Les accords de poursuite suspendue du Canada ne sont toujours pas appliqués

11 Jan 2020 7 MIN DE LECTURE

Les accords de poursuites suspendues (APS) ont été introduits dans les lois canadiennes en septembre 2018 dans le cadre d’un effort plus vaste du gouvernement fédéral pour améliorer ses outils de lutte contre la corruption et autres crimes en col blanc. Les APS sont des accords volontaires négociés entre un accusé et la Couronne pour résoudre des cas d’actes répréhensibles des entreprises comme solution de rechange à de longues poursuites coûteuses. Un APS a pour effet de suspendre l’enquête ou les poursuites en cours, en échange de certains engagements que la société doit honorer pour que les charges soient abandonnées. Les APS exigent souvent une collaboration totale avec l’organisme chargé de l’application de la loi compétent et un aveu de culpabilité, des sanctions pécuniaires et une réforme de la gouvernance. 

À la suite de consultations publiques et à la très grande demande du secteur d’affaires, le gouvernement fédéral a mis en place un régime d’APS – appelé « accords de réparation » dans la législation – en modifiant le Code criminel du Canada. Les modifications étaient généralement conformes aux conclusions du processus de consultation. Un accent a notamment été mis sur l’importance de programmes de conformité solides pour atténuer le risque de condamnations criminelles pour les entreprises et l’exigence selon laquelle les APS sont dans l’intérêt public, comme le détermine un juge.

Bien que ce régime soit nouveau au Canada, il ne s’agit pas d’un nouveau concept. Les autorités américaines utilisent les APS pour lutter contre les crimes d’entreprises depuis les années 1990. Depuis 2014, les APS sont également utilisés couramment au Royaume-Uni et en France.

Faits saillants du régime canadien

Les objectifs déclarés du régime d’APS sont les suivants : (a) dénoncer tout acte répréhensible de l’organisation et le tort causé par celui-ci; (b) tenir l’organisation responsable de son acte répréhensible; (c) favoriser le respect de la loi par l’obligation faite à l’organisation de mettre en place des mesures correctives ainsi qu’une culture de conformité; (d) encourager la divulgation volontaire des actes répréhensibles; (e) prévoir la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité; et (f) réduire les conséquences négatives de l’acte répréhensible sur les tiers innocents (p. ex., les employés, clients, retraités et autres), tout en tenant responsables les personnes qui s’y sont livrées.

Voici les principaux éléments de ce régime :

  • Conditions relatives aux APS : Le procureur doit remplir plusieurs conditions avant d’entamer les négociations d’un APS, notamment que l’infraction ne cause pas de lésions corporelles ni n’est liée à une organisation criminelle, que la négociation de l’accord est dans l’intérêt public et appropriée dans les circonstances, et que le procureur général a consenti à la négociation de l’accord.
  • Infractions couvertes : Un APS peut être conclu pour certaines infractions précises, notamment le délit d’initié, l’agiotage sur les actions ou marchandises, l’aliénation frauduleuse de marchandises sur lesquelles on a avancé de l’argent, les reçus frauduleux sous le régime de la Loi sur les banques, l’aliénation de biens avec l’intention de frauder des créanciers, la falsification de livres et documents, les faux prospectus, les commissions secrètes, la fraude et la manipulation frauduleuse d’opérations boursières.
  • Facteurs à prendre en compte : Pour déterminer si un APS est dans l’intérêt public, le procureur doit prendre en compte plusieurs facteurs, notamment (a) les circonstances dans lesquelles l’acte ou l’omission à l’origine de l’infraction a été porté à l’attention des autorités chargées des enquêtes; (b) la nature et la gravité de l’acte ou de l’omission ainsi que ses conséquences sur les victimes; (c) le degré de participation des cadres supérieurs de l’organisation à l’acte ou à l’omission; (d) la question de savoir si l’organisation a pris des mesures disciplinaires à l’égard de toute personne qui a participé à l’acte ou à l’omission, parmi lesquelles son licenciement; (e) la question de savoir si l’organisation a pris des mesures pour réparer le tort causé par l’acte ou l’omission et pour empêcher que des actes ou omissions similaires ne se reproduisent; (f) la question de savoir si l’organisation a identifié les personnes qui ont participé à tout acte répréhensible relatif à l’acte ou à l’omission ou a manifesté sa volonté de le faire; (g) la question de savoir si l’organisation ou tel de ses agents ont déjà été déclarés coupables d’une infraction ou ont déjà fait l’objet de pénalités imposées par un organisme de réglementation ou s’ils ont déjà conclu, au Canada ou ailleurs, des accords de réparation ou d’autres accords de règlement pour des actes ou omissions similaires; (h) la question de savoir si l’on reproche à l’organisation ou à tel de ses agents d’avoir perpétré toute autre infraction; et (i) tout autre facteur qu’il juge pertinent.
  • Contenu obligatoire de l’accord : Un APS doit se conformer aux exigences relatives au contenu obligatoire du Code criminel, y compris une déclaration des faits relatifs à l’infraction et une déclaration de responsabilité pour l’infraction. Un APS est soumis à l’approbation du tribunal.

Un avenir incertain pour les APS

La plupart des commentateurs et des professionnels conviennent que les APS et les accords connexes constituent des outils utiles pour faire progresser de manière importante les efforts d’application de la loi et de réparation face aux allégations d’actes répréhensibles « en col blanc ». Avec l’élargissement de la protection des dénonciateurs, l’introduction longtemps attendue des APS dans le régime canadien d’application de la loi a été considérée comme un « grand changement ».

Cela étant dit, à ce jour, aucun accord de réparation n’a encore été annoncé au Canada. En 2019, la première demande publique déposée en vue de profiter du nouveau régime d’APS a donné lieu à une série de controverses. Dans le cadre des accusations de corruption et de fraude transfrontalières en cours, le Directeur des poursuites pénales (DPP) a refusé d’inviter une entreprise à négocier un accord de réparation. La ministre de la Justice et procureure générale de l’époque a allégué que le cabinet du premier ministre a tenté de s’ingérer dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de poursuite, en lui recommandant de réexaminer la décision du DPP. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour fédérale a soutenu que la décision d’engager des discussions de règlement relève du pouvoir discrétionnaire de poursuite du DPP.

Importance d’un programme de conformité solide

Bien que le Canada n’ait pas la réputation d’être un persécuteur acharné des criminels en col blanc, il est soumis à une pression nationale et internationale croissante pour améliorer ses efforts d’application de la loi. C’est notamment le cas dans le cadre des infractions relatives à la corruption, à la lutte contre le blanchiment d’argent et aux restrictions de sanctions qui ont souvent une portée internationale. Les administrateurs, les dirigeants ainsi que le personnel responsable de la conformité et des services juridiques de toutes les organisations doivent évaluer soigneusement leurs programmes de conformité, ou mettre en place des programmes de conformité s’il n’en existe pas, pour s’assurer qu’ils ont pris toutes les mesures raisonnables pour réduire le risque de violations de la loi et de condamnations. Le récent régime d’APS souligne l’importance pour les organisations de disposer de tels programmes de conformité.

Cet article a été publié à l’origine dans le Lawyer’s Daily (www.thelawyersdaily.ca), qui fait partie de LexisNexis Canada Inc.