Auteurs(trice)
La décision rendue récemment par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Yip v. HSBC Holdings plc[1] fournit de précieuses indications sur les limites de compétence dans les procédures sur le marché secondaire intentées à l’égard de valeurs négociées à une bourse étrangère. Plus particulièrement, la Cour a fait une mise en garde à l’égard de « l’exercice d’une compétence trop étendue », et a confirmé que le critère du « lien réel et important » en common law pour le territoire de compétence doit être rempli tant dans le cadre d’une action pour déclaration inexacte en common law que d’une action prévue par la loi à l’encontre d’un émetteur public étranger. Même si la Cour a reconnu qu’un « émetteur responsable », aux termes de la Partie XXIII.1 de la Loi sur les valeurs mobilières[2], ne se résume pas à être un émetteur assujetti, de sorte qu’une action en cas d’informations fausses ou trompeuses relatives au marché secondaire puisse être soutenue, même lorsque les titres sous-jacents ne sont pas inscrits à une bourse canadienne ou négociés sur celle-ci, le simple fait que les titres puissent être achetés en ligne par un résident de l’Ontario ne suffit pas en lui-même pour répondre au critère de la common law en matière de territoire de compétence. Qui plus est, selon le principe d’adhésion déférente, l’analyse du tribunal compétent à l’égard des demandes relatives au marché secondaire penche souvent en faveur du tribunal où est située la bourse où les titres sont négociés.
Contexte
Les procédures sous-jacentes ont été intentées par un résident canadien qui avait acheté des titres émis par HSBC Holdings plc. (HSBC Holdings), société de portefeuille mère d’un conglomérat bancaire international ayant son siège à Londres, au Royaume-Uni. Fait à noter, les titres en question n’ont jamais été inscrits à une bourse canadienne ou négociés sur celle-ci.[3] Le demandeur a fait l’acquisition de ses actions en ligne à partir de l’Ontario, au moyen d’un compte bancaire de Hong Kong à la bourse de Hong Kong, et il a accédé aux documents d’information de HSBC Holdings à partir du site Web de cette société (et non à partir du site Web de sa filiale bancaire intérieure, HSBC Canada).
Le demandeur alléguait que les documents d’information continue et les déclarations publiques de HSBC Holdings comportaient la présentation inexacte de faits importants relatifs à son respect affirmé des lois sur la lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, et à la dénégation de sa participation à une manœuvre illégale visant à manipuler certains taux d’intérêt de référence internationaux. Fait à noter, aux fins de cette analyse, le juge saisi de la requête s’est fondé sur l’hypothèse que ces fausses déclarations avaient été communiquées.
S’appuyant sur les faits susmentionnés, le juge Perell a conclu que HSBC Holdings n’exerçait pas d’activités en Ontario (même si elle était assujettie à la réglementation canadienne sur les banques aux termes de la Loi sur les banques[4] et que sa filiale exerçait des activités en Ontario), et a statué que les tribunaux ontariens ne bénéficiaient pas de la simple reconnaissance de compétence.[5] À titre subsidiaire, le juge Perell a conclu que l’Ontario ne constituerait pas le tribunal le plus approprié de toute façon, et que le tribunal compétent serait plutôt celui où les opérations ont eu lieu. Par conséquent, le juge Perell a rejeté l’action du demandeur, prévue par la loi, en matière d’informations fausses ou trompeuses relatives au marché secondaire en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières et a suspendu l’allégation parallèle de fausses déclarations par négligence en common law.
En appel, les arguments du demandeur se divisaient en trois volets : (i) la Cour devrait adopter une interprétation exclusive et particulière à la loi des termes « liens réels et importants » dans la définition d’« émetteur responsable » de l’article 138.1 de la Loi sur les valeurs mobilières, (ii) même si le critère, en common law, de liens réels et importants s’applique à la définition énoncée dans la loi d’« émetteur responsable », le juge saisi de la requête a commis une erreur dans son application du critère en common law, et (iii) le juge saisi de la requête a commis une erreur dans son application de la doctrine du forum non conveniens.
La Cour d’appel a fini par rejeter l’appel, sous réserve d’une modification de l’adjudication des dépens sous-jacents[6], et a conclu qu’elle était « d’accord en substance avec les motifs du juge saisi de la requête ». Cependant, ce faisant, la Cour a saisi l’occasion d’offrir des « observations jurisprudentielles » à l’égard de trois questions distinctes, mais qui se chevauchent, soulevées par les procédures :
(i) la juste interprétation de la définition d’« émetteur responsable » à l’article 138.1 de la Loi sur les valeurs mobilières ;
(ii) l’application du critère de la simple reconnaissance de compétence dans les poursuites pour déclaration inexacte en common law et les poursuites prévues par la loi ;
(iii) l’application de la doctrine du forum non conveniens.
Les « observations jurisprudentielles » de la Cour d’appel
(a) La juste interprétation d’« émetteur responsable » aux termes de l’article 138.1 de la Loi sur les valeurs mobilières
Même si la Cour d’appel a reconnu que la Partie XXIII.1 de la Loi sur les valeurs mobilières était constituée de dispositions législatives réparatrices et a admis que la définition d’« émetteur responsable » en vertu de la Loi ne se résumait pas à un émetteur assujetti dont les actions sont inscrites ou négociées à une bourse canadienne, elle a fini par rejeter l’argument du demandeur selon lequel les « émetteurs responsables » devraient être définis de façon extensive par renvoi à une analyse fondée sur l’objet de la loi qui applique une conception exclusive fondée sur la loi du territoire de compétence. Plus particulièrement, la Cour a noté que l’article 138.1 définit un « émetteur responsable » comme un émetteur assujetti ou « tout autre émetteur ayant des liens réels et importants avec l’Ontario », et dont les valeurs mobilières sont cotées en bourse, ce qui dénote l’intention du législateur de suivre le critère de la common law en ce qui concerne le territoire de compétence. Par conséquent, la Cour a rejeté l’argument du demandeur selon lequel « un émetteur qui sait ou devrait savoir que ses renseignements d’investisseur sont accessibles aux investisseurs canadiens a un lien réglementaire en matière de valeurs mobilières ». Même si elle reconnaissait que la formulation qu’elle proposait était une tentative d’importer l’expression « lien réel et important » de la Cour suprême dans l’arrêt Moran v. Pyle[7] (affaire de responsabilité du fait du produit) dans le domaine des valeurs mobilières, la Cour a conclu que l’effet de ce geste serait de « faire de l’Ontario un territoire de compétence universel concernant les actions pour informations fausses ou trompeuses relatives au marché secondaire, partout dans le monde ».
Après avoir passé en revue la genèse de la Partie XXIII.1 de la Loi sur les valeurs mobilières et l’évolution de la common law en matière de territoire de compétence, la Cour a conclu que « le législateur était disposé à laisser la common law évoluer normalement, comme cela avait été le cas avec Van Breda… [et] elle ne s’attendait pas à ce que le critère d’un lien réel et important, en matière de valeurs mobilières, s’écarte, au fil du temps, du critère de la common law ». En vue d’éviter « l’exercice d’une compétence trop étendue », la Cour a donc limité expressément la définition d’« émetteur responsable » à un émetteur dont on pouvait prouver qu’il avait un lien réel et important avec l’Ontario.
(b) Le critère de la simple reconnaissance de compétence dans le contexte des poursuites pour déclaration inexacte en common law et des poursuites prévues par la loi
La Cour d’appel a fondé son analyse de la question de la simple reconnaissance de compétence sur la conclusion préliminaire selon laquelle « on ne pouvait pas affirmer que HSBC Holdings exerçait des activités en Ontario simplement parce que l’appelant pouvait avoir accès à des renseignements sur un émetteur non assujetti en se servant de son ordinateur personnel en Ontario. Cela donnerait lieu au territoire de compétence universel que le juge LeBel a explicitement rejeté dans l’affaire Van Breda ». Contrairement aux faits présentés devant la Cour dans Abdula v. Canadian Solar Inc.[8], où un émetteur non assujetti était réputé être un « émetteur responsable » en raison du lien réel et important entre le défendeur et l’Ontario (y compris le fait que l’émetteur était constitué en personne morale en Ontario, qu’il avait des bureaux de direction et qu’il exerçait certaines opérations commerciales en Ontario, et qu’il avait tenu son assemblée annuelle en Ontario), la Cour d’appel a noté que l’entreprise de gestion HSBC Holdings était entièrement distincte des entreprises qu’elle gérait : « Une très faible portion des activités de HSBC Holdings, le cas échéant, a eu lieu en Ontario ; elle ne possède pas d’établissement commercial fixe au Canada ; et aucun mandataire de HSBC Holdings n’exerce d’activités de gestion en Ontario ».
Par conséquent, la Cour d’appel a fini par se rallier à la conclusion du juge saisi de la requête, selon laquelle « le fait de télécharger des documents de HSBC Holdings » à partir d’un site Web constituait un « lien extrêmement faible » et souscrivait à l’opinion que « HSBC Holdings n’avait aucune raison de se croire obligée de se conformer à la réglementation sur les valeurs mobilières en Ontario ou qu’elle y était assujettie ». Dans ce contexte, le lien réel et important présumé avec l’Ontario découlant de la perpétration possible du délit civil de déclaration inexacte en Ontario était réputé avoir été réfuté par la preuve.
(c) L’application de la doctrine du forum non conveniens dans le contexte de poursuites fondées sur la présentation inexacte des faits sur le marché secondaire
Même si la Cour n’avait pas besoin d’aborder la question du forum non conveniens dans le contexte de son analyse, ayant déjà confirmé la conclusion du juge saisi de la requête, selon laquelle il manquait la simple reconnaissance de compétence aux tribunaux de l’Ontario, elle a tout de même profité de l’occasion pour clarifier l’application du critère en common law au domaine des valeurs mobilières. Plus particulièrement, la Cour a rejeté l’argument du demandeur, qui considérait que le juge saisi de la requête « accordait trop d’importance au lieu où l’opération se déroulait », et elle a clarifié le fait qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les deux décisions Kaynes,[9] qui avaient été rendues dans le contexte d’un projet d’actions collectives aux termes de la Partie XXIII.1 de la Loi sur les valeurs mobilières.
En ce qui concerne la question du « lieu où l’opération prenait place », la Cour d’appel a noté que le juge saisi de la requête avait admis, à juste titre, que « la Partie XXIII.1 de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario n’imposait aucune exigence quant au lieu de l’opération ». Cependant, elle souscrivait également à sa conclusion selon laquelle la Cour devrait généralement privilégier le tribunal compétent où l’opération a eu lieu, dans le contexte d’actions liées au marché secondaire. La Cour rejetait ainsi expressément l’argument du demandeur, fondé sur la déclaration antérieure de la Cour de l’Ontario dans Kaynes (2014), selon laquelle « la norme internationale courante reliant le territoire de compétence au lieu de négociation des titres » était erronée et a été corrigée par la Cour dans Kaynes (2016). Plus particulièrement, la Cour d’appel a noté ce qui suit :
« Le cadre d’analyse du forum non conveniens dans Kaynes (2014) en ce qui concerne la responsabilité sur le marché secondaire n’a pas été infirmé par Kaynes (2016). L’adhésion déférente demeure sous-jacente à l’analyse du forum non conveniens. D’autres facteurs de l’analyse du forum non conveniens doivent être pris en compte, mais l’adhésion déférente est l’un des principaux points à considérer. Le tribunal le plus approprié pour les actions liées au marché secondaire est souvent le tribunal où est située la bourse où les titres sont négociés. »
Dans ce contexte, la Cour d’appel a également clarifié le fait que la décision dans Kaynes (2016), elle non plus, « n’élevait pas l’avantage juridique de présenter une demande en tant que recours collectif au rang de droit inviolable » et a mis en garde contre la difficulté d’appliquer la notion d’avantage juridique comme facteur de l’analyse du forum non conveniens. Plus particulièrement, la Cour a souscrit à la mise en garde servie par la Cour suprême dans Amchem Products Incorporated c. Colombie-Britannique :[10] « La perte d’avantages subie par le demandeur à l’étranger doit être mise en balance avec la perte d’avantages, s’il en est, que subirait le défendeur devant le tribunal étranger au cas où l’action serait jugée par celui‑ci et non par le tribunal interne ».
Conclusion
La décision de la Cour d’appel dans Yip v. HSBC Holdings plc vise à préciser les limites juridiques des poursuites fondées sur la présentation inexacte des faits sur le marché secondaire à l’encontre d’émetteurs publics étrangers. La Cour reconnaît ainsi les réalités de l’activité moderne de négociation, qui peut avoir lieu sur des marchés boursiers mondiaux pratiquement n’importe où sur la planète, et note également la tension inhérente entre le désir de réglementer et de protéger les marchés publics, et la nécessité de respecter les règles de l’adhésion déférente. En vue d’éviter que ne soit perçu « l’exercice d’une compétence trop étendue », la Cour d’appel a fourni dans sa décision une carte utile pour naviguer dans les poursuites liées au marché secondaire mettant en cause des émetteurs étrangers.
[1] 2018 ONCA 626
[2] L.R.O. 1990, ch. S. 5
[3] Ces titres sont négociés sur les bourses de Londres et de Hong Kong, avec des inscriptions secondaires aux bourses des Bermudes et d’Euronext Paris. Les American Depository Receipts de HSBC Holdings se négocient également à la bourse de New York.
[4] L.C. 1991, ch. 46.
[5] « Simple reconnaissance de compétence » désigne le seuil de la capacité du tribunal d’affirmer sa compétence à l’égard d’une partie de l’extérieur de la province qui ne s’en est pas remise à la compétence du tribunal ontarien.
[6] La décision du juge saisi de la requête a été confirmée sur toutes les questions relatives au territoire de compétence. Cependant, la Cour d’appel a réduit les dépens attribués initialement, au motif que les honoraires des experts étaient excessifs et qu’ils n’étaient pas suffisamment étayés par la preuve. En tranchant ainsi, la Cour a noté ce qui suit : « À notre avis, un défendeur dans une action collective n’a pas carte blanche pour consacrer des sommes déraisonnables à des honoraires d’experts ; nous voyons cette obligation de raisonnabilité dans l’affectation de fonds aux services d’experts comme un aspect de l’assurance de l’accès à la justice, l’un des objectifs principaux des actions collectives. »
[7] [1975] 1 R.C.S. 393.
[8] 2012 ONCA 211, 110 O.R. (3d) 256, autorisation de pourvoi refusée, [2012] C.S.C.R. no 246.
[9] Kaynes v. BP, PLC, 2014 ONCA 580, 122 O.R. (3d) 162, aux paragraphes 31-34, autorisation de pourvoi refusée, [2014] C.S.C.R. no 452 (« Kaynes (2014) »), et Kaynes v. BP P.L.C., 2016 ONCA 601, 133 O.R. (3d) 29 (« Kaynes (2016) »).
[10] [1993] 1 R.C.S. 897, au paragraphe 933.