Le Tribunal de la concurrence confirme que la justification commerciale est le principal facteur à considérer dans une affaire d’abus de position dominante

21 Nov 2019 16 MIN DE LECTURE

Le 17 octobre 2019, le Tribunal de la concurrence (Tribunal) a rendu une décision (version intégrale en anglais seulement) dans l’affaire CT-2016-015 Le commissaire de la concurrence c. Administration aéroportuaire de Vancouver (la « Décision »), par laquelle il a rejeté la demande présentée par le Commissaire de la concurrence (Commissaire). La Décision offre une analyse complète des circonstances dans lesquelles une organisation peut être considérée comme s’étant livrée à une « pratique d’agissements anti-concurrentiels », cette dernière étant un élément clé menant à une conclusion d’abus de position dominante. Elle offre également un aperçu utile des cas où une organisation sera considérée comme ayant un « intérêt concurrentiel valable » (ICV) dans un marché donné et comme ayant adopté une pratique anti-concurrentielle même si elle n’entre pas directement en concurrence avec la partie alléguant être lésée par le comportement de l’organisation dominante. La décision est également digne d’intérêt en ce qu’elle fournit, pour la première fois, une évaluation détaillée de l’application éventuelle de la défense ou doctrine de la conduite réglementée (Doctrine) pour soustraire la pratique à l’examen en vertu des dispositions civiles de la Loi sur la concurrence (la « Loi »).

Le Commissaire a décidé de ne pas en appeler de la décision, expliquant, dans son communiqué de presse, que :

[b]ien que le Tribunal ait rejeté notre requête, la décision fournit une jurisprudence précieuse et permet de clarifier certains aspects de la loi. Plus particulièrement, nous sommes heureux que le Tribunal ait confirmé que les organismes à but non lucratif et les organismes réglementés, comme l’AAV, ne sont pas exemptés de se conformer aux dispositions de la Loi sur la concurrence relatives à l’abus de position dominante.

Faits de l’affaire et résumé de la décision

En septembre 2016, le Commissaire a déposé une requête devant le Tribunal en vertu de l’article 79 de la Loi afin obtenir une ordonnance à l’encontre de l’Administration de l’aéroport de Vancouver (AAV) relativement à la décision de cette dernière de n’autoriser que deux fournisseurs à offrir des services de restauration à bord des aéronefs à l’Aéroport international de Vancouver (YVR) et de son refus d’accorder des permis à deux nouveaux fournisseurs de services de restauration à bord des aéronefs à YVR. Les services de restauration à bord des aéronefs, ou les « services de manutention liés aux cuisines des aéronefs » comprennent la préparation des repas servis aux passagers et aux membres de l’équipage des aéronefs commerciaux, ainsi que les services de manutention connexes.

Pour que le Tribunal de la concurrence vienne à la conclusion qu’il y a abus de position de dominante au sens de l’article 79 de la Loi, le Commissaire doit prouver les trois éléments suivants : (1) une personne ou un groupe de personnes contrôle sensiblement ou complètement un marché ; (2) cette personne ou ce groupe de personnes se livre ou s’est livré à une pratique d’agissements anti-concurrentiels; et (3) cette pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de réduire sensiblement la concurrence dans un marché.

En résumé, le Commissaire faisait valoir que : l’AAV contrôle sensiblement ou complètement la prestation de services de manutention liés aux cuisines des aéronefs à YVR; qu’elle s’est livrée à des pratiques d’agissements anti-concurrentiels en limitant le nombre de fournisseurs de services de restauration à bord autorisés à mener leurs activités à YVR, empêchant de ce fait l’entrée de nouvelles entreprises sur le marché. Cela a eu pour effet d’empêcher ou de réduire sensiblement la concurrence dans le marché des services de manutention liés aux cuisines des aéronefs à YVR. Le Commissaire demandait donc au Tribunal d’enjoindre l’AAV à autoriser les fournisseurs de services de restauration à bord qui répondent aux exigences habituelles du marché afin qu’ils puissent y fournir des services de manutention liés aux cuisines des aéronefs à YVR. 

Le Tribunal a conclu que, bien que l’AAV contrôle sensiblement la prestation de services de manutention liés aux cuisines des aéronefs à YVR, elle ne s’est pas livrée à des pratiques d’agissements anti-concurrentiels au sens de l’article 79. De plus, la pratique d’exclusion qui lui est reprochée n’a pas eu pour effet d’empêcher ou de réduire sensiblement la concurrence dans un marché. Le Tribunal a donc rejeté la demande du Commissaire et a accordé à AAV des dépenses totalisant plus de 1,3 million de dollars.

Directives concernant le sens du terme « pratique d’agissements anti-concurrentiels »

Dans son analyse visant à déterminer si AAV s’était livrée à une pratique d’agissements anti-concurrentiels en excluant deux nouvelles entreprises du marché des services de manutention liés aux cuisines des aéronefs malgré qu’elle ne soit pas elle‑même une concurrente sur ce marché, le Tribunal a appliqué deux critères analytiques. En premier lieu, le Tribunal s’est penché sur la question de savoir si l’AAV a un intérêt concurrentiel valable (ICV) dans le marché des services de manutention liés aux cuisines des aéronefs. Selon le Tribunal, en l’absence d’un tel ICV, la présomption selon laquelle la pratique contestée n’a pas un but principal de nature anti-concurrentielle s’applique. En second lieu, le Tribunal s’est demandé si le « caractère global » de la pratique reprochée à l’AAV est « assimilable à des agissements anti-concurrentiels ou si elle reflète plutôt un objectif principal légitime ».

Dans la première étape de son analyse, le Tribunal a déterminé que le mot « valable » doit être interprété comme signifiant « raisonnablement crédible » et que, « pour être raisonnablement crédible, un fondement crédible et objectivement vérifiable dans les faits doit exister pour convaincre le Tribunal que l’intimée a un intérêt concurrentiel sur le marché concerné ». (souligné dans l’original) Le commissaire a soutenu qu’il n’était pas nécessaire d’évaluer l’existence d’un ICV dans ce cas étant donné que la pratique reprochée constituait « manifestement une exclusion d’un concurrent d’un marché ». À titre subsidiaire, le Commissaire a fait valoir que l’AAV a un ICV dans le marché des services de manutention liés aux cuisines des aéronefs étant donné que la structure concurrentielle du marché en aval a une incidence sur les loyers fonciers et sur les redevances de concession dues à l’AAV. En réponse, l’AAV a soutenu qu’elle ne peut pas avoir d’ICV, puisqu’elle ne participe pas au marché et n’y a aucun intérêt commercial, étant donné que la perte de revenus qu’elle pourrait éviter en empêchant aux fournisseurs d’entrer dans le marché des services de manutention liés aux cuisines des aéronefs était trop spéculative, trop minime et trop facilement compensée par les changements mineurs des redevances de concessions. Le Tribunal a tout de même déterminé que l’AAV avait un ICV dans le marché des services de manutention liés aux cuisines des aéronefs, comme évoqué par le Commissaire. Cette conclusion semble vouloir établir un seuil très bas pour conclure à l’existence d’un ICV.

Ayant statué que l’AAV avait un ICV, le Tribunal a poursuivi avec la deuxième étape de son analyse en réitérant les paramètres qui sous-tendent le cadre analytique, pour la plupart décrits dans sa décision de 2016 dans l’affaire La commissaire de la concurrence c. The Toronto Real Estate Board (TREB). Il a ensuite affirmé qu’il devait évaluer et soupeser tous les facteurs pertinents, y compris tout « effet anti-concurrentiel raisonnablement prévisible » de la pratique reprochée et toute justification commerciale valable alléguée par l’intimée, pour tenter de déterminer si le « caractère global » ou le « principal objectif » de la pratique était de nature anti-concurrentielle. Le Tribunal a par la suite résumé les types de justifications commerciales susceptibles d’infirmer une conclusion selon laquelle le principal objectif de la pratique d’exclusion est anti-concurrentiel. Puis, il a statué qu’une justification commerciale valable doit être une explication crédible, fondée sur l’efficience ou de nature proconcurrentielle liée à l’intimée. Ce lien peut être établi en démontrant les types de gains d’efficience qui sont susceptibles d’être réalisés grâce à la pratique reprochée, en prouvant comment cette pratique permet d’améliorer la qualité ou le service, ou en précisant comment elle est susceptible de permettre à l’intimée de mieux faire concurrence dans le marché où elle exerce des activités. Le tribunal a ajouté que [traduction] « la justification commerciale doit par ailleurs se distinguer de tout effet anti-concurrentiel découlant de la pratique reprochée et ne doit pas se limiter aux intérêts particuliers de l’intimée ni à une simple intention de servir les clients ou les consommateurs au bout du compte. »

Le Tribunal a également statué que l’intimée a le fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe, d’une part, une ou plusieurs justifications commerciales valables de la pratique reprochée et, d’autre part, que ces justifications [traduction] « l’emportent sur les effets négatifs de cette pratique d’exclusion sur ses concurrents et (ou) sur l’intention anti-concurrentielle subjective ».

Bien qu’il ait conclu que l’AAV s’est intentionnellement livrée à une pratique d’exclusion, le Tribunal a déterminé que la preuve démontrait, selon la prépondérance des probabilités, que l’AAV était davantage motivée par des considérations proconcurrentielles qu’anti-concurrentielles. Parmi les considérations proconcurrentielles qui ont été acceptées, on compte notamment le fait que l’AAV garde au moins deux concurrents offrant des services complets de manutention liés aux cuisines des aéronefs à YVR et qu’elle vise à éviter les effets perturbateurs sur les transporteurs aériens du retrait potentiel d’un fournisseur de services de restauration en place si, selon l’AAV, un autre fournisseur était autorisé à mener ses activités à YVR. En comparant les faits avec ceux de l’affaire TREB, où l’intimée invoquait que sa pratique était motivée par sa volonté de protéger des renseignements personnels, le Tribunal a conclu que les justifications valables avancées par l’AAV en l’espèce ne constituaient pas un [traduction] « prétexte ou une excuse créée pour justifier le fait accompli ». Le Tribunal a alors statué que les justifications de l’AAV visaient à apporter des bienfaits proconcurrentiels à YVR et qu’ils étaient ainsi « plus importantes que toute intention anti-concurrentielle subjective ou réputée, ou que tout effet anti-concurrentiel raisonnablement prévisible de sa pratique. » Par conséquent, le Tribunal a conclu que le « caractère global » de l’AAV était [traduction] « légitime et, par sa nature, n’était pas anti-concurrentiel. »

La Doctrine : application à l’article 79 de la Loi sur la concurrence

La Doctrine est un principe d’interprétation des lois employé pour permettre à une partie qui s’est livrée à certains actes de se soustraire à sa responsabilité pénale lorsque de tels actes étaient exigés ou autorisés en vertu d’une loi fédérale ou provinciale valablement promulguée. Bien que la possibilité de recours à la Doctrine pour soustraire une personne à l’application des dispositions de la Loi en matière de complot criminel soit bien établie (voir, par exemple, l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans Hughes v Liquor Control Board of Ontario (disponible en anglais seulement), et qu’elle soit désormais codifiée dans la Loi, l’application de cette Doctrine dans le but d’exonérer une personne de sa responsabilité en vertu des dispositions civiles de la Loi n’avait pas encore été analysée en détail. Le Tribunal offre donc, pour la première fois, une analyse complète de l’applicabilité de la Doctrine à l’article 79 de la Loi.

L’AAV a soutenu que sa pratique devrait être soustraite à l’application de l’article 79 puisqu’elle était, d’une manière générale, autorisée à se livrer à la pratique reprochée à la fois dans le cadre de son mandat d’intérêt public et en vertu de son pouvoir précis de contrôler l’accès au côté piste de l’aéroport à YVR. En réponse, le Commissaire a fait valoir que la Doctrine ne s’appliquait pas aux dispositions non pénales de la Loi. Plus particulièrement, l’article 79 n’est pas libellé en des termes permettant d’invoquer la Doctrine. Le Commissaire a par ailleurs soutenu qu’aucun instrument réglementaire n’enjoignait ou n’ordonnait l’AAV de se livrer à la pratique reprochée, ni ne l’y autorisait.

De l’avis du Tribunal, l’application de la Doctrine est soumise à deux conditions préalables. D’abord, le Parlement doit avoir manifesté, expressément ou implicitement, une intention claire d’accorder une « latitude » à ceux qui agissent en vertu d’un régime de réglementation provincial valide, de sorte que la conduite qui serait autrement assujettie à la législation fédérale ne serait pas soumise à un examen sous cette législation. Certaines causes passées avaient conclu en l’existence de cette « latitude » dans le libellé des lois alors examinées, notamment grâce aux termes « dans l’intérêt du public » ou « indûment ». Une fois la première condition préalable remplie, il faut déterminer si la pratique qui ferait autrement l’objet d’un examen en vertu de la Loi était expressément requise, imposée, prescrite ou autorisée par une loi provinciale valablement adoptée.

En l’espèce, le Tribunal a conclu, quant à la première condition préalable, que la Doctrine ne s’applique pas à l’article 79 puisque ce dernier n’est pas libellé en des termes qui accordent la « latitude » permettant de déduire une intention du Parlement de soustraire la pratique à l’examen lorsqu’elle est requise ou autorisée par un régime de réglementation valide. Ce raisonnement est digne de mention puisqu’il considère que l’expression « empêcher ou réduire indûment la concurrence », employée dans les anciennes dispositions de la Loi sur le complot criminel, accorde la « latitude » nécessaire pour permettre l’application de la Doctrine alors que l’expression « d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence » ne l’accorde pas. Quant à la seconde condition préalable, le Tribunal a conclu que [traduction] « l’argument de l’AAV selon lequel son mandat d’intérêt public général peut la soustraire à l’application de l’article 79 n’est pas fondé », puisque le mandat législatif de l’AAV pourrait être exécuté sans recourir à une pratique d’exclusion. Le Tribunal a en outre déterminé que le raisonnement de droit pénal qui sous-tend l’élaboration de la Doctrine, selon lequel [traduction] « l’idée que des individus pourraient être coupables d’une infraction criminelle pour s’être livrés à une pratique qui leur a été expressément imposée par une législature n’était pas une idée que les tribunaux étaient disposés à accepter », ne s’appliquait pas dans les circonstances.

Dans sa conclusion quant aux faits en l’espèce, le Tribunal laisse ouverte la question de savoir si une pratique autorisée ou exigée par un régime de réglementation valide pourrait néanmoins être considérée comme un abus de position dominante lorsqu’il y a preuve d’un motif principalement anti-concurrentiel. Il a cependant noté que la conformité à une exigence légale ou réglementaire particulière pourrait néanmoins constituer une justification commerciale valable aux termes de l’article 79 (1) b) de la Loi.

De façon plus générale, en ce qui a trait à l’application éventuelle de la Doctrine aux autres dispositions civiles de la Loi, comme les fusions, l’exclusivité, le refus de vendre, le maintien des prix ou les conventions civiles entre concurrents, le Tribunal n’a pas eu à tirer des conclusions, mais a formulé des observations intéressantes. Il note que lorsque les dispositions de la Loi concernant les accords ou arrangements entre concurrents ont été modifiées en 2009 pour diviser l’ancienne disposition pénale en deux dispositions distinctes permettant d’examiner les pratiques – l’une pénale per se et l’autre civile – le Parlement a choisi de n’inclure la Doctrine que dans la disposition pénale relative aux complots criminels. En effet, aucun libellé semblable codifiant l’application de la Doctrine n’a été ajouté à la nouvelle disposition civile figurant à l’article 90.1 de la Loi qui régit les accords ou arrangements entre concurrents et est assujettie à l’évaluation des effets concurrentiels (pour déterminer si la pratique a pour effet d’empêcher ou de réduire sensiblement la concurrence). Compte tenu du libellé différent dans chacune des deux dispositions, le Tribunal a conclu que l’intention du législateur n’était pas de prévoir l’application de la Doctrine à la disposition civile de l’article 90.1.

Bien que le Tribunal ne le mentionne pas de façon explicite, son interprétation selon laquelle le terme « sensiblement » n’établit pas l’intention du Parlement d’accorder la « latitude » requise, conjuguée à l’importance qu’accorde le Tribunal à l’absence d’une codification de la Doctrine dans les dispositions civiles, donne fortement à penser que, selon le Tribunal, la Doctrine ne s’applique pas pour soustraire une pratique à l’examen en vertu de toute disposition civile de la Loi. On ignore encore si cette interprétation sera clarifiée à l’avenir.