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La Cour suprême du Canada explique la loi sur l’expropriation de fait

Auteur(s) : Maureen Killoran, c.r., Chris Barnett, Sander Duncanson, Sean Sutherland, Erin Bower

Le 24 octobre 2022

Introduction

Le 21 octobre 2022, la Cour suprême du Canada (CSC) a rendu sa décision dans l’arrêt Annapolis Group Inc c. Municipalité régionale d’Halifax réexaminant le critère relatif à l’appropriation par interprétation (ou à l’expropriation de fait).[1] 

Dans une décision à 5 contre 4, la CSC a précisé les circonstances selon lesquelles la réglementation gouvernementale de l’utilisation du territoire peut donner lieu à une appropriation par interprétation d’une propriété privée. Au lieu d’exiger d’un propriétaire qu’il démontre qu’une autorité gouvernementale a obtenu un droit de propriété officiel sur le bien, la CSC a expliqué qu’un demandeur doit démontrer : 1) que le gouvernement a obtenu un « avantage » découlant du bien; et 2) que la réglementation n’élimine pas toutes les utilisations raisonnables ou économiques d’un bien.

Expropriation

Rappelons qu’en droit, une « appropriation » ou une « expropriation » est « l’acquisition forcée par la Couronne d’une propriété privée à des fins publiques »[2]. Il existe deux formes d’appropriation : 1) l’appropriation de droit, lorsque le gouvernement obtient officiellement le titre ou la possession d’une propriété au moyen de la législation, et 2) l’appropriation par interprétation ou de fait, lorsqu’il y a une expropriation effective d’une propriété privée par une autorité publique exerçant ses pouvoirs de réglementation entravant de manière importante l’utilisation et la jouissance du bien par le propriétaire[3]. En common law, il existe un droit présumé à une indemnisation lorsque le gouvernement confisque une propriété privée. Cette présomption ne peut être écartée que par un texte législatif clair indiquant qu’une indemnité n’est pas requise[4].

Contexte factuel

Annapolis Group Inc. (Annapolis) possédait 965 acres de terrains (les terrains d’Annapolis ou les terrains) à Halifax et prévoyait de les aménager. Depuis 2006, dans le cadre de sa stratégie régionale de planification municipale, la Municipalité régionale d’Halifax (Halifax) envisageait des aménagements sur les terrains d’Annapolis, mais au préalable, Halifax devait adopter une résolution autorisant un « processus de planification secondaire » ainsi qu’une modification du règlement applicable en matière d’aménagement du territoire.

Après avoir tenté d’aménager les terrains pendant plusieurs années, Halifax a refusé d’accorder à Annapolis les autorisations en 2016. Annapolis a ensuite intenté une action en justice invoquant, entre autres, une appropriation par interprétation. Annapolis alléguait que les mesures réglementaires prises par Halifax l’avaient privée de toutes les utilisations raisonnables ou économiques de ses terrains, et qu’elle avait acquis un intérêt bénéficiaire dans les terrains en permettant aux membres du public d’utiliser les terrains pour des activités récréatives. 

Halifax a sollicité le rejet sommaire de la demande d’Annapolis relative à l’appropriation par interprétation. Le juge saisi de la requête d’Halifax a rejeté ladite requête, concluant que la demande soulevait de vastes questions de faits importantes requérant la tenue d’un procès afin de déterminer si Halifax avait réellement encouragé le public à utiliser les terrains comme un parc. La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a infirmé la décision du juge saisi de la requête, rejetant sommairement la demande d’appropriation par interprétation au motif raisonnable qu’elle n’avait aucune chance de succès.

L’opinion majoritaire de la CSC

La majorité des juges de la CSC a accueilli l’appel et a ordonné que la demande d’Annapolis fasse l’objet d’un procès afin de déterminer : 1) si Halifax avait effectivement fait la promotion des terrains d’Annapolis en tant que parc public; et 2) si les actions prises par Halifax avaient éliminé toute utilisation raisonnable des terrains.

Un intérêt bénéficiaire est un avantage 

La majorité a confirmé que le critère relatif à l’appropriation par interprétation exige qu’un demandeur démontre que le gouvernement : 1) a acquis un intérêt bénéficiaire dans une propriété privée; et 2) a éliminé toute utilisation raisonnable du bien. Mais la majorité a expliqué que l’« intérêt bénéficiaire » devait être compris de façon plus large comme un avantage découlant du bien en faveur de l’État et ne devait pas nécessairement constituer une acquisition réelle du bien[5].

Les circonstances doivent éclairer l’analyse portant sur l’appropriation par interprétation

En outre, la majorité a donné pour instruction aux tribunaux qui décident si une mesure réglementaire entraîne une appropriation par interprétation de considérer la substance plutôt que la forme et d’évaluer, entre autres, la nature du terrain, la nature de l’acte gouvernemental, le préavis donné au propriétaire des restrictions au moment de l’acquisition du bien, et si les restrictions sont conformes aux attentes raisonnables du propriétaire[6]. En d’autres termes, le contexte fait partie de l’analyse des appropriations par interprétation.

Plus particulièrement, la majorité a déclaré qu’un « règlement qui ne laisse au titulaire de droits qu’une utilisation théorique des terrains, privé de toute valeur économique », constituerait une appropriation par interprétation, car il pourrait également s’agir de « restreindre les utilisations des terrains privés à des fins publiques, telles que la conservation, les loisirs ou les utilisations institutionnelles »[7].

Le motif est pertinent

L’autre question clé abordée par la majorité était de savoir si l’intention d’une autorité publique selon la réglementation de la propriété est pertinente pour le critère de l’appropriation par interprétation. En l’espèce, la majorité a estimé que, bien que l’intention du gouvernement ne soit pas un élément du critère de l’appropriation par interprétation, elle peut constituer des éléments de preuve de l’appropriation par interprétation[8]. Par exemple, l’intention de s’approprier un bien par interprétation est une preuve pouvant étayer la conclusion selon laquelle le propriétaire foncier a perdu toute utilisation raisonnable de son terrain. Toutefois, cela ne change pas la substance du critère qui consiste à déterminer si les restrictions qu’imposent le gouvernement à une propriété lui confèrent un avantage équivalent à une appropriation par interprétation[9].

Droits de propriété en common law confirmés

La majorité a également noté que la common law garantit aux Canadiens et aux Canadiennes des droits de propriété, même si la Charte canadienne des droits et libertés ne le prévoit pas. L’absence de droits de propriété dans la Charte n’empêche pas les demandes portant sur les appropriations par interprétation fondées sur de tels droits en common law[10].

L’opinion dissidente de la CSC

La dissidence aurait rejeté l’appel. En désaccord avec la majorité, la dissidence a soutenu que l’« intérêt bénéficiaire » acquis par le gouvernement devait être considéré comme un droit de propriété et non comme la notion plus large d’un avantage, et que l’intention n’était pas pertinente pour l’analyse d’une appropriation[11].

Conclusion

L’explication de la CSC fournit une compréhension plus substantielle et contextuelle du critère de l’appropriation par interprétation, ou de l’expropriation de fait, qui met en avant les conséquences pour le propriétaire du bien. À la suite d’une telle décision, le gouvernement ne peut plus prétendre que la loi exige le transfert d’un droit de propriété formel du propriétaire au gouvernement pour établir une appropriation par interprétation.

Il est important de noter que cette affaire établit aussi clairement que le zonage « qui préserve efficacement un terrain privé en tant que ressource publique » peut donner lieu à une plainte pour appropriation par interprétation s’il prive également le propriétaire de toutes les utilisations raisonnables de son terrain[12].

Toutefois, la CSC a confirmé que tout droit à une indemnisation peut être limité par voie législative[13]. Plusieurs lois qui donnent au gouvernement le pouvoir de réglementer l’utilisation des terrains contiennent des formulations pouvant servir de base à l’argument selon lequel aucune indemnité ne devrait être versée. La portée et l’effet d’une telle formulation dépendront de la nature de l’appropriation par interprétation et du type de plainte déposée.

Dorénavant, les propriétaires disposent de moyens pour formuler une plainte pour appropriation par interprétation lorsque la réglementation gouvernementale et les décisions concernant l’utilisation des terrains ont pour conséquence de priver les propriétaires de toutes les utilisations raisonnables de leur bien, sous réserve de toute prescription légale.


[1] Il convient de noter que la majorité des juges a exprimé une préférence pour le terme « appropriation par interprétation » par opposition à « appropriation de fait » ou « appropriation réglementaire » (Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax, 2022 CSC 36, paragraphe 17 [Annapolis]).

[2] Annapolis, paragraphe 18.

[3] Annapolis, paragraphes 18 et 19.

[4] Annapolis, paragraphes 21 et 22.

[5] Annapolis, paragraphe 40

[6] Annapolis, paragraphe 45.

[7] Annapolis, paragraphe 45.

[8] Annapolis, paragraphe 53.

[9] Annapolis, paragraphe 53.

[10] Annapolis, paragraphe 24.

[11] Annapolis, paragraphes 85, 86, 110 et 119.

[12] Annapolis, paragraphe 58.

[13] Annapolis, paragraphes 21, 22 et 78.