PERSPECTIVES JURIDIQUES OSLER 2025

Conciliation d’un titre ancestral et de droits privés de propriété sur un territoire non cédé Conciliation d’un titre ancestral et de droits privés de propriété sur un territoire non cédé

4 décembre 2025 10 MIN DE LECTURE

Key Takeaways

  • Au Canada, des affaires récentes comme Cowichan et Wolastoqey ont changé la relation entre le titre ancestral et le fief simple sur les territoires non cédés.
  • Selon la décision Cowichan, un titre ancestral peut être reconnu sur des terres détenues en fief simple, mais il n’annule pas la propriété privée.
  • Le titre ancestral n’est pas subordonné aux droits de propriété en fief simple : c’est un droit prioritaire et antérieur. Les deux peuvent coexister, mais leur exercice doit être concilié.

La jurisprudence canadienne récente redéfinit l’intersection du titre ancestral et des droits privés de propriété, ce qui soulève des questions légales et pratiques en matière de propriété sur les territoires non cédés du pays. L’affaire Cowichan, en particulier, a fait les manchettes.

À court terme, les gouvernements du Canada et les titulaires de titres ancestraux devront tenter de concilier leurs droits par voie de négociation. S’ils ne parviennent pas à s’entendre, les tribunaux devront déterminer la mesure de redressement appropriée lorsque des terres détenues de façon privée font l’objet d’un titre ancestral.

Nations Wolastoqey c. Nouveau-Brunswick, Canada et autres

Comme nous en avons discuté dans un précédent article, en 2021, six nations Wolastoqey ont déposé une revendication visant à obtenir une déclaration de titre ancestral sur plus de la moitié des terres situées au Nouveau-Brunswick. Elle était présentée contre la province du Nouveau-Brunswick, le procureur général du Canada et plusieurs entreprises et entités privées (les parties défenderesses du secteur industriel), et visait 283 204 parcelles de terrain distinctes. Parmi ces parcelles se trouvaient des terres appartenant aux parties défenderesses du secteur industriel et d’autres personnes morales et entités privées.

En 2024, les parties défenderesses du secteur industriel et le Nouveau-Brunswick ont présenté des requêtes distinctes visant le rejet des arguments des nations Wolastoqey. La Cour du Banc du Roi du Nouveau-Brunswick a accueilli la demande de mesure de redressement déclaratoire présentée contre les gouvernements provincial et fédéral, mais a invalidé les arguments présentés contre les parties défenderesses du secteur industriel. Comme nous l’avons précédemment souligné, l’absence de relation juridique entre les parties était un point clé pour la Cour. Une déclaration de titre ancestral peut avoir des effets sur des intérêts non gouvernementaux et privés, mais elle n’est opposable qu’à la Couronne, qui est donc responsable de toute mesure de redressement en découlant. Les droits ancestraux prévus par la Constitution s’exercent contre la Couronne, et non contre des parties privées. Comme aucune relation juridique ne liait les parties défenderesses du secteur industriel et les nations Wolastoqey, la Cour a conclu que les déclarations et les mesures de redressement visant directement ces parties défenderesses n’avaient aucune chance raisonnable de succès et a rejeté le tout.

Même si les réclamations présentées contre les parties défenderesses du secteur industriel ont été rejetées, les terres détenues en fief simple par des propriétaires privés, y compris ces parties défenderesses, demeurent visées par la revendication et pourraient faire l’objet d’une déclaration de titre ancestral. Les parties défenderesses du secteur industriel ont donc interjeté appel de la décision. L’audience a eu lieu le 21 octobre 2025, et le jugement est en délibéré. Mentionnons que les nations Wolastoqey ont dit qu’elles ne cherchaient pas à obtenir de mesure de redressement auprès de propriétaires de maison privés.

Cowichan Tribes v. Canada (Attorney General)

Des questions similaires ont été étudiées en Colombie-Britannique. Le 7 août 2025, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu sa décision dans l’affaire Cowichan Tribes v. Canada (Attorney General). Comme nous en avons discuté précédemment, cette décision phare est la première dans l’histoire canadienne où un titre ancestral est reconnu sur des terres détenues en partie en fief simple.

Dans cette affaire, la nation Cowichan a intenté une action visant à obtenir, entre autres, une déclaration de titre ancestral sur son village traditionnel de Tl’uqtinus, situé sur la rive sud de l’île Lulu à Richmond, en Colombie-Britannique. La zone visée était sur des terres appartenant au Canada, à l’Administration portuaire Vancouver Fraser, à la Ville de Richmond et à des entités privées. Les Cowichans voulaient aussi une déclaration selon laquelle les titres et intérêts en fief simple du Canada et de Richmond étaient viciés et invalides. Ils ne réclamaient pas l’invalidité des titres en fief simple des propriétaires privés.

Au terme d’un procès de 513 jours qui s’est échelonné sur près de quatre ans, la Cour a déterminé que la nation Cowichan avait un titre ancestral sur une portion de la zone revendiquée. La Cour a aussi conclu que ce titre ancestral n’avait pas été éteint par une intervention législative de la province, car elle n’en avait pas compétence. Les droits accordés par la Couronne sur les terres visées par le titre ancestral des Cowichans constituaient une atteinte injustifiable à ce titre. La Couronne n’avait pas le pouvoir légal ou constitutionnel d’octroyer à quiconque des concessions sur ces terres, car elles avaient été réservées pour les Cowichans. Enfin, la Cour a déterminé que la Land Title Act de la Colombie-Britannique ne remédiait pas aux vices dans les concessions de la Couronne. Elle a déclaré que les titres et intérêts en fief simple du Canada et de Richmond étaient viciés et invalides. Elle a toutefois suspendu cette déclaration pour une période de 18 mois afin de donner le temps aux parties de prendre les mesures nécessaires.

Toutes les parties ont interjeté appel de cette décision. Les Cowichans contestent notamment la décision de la Cour de reconnaître un titre ancestral seulement sur une portion du territoire revendiqué. Le 6 novembre 2025, Montrose Properties, un propriétaire privé touché par la décision, a annoncé son intention de demander à être désigné comme partie dans l’affaire et de faire rouvrir la décision.

Autres affaires récentes au Canada

Peu de temps après la publication de la décision Cowichan, la Cour suprême de la Colombie-Britannique, dans l’affaire The Council of the Haïda Nation v. British Columbia, a émis une déclaration de titre ancestral sur les zones terrestres de Haïda Gwaii. C’est la première fois qu’un tribunal émet une telle déclaration avec le consentement des parties de la Couronne. Le titre ancestral de la Nation haïda avait déjà été reconnu dans une loi, la Haïda Nation Recognition Amendment Act, 2024, et le Canada le fera également dans une loi semblable. La Cour est d’avis que les déclarations ont tout de même une utilité pratique, car elles font acte de reconnaissance, favorisent la réconciliation et peuvent aider à trancher les questions restantes dans des litiges en dommages-intérêts intentés pour des atteintes ou des entraves au titre ancestral. Pour en savoir plus sur cette affaire, consultez notre blogue sur le droit autochtone et notre bulletin d’actualités Osler.

Le 24 octobre 2025, la communauté Kitigan Zibi Anishinabeg (Kitigan) a présenté une revendication territoriale à la Cour supérieure du Québec contre la province de Québec et le Canada visant un grand territoire dans l’ouest du Québec. Comme les Wolasteqey et les Cowichans, la communauté Kitigan a indiqué qu’elle ne souhaitait pas que sa revendication touche les droits des propriétaires privés.

Le 21 novembre 2025, un projet d’action collective a été déposé auprès de la Cour suprême de la Colombie-Britannique contre cette province et le Canada au nom de titulaires de titres en fief simple de la Colombie-Britannique touchés par la décision Cowichan. Le demandeur allègue, entre autres, que les défendeurs ont fait des déclarations fausses et trompeuses quant à la valeur des titres enregistrés en Colombie-Britannique, sur lesquels les membres du groupe se sont fiés à leur détriment. L’action n’a pas encore été autorisée à titre d’action collective.

Conséquences pour les droits de propriété

Les conséquences juridiques et pratiques de ces décisions soulèvent d’importantes questions pour les gouvernements, les sociétés, les promoteurs et les citoyens quant à l’étendue et à la validité de leurs droits de propriété sur des terres non cédées qui font ou pourraient faire l’objet de revendications de titres ancestraux. En attendant que les cours d’appel se prononcent ou que des ententes soient négociées, un flou non négligeable entoure les situations où il y a des intérêts divergents ou des revendications concurrentes. Malgré tout, quelques concepts importants ressortent de la jurisprudence rendue à ce jour.

Premièrement, dans les affaires Wolasteqey et Cowichan, les cours ont souligné que ni le titre ancestral ni le titre en fief simple n’est absolu. Le titre ancestral est soumis à certaines contraintes : il est par exemple inaliénable, sauf s’il s’agit d’une cession à la Couronne. Il est détenu collectivement et il est impossible de le grever de charges ou de l’utiliser d’une façon qui empêcherait les générations futures d’en jouir.

La propriété en fief simple est elle aussi assortie de limites, comme des restrictions d’ordre public ou prévues par la common law (droit de la nuisance, par exemple) ou la loi (exhérédation, biens matrimoniaux, etc.). Les lois sur l’urbanisme, la protection de l’environnement, le zonage, l’expropriation par l’État et l’aéronautique, de même les droits de la Couronne sur les minéraux, imposent aussi des limites.

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Deuxièmement, la décision Cowichan indique explicitement que le titre ancestral n’est pas inférieur au titre de propriété en fief simple. Vu son caractère sui generis et le fait qu’il précède la colonisation, le titre ancestral est un droit antérieur et prioritaire qui grève les terres sur lesquelles des intérêts en fief simple ont été octroyés. Ces droits peuvent coexister, mais il faut concilier leur exercice.

Troisièmement, comme cela a été abondamment expliqué dans les affaires Wolasteqey et Cowichan, la négociation sera essentielle pour concilier des intérêts divergents. Une fois les conclusions de fait et de droit établies dans un litige concernant un titre ancestral, il s’ensuit généralement une phase de négociation et de réconciliation. Il revient alors à la Couronne de concilier les intérêts divergents en négociant avec les groupes autochtones. Dans le cadre de ce processus, la Couronne doit tenir compte des répercussions sur les titulaires de titres de propriété en fief simple. Elle peut le faire de différentes façons. D’un côté du spectre, il y a l’indemnisation des titulaires de titre ancestral. De l’autre, il y a l’adoption d’une loi d’expropriation prévoyant une indemnisation adéquate pour les titulaires de titres de propriété en fief simple.

À quoi s’attendre en 2026

Les tribunaux ont indiqué que la meilleure voie pour la conciliation du titre ancestral et des droits privés de propriété est celle de la négociation entre la Couronne et les Premières Nations. En l’absence d’une résolution négociée, la Première Nation titulaire du titre ancestral devra demander une ordonnance corrective au tribunal. À court terme, nous surveillerons l’issue des négociations entamées par la Couronne et le traitement qui sera réservé aux droits privés de propriété dans d’éventuelles ententes.