Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Toronto
Associé, Litiges, Toronto
Associé, Droit des sociétés, Calgary
Sociétaire, Litiges, Toronto
Au Canada comme aux États-Unis, les acteurs du secteur des cryptomonnaies ont participé quelque peu à contrecœur à une longue danse avec les organismes de réglementation pour déterminer lesquels d’entre eux pouvaient exercer leur compétence sur les activités liées aux cryptomonnaies et comment cette compétence devait être exercée. Alors que le secteur des cryptomonnaies semble prospérer, l’incertitude quant à la manière dont les cryptomonnaies doivent être réglementées, et par qui, a jeté une ombre au tableau. En janvier dernier, deux décisions rendues par des tribunaux américains concernant la bourse de cryptomonnaies Coinbase Global Inc. (Coinbase) ont laissé présager que ces questions allaient être clarifiées prochainement. Coinbase a été confrontée au même adversaire dans les deux cas – la Securities and Exchange Commission (SEC) –, mais la question de droit à trancher dans l’un et l’autre différait.
En parallèle, l’ascension d’un nouveau président et d’une nouvelle administration aux États-Unis s’est accompagnée d’un changement apparent de paradigme : le président Trump a indiqué que son administration serait la plus favorable aux cryptomonnaies à ce jour, et que les organismes de réglementation fédéraux devaient administrer leurs pouvoirs de réglementation en conséquence. Coïncidant avec ce changement, Coinbase a indiqué le 21 février 2025 que la SEC avait accepté en principe d’annuler l’action coercitive à son encontre. La SEC votera officiellement sur cette question demain. Dans l’intervalle, la SEC a également mis un terme à ses enquêtes sur d’autres acteurs du secteur des cryptomonnaies, tels qu’OpenSea et Robinhood.
Ce changement est bien accueilli par le secteur. Néanmoins, il a pour conséquence que les cours d’appel fédérales américaines n’auront pas la possibilité d’examiner comment les lois fédérales américaines sur les valeurs mobilières s’appliquent aux actifs numériques et, ainsi, de trancher la question de droit sous-jacente. Malheureusement pour les observateurs du droit, tant que le cadre de réglementation n’aura pas été clarifié que ce soit par la SEC elle-même ou par le législateur au moyen d’une législation ciblée, la question de savoir si et dans quelle mesure les lois américaines sur les valeurs mobilières s’appliquent aux actifs numériques restera sans réponse.
Quoi qu’il en soit, il reste à voir si les organismes de réglementation du Canada suivront l’orientation donnée par la SEC ou si, en ce qui concerne les actifs numériques, ils continueront à préconiser la voie réglementaire. Étant donné que le paysage réglementaire est tout aussi obscur au Canada, un cadre réglementaire clair qui traite explicitement des actifs numériques serait certainement le bienvenu.
Annulation de l’action coercitive engagée par la SEC à l’encontre de Coinbase : abandon probable d’un appel important
Par une plainte [PDF] datée du 6 juin 2023 (près d’un an après que Coinbase a demandé à la SEC d’établir des règles et tenté de s’enregistrer auprès d’elle en tant que courtier en valeurs mobilières), la SEC a engagé une action coercitive à l’encontre de Coinbase (Coinbase Global, Inc. et Coinbase, Inc.) devant la cour fédérale du district Sud de New York.
La SEC a allégué que, depuis au moins 2019, Coinbase faisait affaire en tant que courtier, bourse et chambre de compensation non enregistrés en relation avec 13 cryptoactifs distincts offerts sur sa plateforme, en violation des lois fédérales sur les valeurs mobilières. Elle a également allégué que Coinbase s’était livrée à un placement de valeurs mobilières non enregistrées par le biais de son programme d’immobilisation à la demande (staking-as-a-service), en violation des lois fédérales sur les valeurs mobilières.
Le 4 août 2023, cherchant à faire annuler l’action de la SEC à son encontre, Coinbase a déposé une requête préliminaire pour l’obtention d’un jugement sur les plaidoiries. Le 27 mars 2024, la juge Failla de la cour fédérale du district Sud de New York a rejeté [PDF] la requête de Coinbase. Estimant que les allégations de la SEC étayaient de manière plausible son affirmation selon laquelle Coinbase faisait affaire en tant qu’intermédiaire non enregistré de valeurs mobilières, elle a permis à l’action de la SEC de suivre son cours.
La juge Failla a reconnu que la capacité de la SEC à obtenir gain de cause relativement à l’une quelconque de ses prétentions dépendait en grande partie de la question fondamentale de savoir si l’une quelconque des opérations sur les 13 cryptoactifs mentionnés pouvait être considérée comme une opération sur « valeurs mobilières » (securities) en vertu des lois fédérales sur les valeurs mobilières. Elle a poursuivi en concluant que la SEC avait plaidé des faits adéquats (s’ils sont reconnus comme étant véridiques, ce qui est la norme pour une requête préliminaire de ce type), à savoir que les opérations en question constituaient des « contrats de placement » (investment contracts) selon le critère à trois volets que la Cour suprême des États-Unis a établi dans l’arrêt SEC v. W.J. Howey Co.
Selon l’arrêt Howey, un contrat de placement est un contrat, une opération ou un système par lequel une personne (1) qui investit son argent (2) dans une entreprise commune (3) est amenée à s’attendre à faire un profit uniquement grâce aux efforts du promoteur ou d’un tiers. Coinbase n’a pas contesté le premier volet du critère, et la juge Failla a estimé que la SEC avait plaidé adéquatement que « [traduction libre] les acquéreurs de certains cryptoactifs offerts sur la plateforme Coinbase et par l’intermédiaire du service Prime [de Coinbase] avaient investi dans une entreprise commune et avaient été amenés à s’attendre à faire un profit uniquement grâce aux efforts d’autres personnes, de sorte qu’était satisfait le critère établi dans l’arrêt Howey relativement aux contrats de placement ».
La juge Failla a rejeté la quasi-totalité des arguments de Coinbase concernant le critère établi dans l’arrêt Howey et ses autres contestations à l’égard de l’action coercitive de la SEC. Toutefois, elle a accordé un jugement en faveur de Coinbase sur la question de savoir si Coinbase agissait en tant que courtier non enregistré par l’intermédiaire de son service de portefeuille.
Plus tôt cette année, la juge Failla a certifié l’appel interlocutoire de son ordonnance antérieure, ce qui a permis à l’action de la SEC à l’encontre de Coinbase de suivre son cours. Par conséquent, le 21 janvier 2025, Coinbase a déposé sa demande [PDF ] d’autorisation d’en appeler devant la Cour d’appel du deuxième circuit des États-Unis (considérée comme l’une des cours d’appel fédérales les plus influentes de ce pays), notant à juste titre que « [traduction libre] en ce qui concerne le droit des valeurs mobilières, il n’y a pas de question plus urgente aujourd’hui que l’étendue du pouvoir [de la SEC] eu égard à la réglementation du commerce des actifs numériques sur les marchés secondaires », et que « en entendant cet appel, la Cour pourra dissiper le nuage qui flotte actuellement au-dessus du marché des cryptomonnaies ». Cela aurait été la première fois qu’une cour d’appel fédérale américaine aurait eu l’occasion de se prononcer sur la question cruciale de savoir si des opérations sur des cryptoactifs pouvaient être considérées comme des « contrats de placement » selon le critère établi dans l’arrêt Howey et pouvaient donc être réglementées en vertu des lois fédérales sur les valeurs mobilières.
Au début du mois, la SEC a demandé [PDF] à la Cour de prolonger d’un mois le délai pour le dépôt de ses documents de réponse. La demande laissait présager l’annulation de son action, car, dans sa demande, la SEC faisait remarquer que le président par intérim de la SEC, Mark T. Uyeda, avait récemment « [traduction libre] mis sur pied un groupe de travail sur les cryptomonnaies ayant pour mandat d’aider la Commission à élaborer le cadre réglementaire pour les cryptomonnaies », et que « le travail du groupe de travail sur les cryptomonnaies pourrait toucher et faciliter la résolution éventuelle de la procédure sous-jacente devant la cour de district et sa révision éventuelle devant les cours d’appel ».
Par suite de l’annonce de l’annulation par la SEC de son action sous-jacente à l’encontre de Coinbase, il est probable que l’appel ne sera pas poursuivi, ce qui signifie que les appels à la clarté sur l’applicabilité du droit des valeurs mobilières aux actifs numériques ne recevront pas de réponse de la part des cours d’appel fédérales de sitôt.
Réexamen de la requête soumise par Coinbase à la SEC en vue de l’établissement de règles pour les cryptomonnaies
En juillet 2022, Coinbase a soumis à la SEC une requête [PDF] lui demandant d’établir des règles clarifiant comment et quand les lois fédérales sur les valeurs mobilières s’appliqueraient aux actifs numériques tels que les cryptomonnaies et les jetons. Coinbase a fait valoir que le cadre législatif actuel en matière de valeurs mobilières ne tenait pas compte de certains attributs propres aux actifs numériques, de sorte qu’il était impossible de s’y conformer d’un point de vue économique et technique. Elle a également affirmé que la SEC avait exacerbé ces difficultés en omettant de formuler une position claire et cohérente sur la question de savoir quand un actif numérique constituait une valeur mobilière et donc était assujetti aux lois fédérales sur les valeurs mobilières.
En décembre 2023, dans une décision d’un seul paragraphe rejetant la requête de Coinbase, la SEC a indiqué qu’elle n’était pas d’accord avec la prétention selon laquelle le cadre législatif et réglementaire actuel ne pouvait pas fonctionner, et qu’elle préférait recueillir des renseignements supplémentaires par le biais de mesures progressives (ou, comme certains dans le secteur l’appelleraient, par voie de « réglementation par mise en application » (regulation by enforcement)) avant de s’engager dans l’établissement de règles à grande portée.
La filiale américaine de Coinbase (Coinbase Inc.) a soumis à la Cour d’appel du troisième circuit des États-Unis une requête lui demandant de réviser le refus de la SEC et d’exiger de la SEC qu’elle s’engage dans l’établissement de règles par voie d’avis et de commentaires (notice-and-comment rulemaking). Dans sa décision rendue le 13 janvier 2025, la Cour a conclu que l’ordonnance de la SEC était « arbitraire et capricieuse » (arbitrary and capricious) et insuffisamment motivée. Dans ce qui constitue une victoire partielle pour Coinbase, la Cour a renvoyé la requête à la SEC pour que celle-ci étaye ses explications (mais ne lui a pas ordonné de s’engager dans l’établissement de règles).
Étant donné que l’action coercitive sous-jacente à l’encontre de Coinbase touche à sa fin, il reste à voir ce qu’il adviendra de cette requête. La SEC ayant indiqué que son groupe de travail cherchait à l’aider à élaborer un cadre pour les actifs numériques, il semble peu probable que cette affaire (qui vise essentiellement à forcer la SEC à faire exactement cela) aille de l’avant.
Conséquences pour le cadre réglementaire canadien
La SEC a rapidement changé de position à l’égard du secteur des cryptomonnaies depuis le début de l’administration du président Trump, notamment en créant le groupe de travail sur les cryptomonnaies susmentionné, qui, sous la direction de la commissaire Hester Pierce, doit « [traduction libre] s’attacher à élaborer pour les cryptoactifs un cadre réglementaire qui soit complet et clair ». Il est à noter que Mme Pierce a déclaré récemment que la plupart des memecoins ne relevaient probablement pas de la compétence de la SEC. Toutefois, Mme Pierce n’est qu’une des cinq commissaires de la SEC, et l’orientation politique ne sera probablement pas clarifiée tant que le nouveau président n’aura pas été confirmé dans ses fonctions et que les priorités de la nouvelle administration n’auront pas été officiellement définies.
L’évolution récente des procédures concernant Coinbase et d’autres laisse entrevoir des changements de fond, qui pourraient éventuellement déboucher dans les mois et les années à venir sur une réglementation beaucoup plus claire, une législation traitant expressément des cryptomonnaies et un changement dans les priorités en matière d’application de la loi. Comme nous en avons longuement discuté dans les Perspectives juridiques Osler 2024, les organismes de réglementation canadiens sont également aux prises avec la question de savoir qui a le pouvoir de réglementer le secteur des cryptomonnaies, et sur quelle base. La question de savoir si les cyberjetons sont des valeurs mobilières est également susceptible de tourner autour de la question de savoir s’il s’agit de contrats de placement (au sens des lois provinciales sur les valeurs mobilières), et le critère à cet égard est similaire au critère établi dans l’arrêt Howey aux États-Unis. Il reste donc à voir comment l’évolution de la situation aux États-Unis influera sur le traitement des cryptomonnaies au Canada.