La décision de la CSC signifie que les tribunaux peuvent réexaminer les questions accessoires après un jugement définitif

16 Oct 2021 8 MIN DE LECTURE

La récente décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canadian Broadcasting Company v. Manitoba 2021 CSC 33 fournit un éclairage judiciaire utile sur l’interaction entre la doctrine du functus officio ou dessaisissement et la compétence inhérente des tribunaux à contrôler leur propre procédure. Entre autres choses, le jugement énonce les principes directeurs devant guider les tribunaux canadiens qui sont appelés à réexaminer des questions accessoires qui sont soulevées après qu’un jugement définitif a été rendu dans une procédure sous-jacente.

La question en litige devant la Cour suprême était de savoir si la Cour d’appel du Manitoba avait raison de juger qu’elle n’avait pas compétence à l’égard d’une ordonnance de non-publication rendue dans le cadre du jugement définitif sur le fond du tribunal de première instance. La Cour suprême a estimé que bien que la Cour d’appel n’a pas compétence pour réexaminer le fond du litige en appel en vertu de la doctrine du dessaisissement, elle a néanmoins compétence pour superviser l’accès au dossier de ses propres procédures. Par conséquent, la Cour suprême a renvoyé l’affaire à la Cour d’appel aux fins de réexamen.

Contexte

L’affaire sous-jacente concernait un procès devant jury qui s’est déroulé en 1987 et qui s’est soldé par la condamnation de Stanley Ostrowski pour meurtre prémédité et par une peine d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle. En 2014, le ministre de la Justice du Manitoba a saisi la Cour d’appel invoquant une possible erreur judiciaire lors du procès d’Ostrowski. Au cours de la procédure ultérieure relative à cette possible erreur judiciaire, la Cour d’appel a ordonné une interdiction de publication à l’égard d’une déclaration sous serment que M. Ostrowski a tenté de présenter comme preuve. En 2018, la Cour d’appel a conclu qu’il y avait effectivement eu une erreur judiciaire lors du procès d’Ostrowski en 1987, et sa condamnation a été annulée.

En 2019, la Cour d’appel a refusé une requête de la Canadian Broadcasting Company (CBC) ou Société Radio-Canada visant à faire annuler l’interdiction de publication de 2014, au motif que le tribunal n’avait pas la compétence pour le faire. La Cour d’appel a invoqué la doctrine du dessaisissement, ainsi que sa règle de pratique interdisant les nouvelles audiences, pour conclure que sa compétence était épuisée après avoir examiné le bien-fondé de l’appel et rendu son jugement.

Interaction entre le principe de la publicité des débats et le dessaisissement

L’un des principes fondamentaux du système juridique canadien est qu’il existe une forte présomption en faveur de la publicité des débats, fondée sur le droit à la liberté d’expression inscrit dans la Constitution. La Cour suprême a très récemment réitéré l’importance de cette règle fondamentale, qui accorde au public le droit d’assister aux audiences et de consulter les dossiers judiciaires, et qui, en règle générale, permet à la presse de s’informer sur les travaux des tribunaux et de commenter le fonctionnement de ceux-ci (Sherman [Succession] c. Donovan 2021 CSC 25).

Toutefois, cette présomption connaît certaines exceptions, donnant aux tribunaux la possibilité de limiter la publicité des débats et des procédures judiciaires. Pour que des ordonnances discrétionnaires telles que des interdictions de publication soient émises, le demandeur doit généralement démontrer –  comme condition préalable –  que des intérêts publics importants sont à ce point sérieusement menacés qu’ils justifient une ordonnance de non-publication. Il est admis que cette barre est haute. En outre, le demandeur doit démontrer que l’ordonnance est nécessaire afin d’éviter un risque réel, et que les avantages d’une ordonnance restreignant la publicité l’emportent sur les désavantages.

La règle générale concernant le dessaisissement, distincte de celle de la publicité des débats, est que le tribunal ayant tranché une affaire sur le fond et rendu un jugement formel a épuisé son autorité à l’égard de cette affaire. La règle vise à assurer le caractère définitif et la stabilité des décisions judiciaires des tribunaux inférieurs.

La question qui s’est posée dans le contexte de la récente décision relative à CBC concernait l’interaction entre ces deux doctrines et, plus précisément, celle de savoir si un tribunal ayant exercé son pouvoir discrétionnaire de restreindre le principe de la publicité des débats au moyen d’une interdiction de publication est par le fait même dessaisi de tous les aspects de cette décision une fois qu’un jugement définitif a été rendu, ou si la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure lui permet de réexaminer des aspects de l’interdiction de publication a posteriori.

L’arrêt de la Cour suprême

Écrivant pour la majorité, le juge Nicholas Kasirer a formulé un certain nombre d’observations préliminaires concernant le principe de la publicité des débats et la doctrine du dessaisissement.

D’emblée, la Cour a établi une distinction entre la compétence d’un tribunal quant au fond d’une affaire, après jugement définitif – qui est épuisée en vertu de la doctrine du dessaisissement – et sa compétence de surveillance à l’égard de son propre dossier judiciaire. À cet égard, la Cour a souligné que les tribunaux inférieurs conservent toujours la possibilité de contrôler leur propre dossier judiciaire en ce qui concerne les procédures qui sont généralement considérées comme accessoires, mais indépendantes. Cette compétence résiduelle à l’égard des questions de procédure a été jugée conforme à la fois au principe de longue date selon lequel les tribunaux conservent une autorité de contrôle sur les dossiers judiciaires, et aux principes de finalité et de stabilité des jugements selon la doctrine du dessaisissement. En rendant sa décision, la Cour a également souligné que si les exceptions à la doctrine du dessaisissement sont « [Traduction] relativement restrictives », la doctrine du dessaisissement a elle-même également une portée limitée.

Cependant, le juge Kasirer a pris soin de souligner que s’il est possible de réexaminer un jugement définitif sur une question de procédure (comme une interdiction de publication), ce n’est pas une option disponible « [Traduction] n’importe quand ou pour n’importe quel motif ». À cet égard, la Cour a reconnu deux motifs restreints (bien que non exhaustifs) pour lesquels le tribunal ayant rendu une décision peut réexaminer des questions ayant fait l’objet d’un jugement : (1) lorsque la personne concernée ayant qualité pour agir, telle qu’un organe médiatique, n’a pas été informée de l’ordonnance et propose de dévoiler des faits nouveaux qui pourraient avoir une incidence sur le résultat, et (2) lorsque les circonstances ayant donné lieu à l’ordonnance ont changé de façon importante. Le juge Kasirer a également fait remarquer que ces deux motifs de réexamen peuvent être remplacés par des dispositions législatives, telles que les règles de pratique des tribunaux concernés.

En fin de compte, sur la base des faits de l’affaire dont elle était saisie, la majorité de la Cour a jugé que la CBC ne pouvait pas invoquer un « [Traduction] changement important des circonstances » pour justifier un réexamen de l’interdiction de publication, mais a ordonné à la Cour d’appel d’examiner si la CBC avait néanmoins droit au redressement proposé au motif que l’ordonnance avait été rendue sans préavis.

Dans son opinion dissidente, la juge Rosalie Silberman Abella a convenu avec la majorité des juges qu’il n’y avait pas de « [Traduction] changement important de circonstances », mais a été dissidente en concluant que CBC n’avait pas droit à un réexamen en raison du délai « [Traduction] indu et injustifié » de six mois avant de déposer sa demande en contestation de l’interdiction de publication.

Conclusion

La décision de la Cour suprême dans l’affaire CBC fournit une feuille de route pour les circonstances limitées dans lesquelles un tribunal peut réexaminer une question accessoire à un jugement définitif antérieur dans le cadre de sa compétence relative au contrôle de sa propre procédure. Bien que l’ordonnance en cause dans cette affaire concerne une interdiction de publication, le commentaire de la Cour ne se limite pas à ces ordonnances discrétionnaires et fournit des indications sur la compétence continue des tribunaux quant aux questions de procédure qui surviennent après un jugement définitif.

Cet article a été publié à l’origine dans le Lawyer’s Daily (https://www.thelawyersdaily.ca/), qui fait partie de LexisNexis Canada Inc.