Définir les modalités contractuelles propres au secteur : la Cour suprême du Canada revoit les principes d’interprétation des contrats

16 Fév 2017 8 MIN DE LECTURE

Ce que vous apprendra le présent bulletin :

  • La Cour suprême du Canada a récemment publié sa décision dans Sabean c. Portage LaPrairie Mutual Insurance Company (Sabean).
  • Cette décision, conformément aux récentes autorités, affirme que l’approche à retenir concernant l’interprétation des contrats est une approche pratique qui s’articule sur l’intention des parties et la portée de leur compréhension. 
  • Dans Sabean, la Cour a conclu qu’une partie ne peut pas fonder l’interprétation d’un contrat sur sa connaissance spécialisée de l’industrie d’une modalité contractuelle lorsque la contrepartie n’est pas un participant habituel dans ce secteur.
  • Sabean démontre que les tribunaux interpréteront les modalités contractuelles conformément à leur sens ordinaire, et sans recours aux connaissances propres au secteur, lorsqu’une contrepartie n’est pas un participant habituel dans ce secteur.
  • De plus, Sabean montre que, dans le cas l’un litige quant à l’interprétation appropriée d’une entente, différentes interprétations de libellé ne sont pas nécessairement une indication d’une ambiguïté. Pour qu’une ambiguïté soit soulevée, deux interprétations de caractère raisonnable d’un contrat sont nécessaires.

Ces dernières années, une série de décisions qui ont inspiré d’autres décisions semblables ont été rendues par la Cour suprême du Canada sur les principes juridiques d’interprétation contractuelle, comme dans Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge (2016 CSC 37) et Tercon Contractors Ltd. c. Colombie-Britannique (Transports et Voirie) (2010 CSC 4). Peut-être l’affaire la plus importante entendue par la Cour suprême a été Sattva Capital Corp. v Creston Moly Corp. (2014 CSC 53) (Sattva), où la Cour a conclu que la démarche appropriée à l’interprétation des contrats est une démarche pratique, axée sur le bon sens plutôt que sur des règles de forme en matière d’interprétation, et axée sur l’intention des parties et la portée de l’entente. 

La décision dans Sattva a jeté les fondements pour la récente décision de la Cour suprême dans Sabean c. Portage LaPrairie Mutual Insurance Company (2017 CSC 7) (Sabean), où la Cour a revu les principes de l’interprétation contractuelle dans le cadre d’une police d’assurance. La Cour suprême a conclu que le sens ordinaire des termes utilisés dans un contrat est fondé sur la compréhension d’une personne ordinaire. Plus précisément, la décision Sabean établit qu’une partie ne peut pas fonder l’interprétation d’un contrat sur sa connaissance spécialisée du secteur d’une modalité contractuelle, plus particulièrement lorsque la contrepartie au contrat n’est pas un participant habituel du secteur. La décision dans Sabean met l’accent sur le besoin d’exprimer le sens des termes propres au secteur dans un contrat qui pourrait être différent de son sens ordinaire.

La Cour suprême du Canada a aussi réaffirmé que la doctrine de contra proferentum n’est appliquée que lorsqu’il existe une ambiguïté qui ne peut pas être résolue en appliquant les principes généraux de l’interprétation contractuelle, notamment l’interprétation des termes contractuels conformément à leur sens ordinaire. 

Faits et contexte

L’affaire portait sur une demande d’indemnisation par M. Sabean aux termes de l’avenant spécial de protection familiale (avenant SEF 44) de sa police d’assurance automobile souscrite par l’intermédiaire de l’intimée (l’assureur). L’avenant SEF 44 offre une protection supplémentaire à une partie assurée dans le cas où un conducteur responsable n’est pas suffisamment assuré.

M. Sabean a présenté sa demande d’indemnisation auprès de son assureur aux termes de l’avenant SEF 44 pour obtenir la différence entre le montant reçu de l’assureur du conducteur responsable (382 000 $) et la somme totale à titre de dommages-intérêts pour ses blessures à la suite de l’accident (465 000 $).

La clause 4 de l’avenant SEF 44 comportait une disposition qui interdisait toute indemnisation des montants offerts à l’assuré provenant d’autres sources énumérées. L’une de ces sources était les montants recouvrables aux termes [traduction] « de toute police d’assurance stipulant une indemnité d’invalidité ou de réadaptation, ou une indemnité pour manque à gagner ou frais médicaux ». La Cour devait déterminer si les prestations du Régime de pensions du Canada (RPC) constituaient une « police d’assurance » en application de la clause 4, et pouvaient donc être déduites du montant payable.

Le juge de première instance a conclu que les prestations du RPC ne constituaient pas des prestations au titre d’une « police d’assurance » en application de l’avenant, et qu’elles ne seraient donc pas déduites du montant payable. En appel, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a infirmé la décision du juge de première instance et conclu que le RPC constituait une « police d’assurance » aux termes de l’avenant.

La décision de la Cour suprême

Le juge Justice Karakatsanis, siégeant à la Cour suprême du Canada, a infirmé la décision de la Cour d’appel, et a conclu que les prestations du RPC ne constituaient pas des prestations au titre d’une « police d’assurance ».

L’assureur a fait valoir que le sens de l’expression « police d’assurance » devait être interprété dans le contexte de la jurisprudence. L’assureur a invoqué la décision de la Cour suprême dans Canadian Pacific Ltd. c. Gill ([1973] S.C.R. 654) (Gill), où la Cour a conclu que les prestations du RPC étaient de « caractère […] semblable » aux contrats d’assurance aux fins du calcul des dommages-intérêts dans une action statutaire, et en se rapportant aussi à la règle visant les avantages collatéraux.

Malgré la décision dans Gill, la Cour suprême a indiqué que les mots de l’entente doivent être interprétés selon leur sens ordinaire et de la manière dont ils seraient compris par une « personne ordinaire qui fait une demande d’assurance », et non de la manière dont ils pourraient être perçus par un assureur versé dans les subtilités du droit des assurances. Plus particulièrement, le juge Karakatsanis a indiqué ce qui suit : « L’assureur ne peut se fonder sur sa connaissance spécialisée de la jurisprudence pour proposer une interprétation qui va au-delà du libellé clair de la police. »  La Cour suprême a fait remarquer qu’une « personne ordinaire » n’est pas quelqu’un qui possède une connaissance spécialisée de la jurisprudence pertinente ou des objectifs des assureurs. Une personne ordinaire qui souscrit un avenant SEF 44 comprendrait qu’une « police d’assurance » s’entend d’un contrat d’assurance privé facultatif et non d’un régime obligatoire établi par la loi. Par conséquent, la Cour suprême a conclu que les prestations du RPC n’étaient pas une « police d’assurance » empêchant une indemnisation.

La Cour suprême a aussi affirmé que les contrats ne seront interprétés contra proferentum que si les règles générales d’interprétation ne peuvent pas être utilisées pour dissiper une ambiguïté dans le contrat. La Cour a conclu que, lu dans son ensemble, l’avenant SEF 44 n’était pas ambigu et que le fait que l’assureur ait exprimé une autre interprétation n’a pas établi le caractère raisonnable de l’interprétation de l’assureur ni créé une ambiguïté dans l’entente.

Incidences de la décision Sabean

La décision Sabean comporte deux incidences importantes. Tout d’abord, elle démontre que les tribunaux interpréteront les modalités contractuelles conformément à leur sens ordinaire, et sans recours aux connaissances propres au secteur, lorsqu’une contrepartie n’est pas un participant dans ce secteur. Par conséquent, lorsqu’elles concluent un contrat avec un participant n’étant pas dans le secteur, les compagnies seraient bien avisées de rédiger soigneusement leurs contrats pour s’assurer que les termes ayant un sens spécialisé dans le secteur sont clairement définis de sorte qu’une personne ordinaire en comprenne le sens.

Deuxièmement, cette affaire montre que, dans le cas l’un litige quant à l’interprétation appropriée d’une entente, différentes interprétations de libellé ne sont pas nécessairement une indication d’une ambiguïté. Pour qu’une ambiguïté soit soulevée, deux interprétations de caractère raisonnable d’un contrat sont nécessaires et, lorsqu’une interprétation se fonde sur la connaissance spécialisée qui va au-delà du libellé clair du contrat, la Cour peut juger l’interprétation comme n’étant pas raisonnable, ce qui fait en sorte que le sens du libellé ne soulève pas d’ambiguïté.