Compétences législatives, répartition et mécontentement : les provinces jouent des coudes pour mener la danse

13 Déc 2019 21 MIN DE LECTURE

La répartition des compétences législatives entre le Parlement fédéral et les provinces canadiennes s’apparente à une danse où chaque partenaire a une sphère d’influence et un rôle, et où la réussite dépend de la coopération et de l’interaction entre les participants. Cependant, lorsque le tempo change de façon inattendue, les danseurs ne savent plus exactement quel est leur rôle et quelles sont les mesures à prendre.

Les articles 91 à 95 de la Loi constitutionnelle canadienne de 1867 répartissent les compétences législatives entre les provinces et le Parlement fédéral. Le Canada danse en solo pour certaines catégories de sujets qui relèvent pleinement du gouvernement fédéral : les entreprises interprovinciales (comme les pipelines et les chemins de fer), la monnaie légale, les forces armées, la devise, la navigation et le transport de marchandises (pour ne nommer que ceux-là). Il en va de même pour les provinces en ce qui concerne les questions qui sont de portée plus locale, comme les droits de propriété et les droits civils dans la province. Parfois, cependant, certaines compétences législatives théoriquement exclusives débordent de leurs cadres respectifs et empiètent les unes sur les autres, de sorte que des théories sur le chevauchement se sont développées. L’article 95 crée en outre un petit nombre de compétences simultanées. Enfin, les tribunaux ont conclu que le Canada jouit d’une compétence législative résiduelle aux termes de la théorie en matière de « paix, d’ordre et de bon gouvernement » (POBG). Cet écosystème complexe peut entraîner de la confusion et des différends quant à savoir quel ordre de gouvernement a l’autorité constitutionnelle de légiférer.

Comme on pouvait s’y attendre, une fédération où la compétence législative est ainsi délimitée donnera lieu à des moments et à des périodes prolongées de désaccord sur la séparation des pouvoirs, ce qui peut entraîner la désunion. Lorsque les préférences politiques d’un ordre de gouvernement apparaissent comme contraires aux intérêts d’un autre ordre, comme c’est le cas actuellement, les tensions naturelles sur le plan des compétences entre les gouvernements fédéral et provinciaux augmentent en intensité. Pendant ces périodes, l’objet des tensions est débattu devant les tribunaux et dans le cadre de litiges quasi judiciaires.

En 2019, deux de ces litiges, et la politique dans laquelle ils s’inscrivent, ont occupé les tribunaux et fait les manchettes des médias : la demande de renvoi de la Colombie-Britannique dans le dossier du pipeline et les contestations de la taxe sur les émissions de carbone. Ces deux litiges seront soumis à la Cour suprême du Canada en 2020.

La demande de renvoi dans le dossier du pipeline : renvoi relatif à l’Environmental Management Act (Colombie-Britannique), 2019 BCCA 181

Il est rarement reconnu que la province de la Colombie-Britannique a approuvé le projet d’agrandissement du réseau de Trans Mountain (projet TMX) lorsqu’elle a délivré un certificat d’évaluation environnementale en janvier 2017, après la clôture des audiences de l’ONE. Malgré cette approbation provinciale, peu de temps après avoir formé un gouvernement minoritaire avec l’appui du Parti vert en mai 2017, le chef du nouveau Parti démocratique et premier ministre John Horgan a promis qu’il utiliserait « tous les outils mis à sa disposition » pour bloquer le projet TMX.

Dans les quelques mois qui ont suivi, le premier ministre Horgan a annoncé des modifications proposées à l’Environmental Management Act de la Colombie-Britannique afin d’exiger des permis provinciaux de « substances dangereuses » pour le transport du « pétrole lourd » dans la province (les « modifications proposées »). Les détracteurs du projet de loi ont accusé la Colombie-Britannique de cibler le pétrole de l’Alberta et, en particulier, le projet TMX.

L’Alberta et la Saskatchewan (entre autres) ont exprimé leur colère face aux tactiques de la Colombie-Britannique visant à mettre fin à un projet fédéral qui avait été déclaré d’intérêt national. Le 29 mai 2018, Kinder Morgan, le promoteur du projet TMX, a annoncé la vente du projet au gouvernement fédéral canadien. Puis, Kinder Morgan a entrepris sa sortie rapide du Canada. Une crise nationale venait de naître.

La Colombie-Britannique a renvoyé trois questions constitutionnelles à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique :

  1. Les modifications proposées relèvent-elles de l’autorité législative de la Colombie-Britannique?
  2. Le cas échéant, les modifications proposées s’appliqueraient-elles aux substances dangereuses introduites en Colombie-Britannique par voie d’entreprises interprovinciales?
  3. Le cas échéant, la législation fédérale existante rendrait-elle inopérantes, en tout ou en partie, les modifications proposées?

Le 24 mai 2019, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a indiqué, dans un avis unanime, que les modifications proposées dépassaient le cadre de l’autorité législative de la province. L’affaire a fait l’objet d’un appel devant la Cour suprême du Canada et sera entendue le 16 janvier 2020.

L’opinion de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique

La Cour a conclu que le caractère essentiel (ou « l’essence » dans le langage constitutionnel) des modifications proposées était de réglementer une entreprise interprovinciale, c’est-à-dire le projet TMX, qui vise à transporter du pétrole lourd de l’Alberta jusqu’à un terminal maritime. Les entreprises interprovinciales relèvent pleinement de la compétence fédérale en vertu de l’article 91. Par conséquent, la Cour a répondu « non » à la première question du renvoi et a jugé inutile de répondre aux deux dernières questions.

Bien que la Cour ait convenu que les entreprises fédérales ne sont pas à l’abri des lois provinciales sur l’environnement, elle a rejeté l’argument de la Colombie-Britannique qui soutenait avoir une revendication « supérieure » ou « présumée » de compétence en matière d’environnement en raison de sa compétence sur le plan des droits de propriété et des droits civils dans la province (un pouvoir qui lui confère l’article 92). La Cour a conclu que la protection de l’environnement est trop importante et d’une portée trop diffuse pour relever exclusivement d’un seul ordre de gouvernement.

Bien que les modifications proposées soient présentées comme une loi d’application générale, la Cour a conclu que leur intention (et leur seul effet) était de fixer les conditions relatives aux volumes de pétrole lourd dans la province ou d’en interdire la possession et le contrôle. Ces volumes entrent dans la province uniquement par l’intermédiaire du projet TMX et de wagons destinés à l’exportation. Même si les modifications proposées ne visent pas exclusivement le projet TMX, la Cour a fait remarquer qu’elles pourraient affecter (et en réalité « interrompre complètement ») l’ensemble des activités d’exploitation de Trans Mountain en tant que transporteur interprovincial et exportateur de pétrole. Par conséquent, les modifications proposées portent essentiellement sur des questions qui font du pipeline une entreprise fédérale relevant de la compétence fédérale.

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a également statué qu’il n’est ni pratique ni constitutionnellement approprié que différentes lois et différents règlements s’appliquent à un pipeline interprovincial (ou à une voie ferroviaire ou une infrastructure de communication) chaque fois qu’il traverse une frontière. L’exploitation d’un pipeline interprovincial serait « entravée » par la nécessité de se conformer aux différentes conditions régissant son parcours, sa construction, les matières qu’il transporte, les mesures de sécurité, la prévention des déversements et les conséquences de tout déversement accidentel de pétrole. La compétence à l’égard des entreprises interprovinciales a été attribuée exclusivement au Canada afin de permettre à un organisme de réglementation national unique de tenir compte des intérêts et des préoccupations qui vont au-delà de ceux de chaque province.

Les modifications proposées empêcheraient également l’exploitation du projet TMX dans la province jusqu’à ce qu’un fonctionnaire nommé par la province en décide autrement. À elle seule, cette considération « menace d’usurper » le rôle de l’Office national de l’énergie (maintenant appelé la Régie de l’énergie du Canada). Le projet TMX n’est pas un projet de la Colombie-Britannique ; il touche l’ensemble de la nation et doit être réglementé d’une manière conforme à l’intérêt national.

En bref, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que les modifications proposées étaient présentées comme une expression légitime du pouvoir provincial, mais qu’elles constituaient plutôt une attaque ciblée contre un pipeline fédéral approuvé par l’organisme de réglementation fédéral pour transporter du pétrole de l’Alberta à travers la province de la Colombie-Britannique. La Colombie-Britannique n’a pas été autorisée à utiliser sa législation environnementale pour interférer avec cet ouvrage fédéral ou pour l’entraver.

Les contestations de la taxe sur le carbone

Que reproche-t-on, dans les faits, à la taxe sur le carbone?

Pour certaines provinces du Canada, la politique fédérale axée sur la tarification ou la taxation des émissions de carbone est devenue une cible de prédilection. D’abord la Saskatchewan, puis l’Ontario, l’Alberta, le Nouveau-Brunswick et le Manitoba, se sont ralliés contre une politique qu’ils considèrent comme étant sévère sur le plan de la définition pour les secteurs soumis à la concurrence, l’industrie extractive, les régions éloignées et le secteur de l’exploitation des ressources naturelles, sans parler des consommateurs, et ce, peu importe le système de remise proposé en guise de compensation. Les systèmes de remise proposés n’ont pas apaisé les opposants, car des exemples ont prouvé leur inefficacité. Un automne très humide dans les Prairies a encore exigé l’utilisation intensive de séchoirs à récoltes qui consomment énormément de gaz naturel. Les coûts du séchage des récoltes ont grimpé en flèche, confirmant ainsi les préjugés existants selon lesquels une taxe sur le carbone est particulièrement dommageable pour l’économie des Prairies.

Une taxe fédérale sur le carbone, prise isolément, est jugée digne d’une contestation politique par ces provinces. Toutefois, elle doit également être examinée dans le contexte d’autres politiques fédérales considérées comme préjudiciables aux intérêts économiques d’au moins la Saskatchewan et l’Alberta. Grâce à ce contexte plus large, on comprend mieux la motivation de ces provinces à mener à bonne fin la contestation judiciaire de la taxe fédérale sur le carbone.  

La Loi

La Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre du gouvernement fédéral (la Loi, ou plus familièrement, la taxe sur le carbone) est le fruit des efforts déployés par le gouvernement fédéral pour respecter les engagements internationaux du Canada à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) et à atténuer les changements climatiques en vertu de l’Accord de Paris.[1]

D’une manière générale, la Loi permet aux provinces et aux territoires d’édicter leurs propres politiques pour atteindre les objectifs de réduction des émissions. Son but est d’imposer un prix unique sur le carbone dans l’ensemble du Canada à l’aide d’un « filet de sécurité » : le gouvernement fédéral introduira son propre système de tarification du carbone dans toute province où le Cabinet estime que le régime local n’est pas suffisamment rigoureux.

La Loi dispose de deux mécanismes pour faire respecter le prix fédéral « de référence » du carbone :

  • Une « taxe sur le carburant » imposée aux distributeurs et aux producteurs et qui est habituellement répercutée sur les consommateurs (partie 1 de la Loi).
  • Une taxe calculée au moyen d’un système de tarification fondé sur le rendement et qui est imposée aux installations industrielles lourdes sur la base de leurs émissions de GES dépassant une norme de l’industrie (partie 2 de la Loi).

Le pouvoir exécutif fédéral ou le Cabinet fédéral détermine les provinces dans lesquelles la Loi s’appliquera et la façon dont elle sera appliquée par ces autorités, puis promulgue des règlements détaillés à l’appui de la Loi, y compris des exigences relatives à l’évaluation quantitative, à la production de rapports et à la vérification.

Plusieurs provinces ont décidé de contester la taxe sur le carbone devant les tribunaux (notamment la Saskatchewan et l’Ontario). Ces opposants à la taxe ont récemment été rejoints par l’Alberta après qu’un gouvernement formé par le Parti conservateur uni nouvellement élu a supprimé la taxe sur le carbone de l’Alberta et a cherché à intervenir dans les procédures judiciaires en cours. 

Les demandes de renvoi de l’Ontario et de la Saskatchewan relatives à la taxe sur le carbone

Le 3 mai 2019, les juges de la Cour d’appel de la Saskatchewan ont confirmé par une mince majorité (3:2) que la taxe sur le carbone constituait un exercice valide de l’autorité législative du Parlement.[2] Les juges majoritaires et les juges dissidents ont été séparés par un seul vote. Le 28 juin 2019, une majorité des juges de la Cour d’appel de l’Ontario (3:1:1) a emboîté le pas avec une opinion dissidente et une opinion concordante.

Les arguments étaient semblables dans les deux cas, mais dans leurs jugements, les dix juristes évoquaient des motifs quelque peu différents. De fortes dissidences et des motifs différents à la Cour d’appel de l’Ontario et à la Cour d’appel de la Saskatchewan, ainsi que le fait que l’Alberta poursuit un renvoi en matière de taxe sur le carbone devant sa Cour d’appel et que le Manitoba a demandé à la Cour fédérale du Canada un contrôle judiciaire concernant le filet de sécurité fédéral, laissent entendre que les contestations de la taxe sur le carbone sont loin d’être réglées. Les affaires devraient être entendues par la Cour suprême du Canada les 18 et 19 mars 2020.

Les avis juridiques à la Cour d’appel de la Saskatchewan et à la Cour d’appel de l’Ontario

En essence : des normes nationales pour la tarification du carbone ou la réduction des émissions de GES?

La majorité des juges de la Cour d’appel de la Saskatchewan a confirmé la taxe sur le carbone en donnant une définition très étroite de son essence. Au lieu de conclure que la Loi se rapporte généralement à la réduction des émissions de GES ou à l’atténuation des changements climatiques, la majorité des juges a confirmé que l’essence de la Loi consistait à établir une norme nationale minimale pour la tarification du carbone. De même, la majorité des juges de la Cour d’appel de l’Ontario a qualifié la Loi en déclarant qu’elle « établit des normes nationales minimales pour réduire les émissions de gaz à effet de serre », tandis que dans ses motifs concordants, le juge Hoy a utilisé les termes suivants : « qui établit des normes nationales minimales de tarification des émissions de gaz à effet de serre dans le but de réduire les émissions de gaz à effet de serre ».

En essence : une taxe ou des frais réglementaires?

Les provinces de la Saskatchewan et de l’Ontario ont soutenu que la Loi est essentiellement une taxe et non un règlement. Bien qu’une telle taxe relève de la compétence fédérale, le pouvoir d’imposition du gouvernement fédéral est assujetti à des limites constitutionnelles précises qui ne s’appliquent pas à d’autres pouvoirs. Plus précisément, en vertu de l’article 53 de la Loi constitutionnelle de 1867, le pouvoir d’imposition du gouvernement fédéral ne peut être délégué à l’organe exécutif du gouvernement. Toutes les taxes doivent être autorisées par la Chambre des communes. La Loi, ont-elles affirmé, enfreint cette exigence.

Le juge dissident de la Cour d’appel de la Saskatchewan était d’accord avec ce point de vue, concluant que la taxe sur les carburants était bien une taxe (et un exercice inconstitutionnel du pouvoir d’imposition du Parlement) et que le système de tarification fondé sur le rendement constituait des frais réglementaires. Les juges majoritaires étaient d’avis que les deux types de frais étaient de nature réglementaire et ne constituaient pas des taxes.

Le Canada dispose d’un pouvoir exclusif fondé sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement pour superviser la tarification du carbone

Comme dans la demande de renvoi dans le dossier du pipeline, les tribunaux ont reconnu que l’environnement est, dans l’ensemble, un domaine de compétence partagée et ont cherché à définir de façon plus précise la nature de la catégorie dans laquelle s’inscrirait la tarification du carbone. Les tribunaux ont conclu que le gouvernement fédéral jouit du pouvoir exclusif fondé sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement, aux termes de la théorie de « l’intérêt national », pour adopter des normes nationales minimales de tarification du carbone.

Les provinces ont soutenu que le Canada ne pouvait pas avoir le pouvoir exclusif de réglementer les émissions de GES parce que ce pouvoir empiéterait sur presque tous les aspects de la vie locale que les provinces sont habilitées à régir. Traditionnellement, le thème de la jurisprudence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement porte sur la retenue. Les pouvoirs fondés sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement sont, par définition, des pouvoirs qui empiètent sur la compétence et l’autonomie des provinces. Cela signifie que les tribunaux ne peuvent reconnaître les pouvoirs fondés sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement que s’ils sont « compatibles avec le partage fondamental des pouvoirs entre le Parlement et les législatures en vertu de la Constitution ».[3]

Dans la demande de renvoi de la Saskatchewan, le Canada et plusieurs intervenants ont soutenu que le gouvernement fédéral avait compétence en ce qui a trait « aux dimensions cumulatives des émissions de GES ». À titre d’intervenant, la Commission de l’écofiscalité du Canada a exprimé l’argument de la façon suivante :

Le changement climatique mondial causé par les émissions de GES est l’exemple par excellence d’un grave problème environnemental international. S’il ne s’agit pas d’une question d’intérêt national, il est difficile d’imaginer quel genre de problème de pollution transfrontalière le serait.[4]

La majorité des juges de la Cour d’appel de la Saskatchewan a rejeté cette approche, reconnaissant que « la production de GES est […] intimement et largement intégrée dans tous les aspects de la vie à l’intérieur d’une province. »[5] Une autorité générale en matière d’émissions de GES permettrait au Parlement d’étendre de façon très substantielle sa portée législative aux affaires qui sont traditionnellement d’un ressort provincial. 

Au lieu de cela, la majorité des juges de la Cour d’appel de la Saskatchewan a reconnu la compétence en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement relativement à la question plus étroite qui concerne l’établissement de « normes nationales minimales de rigueur des prix pour les émissions de GES ».[6] La Cour d’appel de la Saskatchewan a estimé que cette formulation représente le meilleur équilibre entre l’impact potentiellement perturbateur de la théorie de l’intérêt national, d’une part, et la menace majeure que pose le changement climatique pour le Canada et la planète, d’autre part.[7] La majorité des juges de la Cour d’appel de l’Ontario a conclu qu’aucune « province agissant seule ou groupe de provinces agissant ensemble ne peut établir des normes nationales minimales pour réduire les émissions de GES. Leurs efforts ne peuvent pas être traités de façon fragmentaire. L’enjeu doit être abordé comme une question unique pour assurer l’efficacité de ces efforts. C’est exactement ce que fait l’établissement de normes nationales minimales ».

Cette analyse est intéressante parce qu’un élément central de la théorie de l’intérêt national est le concept d’« incapacité provinciale ». Le gouvernement fédéral peut l’emporter sur la compétence provinciale lorsque les provinces, agissant seules, ne sont pas en mesure de régir efficacement la matière en question. Les opinions majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan et de la Cour d’appel de l’Ontario ont conclu que l’« incapacité provinciale » s’applique à l’établissement d’une norme minimale de tarification du carbone. Non seulement les provinces sont-elles vulnérables aux effets du changement climatique entraîné par la tarification du carbone dans d’autres provinces, mais aussi à ce qu’on appelle les « fuites de carbone ». Les fuites de carbone se produisent lorsque la tarification des GES fait augmenter le coût de production et influe sur la capacité concurrentielle, ce qui amène les entreprises à transférer des emplois ou des investissements vers des territoires de compétence où les coûts des GES sont moins élevés.

Inaction provinciale : désaccord politique ou incapacité provinciale?

En abordant l’argument de la paix, de l’ordre et du bon gouvernement, le juge dissident de la Cour d’appel de la Saskatchewan a conclu qu’aucune des taxes ne pouvait être maintenue au titre de l’intérêt national en vertu de la théorie fédérale sur la paix, l’ordre et le bon gouvernement.

Le juge dissident estime que la Loi n’est pas un mécanisme pour établir une norme nationale minimale de tarification du carbone, mais une réponse fédérale à un différend politique de fond avec certaines provinces. La Loi est fondée sur l’évaluation par le gouvernement fédéral de la façon dont une province exerce sa propre compétence exclusive reconnue. L’adoption d’une loi fédérale fondée sur des « jugements de valeur » [8] à propos des politiques et mesures provinciales est la définition même d’un empiétement des pouvoirs du gouvernement fédéral.

De plus, les effets généraux de la Loi peuvent avoir une portée encore plus large que ce que ses modalités actuelles prévoient. En raison de l’importante délégation de pouvoir, la portée de la Loi peut être élargie de quelque façon que le Cabinet fédéral juge nécessaire ou opportune.[9] Comme l’a fait remarquer le juge Huscroft dans l’opinion dissidente de la Cour d’appel de l’Ontario, la définition établie par la majorité des juges a laissé les questions d’intérêt national « trop vagues » pour limiter la capacité du Parlement à empiéter sur la compétence provinciale.        

Ces arguments seront présentés à la Cour suprême du Canada en mars 2020.


[1] L’Accord de Paris a été ratifié par le Canada en 2015, lors de la 21e Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques.

[2] Greenhouse Gas Pollution Pricing Act (Re), 2019 SKCA 40; peut être consulté en ligne à l’adresse : https://sasklawcourts.ca/images/documents/CA_2019SKCA040.pdf

[3] Au paragraphe 10 ; R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd, [1988] 1 RCS 401.

[4] Mémoire de la Commission de l’écofiscalité du Canada à titre d’intervenant, paragraphe 4.

[5] Paragraphe 128.

[6] Paragraphe 139.

[7] Paragraphes 143-144.

[8] Paragraphe 245.

[9] Paragraphe 468.


Osler représente les intervenants, Trans Mountain Pipeline ULC et Enbridge Inc. dans la demande de renvoi de la Colombie-Britannique dans le dossier du pipeline. Nous tenons à remercier Brynne Harding qui a également participé à la rédaction de cet article.