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Les États-Unis « suspendent » l’application des lois sur la corruption transnationale pendant que le département de la Justice réexamine les priorités Les États-Unis « suspendent » l’application des lois sur la corruption transnationale pendant que le département de la Justice réexamine les priorités

14 février 2025 7 MIN DE LECTURE

Dans le cadre de son scepticisme largement reconnu à l’égard de la loi américaine intitulée Foreign Corrupt Practices Act (la FCPA), le président américain, Donald Trump, a ordonné au département de la Justice (le DOJ) de suspendre temporairement l’application de la FCPA. Le décret ordonne également au procureur général des États-Unis d’en revoir les orientations afin de donner la priorité aux intérêts économiques américains. Cette nouvelle pourrait marquer un changement important dans les mesures agressives que les États-Unis avaient l’habitude de prendre en matière d’application des lois sur la corruption transnationale contre les acteurs américains et étrangers, et pourrait créer un vide dans l’application des lois sur la corruption transnationale partout dans le monde.

Les États-Unis suspendent l’application de la FCPA par le DOJ

La FCPA est la principale loi américaine régissant la corruption à l’étranger. Comme son équivalent canadien, la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers (la LCAPE), elle érige en infraction nationale le fait de se livrer à des pratiques de corruption à l’étranger. Plus précisément, la FCPA et la LCAPE interdisent d’effectuer ou d’offrir des paiements corrompus à des agents publics étrangers et de dissimuler la corruption au moyen de pratiques comptables fausses ou déficientes. Les entreprises canadiennes ne sont pas à l’abri d’enquêtes et de poursuites en vertu de la FCPA : en plus d’être soumises à la LCAPE, les entreprises canadiennes peuvent également être soumises à la FCPA si, entre autres, elles exercent des activités aux États-Unis ou sont inscrites à la cote de bourses américaines.

Selon le décret du président Trump, le procureur général des États-Unis disposera d’une période de 180 jours (qui pourra être prolongée de 180 jours supplémentaires) pour faire ce qui suit :

  • [traduction libre] « examiner en détail toutes les enquêtes et toutes les mesures d’application de la loi en cours au titre de la FCPA et prendre les mesures qui s’imposent en l’espèce pour recadrer de manière appropriée les mesures en question et préserver les prérogatives du Président en matière de politique étrangère »
  • « publier des lignes directrices ou des politiques actualisées, le cas échéant, afin de promouvoir de manière adéquate le pouvoir conféré au Président en vertu de l’article II de mener les affaires étrangères et de donner la priorité aux intérêts américains, à la compétitivité économique des États-Unis par rapport aux autres nations, et à l’utilisation efficace des ressources fédérales en matière d’application de la loi »

Au cours de cette période de 180 jours, le DOJ ne peut pas ouvrir de nouvelles enquêtes ou prendre de nouvelles mesures d’application de la loi au titre de la FCPA, sauf dans certains cas particuliers.

Pour l’instant, aucun changement n’a été annoncé en ce qui concerne la capacité ou la stratégie de la Securities and Exchange Commission (SEC) des États-Unis de mener des actions civiles en application des dispositions anti-corruption et comptables de la FCPA à l’encontre de sociétés dont les titres sont inscrits à la cote d’une bourse aux États-Unis.

Mesures d’application de la loi prises en vertu de la FCPA et de la LCAPE

La FCPA a été promulguée en 1977 à la suite de la révélation de contributions illégales à des campagnes électorales dans le cadre de l’enquête sur le scandale du Watergate, de blanchiment d’argent par l’intermédiaire de pays étrangers et de paiements « douteux » (questionable) effectués par des entreprises à des agents publics étrangers et nationaux. Elle a marqué un tournant en reconnaissant, pour la première fois, que la corruption d’agents publics étrangers constituait une infraction nationale. À la suite des pressions exercées par les États-Unis – motivées par la crainte que les entreprises américaines ne soient pas compétitives par rapport à celles des pays où la corruption transnationale restait autorisée –, l’OCDE a adopté en 1997 la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales (la Convention de l’OCDE), qui exige des pays signataires qu’ils maintiennent et fassent appliquer leur propre loi interdisant la corruption transnationale. Conformément à ses obligations en vertu de la Convention de l’OCDE, le Canada a promulgué sa propre loi sur la corruption d’agents publics étrangers (la LCAPE) en 1998.

Depuis lors, les États-Unis sont le leader mondial en matière d’application des lois sur la corruption transnationale, et leur approche agressive a fait en sorte qu’il n’a pas été rare de voir des entreprises se faire infliger des amendes se chiffrant en centaines de millions de dollars. L’application de la FCPA par les États-Unis est depuis longtemps saluée par les groupes de pression comme « l’étalon-or de la lutte contre la corruption » (gold standard in the fight against corruption). Ces mesures d’application de la loi ont surtout ciblé des entités étrangères, la quasi-totalité des sanctions pécuniaires les plus importantes imposées en vertu de la FCPA l’ayant été à l’encontre de sociétés étrangères.

En revanche, le Canada a toujours été critiqué pour son manque apparent d’efforts en la matière. En particulier, comme nous l’avons déjà écrit [en anglais seulement], les récents résultats du rapport de phase 4 sur le Canada [en anglais seulement] du Groupe de travail de l’OCDE sur la corruption portant évaluation de la mise en œuvre par le Canada de la Convention de l’OCDE dans les transactions commerciales internationales ont été cinglants. Le Groupe de travail a constaté que la répression de la corruption transnationale restait « excessivement faible » (exceedingly low) compte tenu de la taille de l’économie canadienne et des secteurs industriels dans lesquels ses entreprises exercent leurs activités.

Il est à noter que les États-Unis et le Canada ont adopté des approches [en anglais seulement] très différentes en matière d’enquêtes et de poursuites dans les domaines de la corruption et de la criminalité financière. Au Canada, la lutte contre la corruption transnationale est largement du ressort de la police fédérale (c’est-à-dire de la GRC). Aux États-Unis, en revanche, la lutte contre de telles activités est souvent menée en partenariat par les organismes de réglementation des marchés financiers et les procureurs fédéraux. La FCPA, en particulier, est appliquée au pénal par le DOJ et au civil par la SEC.

Répercussions éventuelles

Il reste à voir comment le décret se répercutera sur les activités commerciales et le climat des affaires pour les parties prenantes aux États-Unis, au Canada et ailleurs dans le monde.

Au niveau national, le procureur général des États-Unis n’a pas encore indiqué comment il interpréterait la directive de l’actuelle administration américaine ordonnant au DOJ de revoir son approche en matière d’application de la loi afin de donner la priorité aux intérêts américains. On ne sait pas non plus si la forte réduction des efforts déployés par les États-Unis en matière d’application de la loi deviendra plus permanente.

Au niveau mondial, compte tenu de la position de leader des États-Unis au sein de la communauté internationale en matière de lutte contre la corruption transnationale (et de leur forte présence dissuasive pour les entités américaines et étrangères), un tel changement d’approche pourrait affaiblir la lutte contre la corruption transnationale dans le monde entier. Il pourrait revenir à d’autres pays – y compris des pays appliquant traditionnellement des mesures vigoureuses comme le Royaume-Uni, ainsi que des pays appliquant des mesures molles comme le Canada – d’intervenir et de combler le vide laissé par les États-Unis dans leur propre pays. Le président Trump a notamment déclaré que la FCPA créait des conditions de concurrence inégales pour les entreprises américaines par rapport à leurs homologues dans les pays où la répression de la corruption n’est pas importante – l’une des principales préoccupations ayant conduit les États-Unis à faire pression et à adopter la Convention de l’OCDE en premier lieu. On peut donc se demander si le fait de pousser les pays perçus comme retardataires, tels que le Canada, à renforcer leurs mesures d’application de la loi n’a pas joué un rôle dans la décision de l’administration américaine.

Quoi qu’il en soit, en interrompant temporairement l’application de la FCPA pendant que l’examen ordonné est en cours, l’administration américaine actuelle adopte une approche qui pourrait avoir des répercussions sur les engagements des États-Unis en tant que signataire de la Convention de l’OCDE et sur leur réputation de leader mondial en matière de lutte contre la corruption transnationale.