait en tête dans l’arrêt Oldman River, qu’elle créait un véritable droit de veto fédéral sur la mise en valeur des ressources intraprovinciales et que, pour cette raison, elle était inconstitutionnelle. La Cour a entendu le renvoi entre le 22 et le 25 février 2021.

L’opinion majoritaire

Les juges majoritaires de la Cour, c’est-à-dire la juge en chef Fraser, le juge Watson et le juge McDonald (avec l’accord de la juge Strekaf), ont conclu que la LEI et le Règlement sur les AC étaient inconstitutionnels. La décision de la Cour s’appuie sur les principales conclusions de la majorité concernant la qualification appropriée de la LEI et du Règlement sur les AC que la majorité a considérés conjointement et que nous appellerons collectivement la LEIet leur classification en vertu du partage constitutionnel des compétences.

Qualification de la LEI et du Règlement sur les AC

Les juges majoritaires ont écarté la qualification étroite de la LEI par le Canada, selon laquelle cette loi établissait un processus fédéral d’évaluation environnementale visant à servir de protection contre les effets négatifs dans les limites de la compétence fédérale. Ils ont plutôt conclu que la qualification appropriée de la LEI était beaucoup plus large. Selon le raisonnement suivi par les juges majoritaires, la LEI établit un régime fédéral d’évaluation et de réglementation qui assujettit toutes les activités désignées par l’exécutif fédéral, qu’il s’agisse des activités reconnues comme étant de compétence fédérale exclusive (projets désignés de compétence fédérale) que les activités qui relèvent autrement de la compétence provinciale exclusive (activités intraprovinciales), à une évaluation de tous leurs effets ainsi qu’à une surveillance et à une approbation par les instances fédérales.

S’agissant de l’objet et des effets de la LEI, les juges majoritaires ont conclu que la LEI constitue un empiétement des pouvoirs du gouvernement fédéral parce que, notamment, elle soumet les projets de mise en valeur des ressources intraprovinciales à une évaluation de l’intérêt public et à un droit de veto du gouvernement fédéral fondés sur des politiques et des priorités fédérales, même si ces projets ne sont pas autrement soumis au processus décisionnel fédéral ou si les effets négatifs potentiels sur les domaines de compétence fédérale sont négligeables.

Classification relativement aux champs de compétence fédérale ou provinciale

Après avoir qualifié la LEI, les juges majoritaires ont déterminé que l’objet du régime ne relevait d’aucun chef de compétence fédérale en vertu de la Constitution. Ce faisant, la majorité a rejeté les arguments du Canada, qui invoquait notamment sa compétence en ce qui concerne les pêches, les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » et la théorie de l’intérêt national en vertu de la disposition relative à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement. La majorité s’est plutôt déclarée d’avis que la LEI, telle qu’elle s’applique aux projets désignés intraprovinciaux, relève directement de plusieurs chefs de compétence provinciale, y compris la compétence provinciale sur le développement et la gestion des ressources naturelles, les droits de propriété du gouvernement provincial en tant que propriétaire des terres publiques, les travaux et entreprises d’une nature locale, la gestion des terres publiques, la propriété et les droits civils et les questions de nature locale ou privée.

Les juges majoritaires ont statué que le fait que l’« environnement » soit une matière dont la compétence n’est attribuée à aucun des ordres de gouvernement dans la Constitution ne donne pas au gouvernement fédéral le pouvoir de régir les projets intraprovinciaux, ou leurs effets environnementaux, de façon générale. Au contraire, pour les deux ordres de gouvernement, la législation relative à l’environnement ou à la protection de l’environnement doit être liée à un chef de compétence précis en vertu de la Constitution. Selon les juges majoritaires :

[Traduction] […] lorsqu’une activité, comme un projet désigné intraprovincial, relève par ailleurs de la compétence exclusive des provinces, la compétence du Parlement se limite aux effets environnementaux de cette activité sur un chef de compétence fédérale. Par conséquent, le fait qu’un volet des effets environnementaux d’un projet désigné intraprovincial, celui des pêches par exemple, relève de la compétence fédérale ne donne pas compétence au Parlement de régir le projet désigné intraprovincial lui-même du début à la fin. Si c’était le cas, ce serait un moyen détourné pour le gouvernement fédéral de s’arroger ce qui constitue une compétence exclusive sur l’environnement et toutes les activités intraprovinciales. En effet, en cas de conflit entre les lois fédérales et les lois provinciales, en vertu de la doctrine de la prépondérance, la loi fédérale prévaudrait. [par.179]

En conséquence, la majorité a conclu que la LEI est inconstitutionnelle.

L’opinion dissidente

Dans leur longue dissidence, la juge Greckol exprime son désaccord avec les conclusions de la majorité au sujet de la validité constitutionnelle de la LEI. Contrairement aux juges majoritaires, la juge Greckol est d’avis que la LEI et le Règlement sur les AC constituent un régime d’évaluation qui ne fait que faciliter la planification, la collecte d’information et la prise de décision en collaboration avec d’autres instances afin de déterminer si les effets censés être de compétence fédérale sont dans l’intérêt public. Selon la juge Greckol, les projets désignés en vertu de la LEI sont tous des activités qui relèvent de la compétence fédérale ou qui peuvent avoir des effets sur des domaines de compétence fédérale, comme le poisson et son habitat, les espèces aquatiques, les terres fédérales ou les peuples autochtones. La juge Greckol considère donc que la LEI et le Règlement sur les AC constituent un exercice valide des pouvoirs du gouvernement fédéral.

Conclusion

Cet avis consultatif est une première évaluation importante de la validité constitutionnelle de la LEI. Bien que l’opinion majoritaire de la Cour soit un avis consultatif et qu’elle n’ait pas d’effet immédiat sur l’applicabilité de la LEI, elle pourrait modifier profondément la portée du processus décisionnel fédéral sur les projets intraprovinciaux qui ne sont pas autrement assujettis à la réglementation fédérale.

Premièrement, l’accent mis par la majorité sur le fait que la LEI déclenche un processus décisionnel fédéral sur des projets n’ayant que des effets potentiels minimes sur les domaines de compétence fédérale peut avoir des conséquences allant bien au-delà de cet avis consultatif en ce qui concerne d’autres pouvoirs décisionnels fédéraux. Même si une telle législation relève de la compétence fédérale, l’accent mis par la majorité sur l’absence de seuil d’importance est pertinent pour déterminer le caractère raisonnable de l’exercice de la compétence fédérale à l’égard d’un projet ou d’une activité en particulier.

Deuxièmement, l’opinion majoritaire exprime une inquiétude particulière concernant l’extension de l’évaluation fédérale à des domaines ne relevant pas de la compétence fédérale, ce qui équivaut à l’octroi d’un véritable droit de veto par le truchement d’un élargissement de l’évaluation de l’intérêt public et du processus décisionnel connexe. L’évaluation de l’intérêt public est une caractéristique de plusieurs processus décisionnels fédéraux prévus par la loi. Lorsqu’une telle évaluation va au-delà de la simple appréciation des questions de compétence fédérale, elle peut être suspecte sur le plan constitutionnel et susceptible d’être contestée. Le gouvernement fédéral ayant au cours des dernières années de plus en plus manifesté la volonté de décider de la façon dont la mise en valeur des ressources devrait se faire dans les provinces (par exemple, en interdisant les nouvelles mines de charbon et en éliminant progressivement la production d’électricité à partir du charbon, en suggérant que les nouveaux projets de sables bitumineux ne sont peut-être pas dans l’intérêt public et en établissant des plans agressifs de réduction des émissions qui exigent l’élimination de toute énergie produite à partir de combustibles fossiles), cet aspect de l’opinion de la majorité pourrait venir contrecarrer l’approche directive actuelle du Canada pour l’avenir de l’économie de notre pays.

Troisièmement, bien que le pouvoir du gouvernement fédéral d’imposer des normes fédérales minimales pour la tarification du carbone ait été récemment confirmé par la CSC dans l’affaire Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (Renvoi LTPGES), les juges majoritaires ont souligné que le Renvoi LTPGES n’avait pas étendu le pouvoir fédéral au-delà de ces normes minimales de tarification pour inclure la réglementation des gaz à effet de serre de façon plus générale, ou toute autre question au sein d’une province visée par la LEI.

Quatrièmement, selon le raisonnement de la majorité, la LEI entrave l’autonomie des peuples autochtones en matière de conclusion d’arrangements licites avec les autorités provinciales et les promoteurs de projets intraprovinciaux en leur imposant comme critères ce que les décideurs fédéraux considèrent comme servant au mieux leurs intérêts. Ce raisonnement s’inscrit dans la continuité d’une tendance observée dans des affaires telles que Ermineskin et AltaLink qui souligne l’importance de l’autodétermination, de l’autonomie et de la réconciliation économique pour les communautés et les groupes autochtones, lesquels sont les mieux placés pour prendre leurs propres décisions et effectuer leurs propres analyses coûts-avantages de projets particuliers se déroulant sur leurs territoires traditionnels.

Peu après que la Cour ait rendu publique sa décision, le Canada a annoncé qu’il porterait celle-ci en appel devant la CSC, ce qu’il peut faire de plein droit. Par conséquent, l’opinion exprimée par la Cour ne sera pas le dernier mot sur la constitutionnalité de la LEI et sur la portée des pouvoirs fédéraux de réglementer la mise en valeur des ressources dans l’intérêt de la protection de l’environnement.