Les sables mouvants du droit des privilèges

13 Déc 2017 13 MIN DE LECTURE

Au cours de la dernière année, la Cour suprême du Canada a réaffirmé l’inviolabilité du secret professionnel de l’avocat et du privilège relatif au litige, établissant une norme élevée pour les législateurs qui souhaitent supprimer la protection étendue qu’offrent ces privilèges. Au même moment, deux autres décisions (l’une de la Cour fédérale et l’autre de la High Court d’Angleterre) pourraient dramatiquement éroder la protection dans des domaines où l’on pensait qu’elle était établie depuis longtemps, en particulier ceux du privilège relatif aux « opérations » ou « transactions » et du privilège se rapportant aux documents préparés par un avocat au cours d’une enquête interne. Si ces deux décisions sont confirmées en appel, elles pourraient avoir une très grande portée.

La Cour fédérale porte un coup important au privilège relatif aux opérations

La Cour fédérale a soumis le privilège relatif aux« opérations » ou « transactions » à un examen minutieux dans la décision qu’elle a rendue dans la cause Le ministre du Revenu national c. Iggillis Holdings Inc (Iggillis). La Cour d’appel fédérale est actuellement saisie de l’appel de cette décision. À moins que cette dernière ne soit infirmée ou que sa portée ne soit considérablement restreinte en appel, Iggillis pourrait signifier que le privilège n’empêcherait plus la production des avis juridiques partagés par les parties aux fins d’une opération commerciale.

Le « privilège relatif aux opérations » est le nom employé pour désigner une catégorie du privilège d’intérêt commun. Il y a habituellement renonciation au secret professionnel de l’avocat s’appliquant à un document lorsque le document est partagé avec un tiers. Les tribunaux ont cependant reconnu par le passé que le privilège peut tout de même subsister lorsque le document est partagé avec un tiers qui possède un intérêt commun dans la défense d’un litige réel ou envisagé. S’appuyant sur ces principes, un certain nombre de tribunaux canadiens sont allés plus loin et ont soutenu que le privilège peut subsister lorsqu’une partie partage un document privilégié avec un tiers qui possède un intérêt commun dans la conclusion de l’opération.

La décision de la Cour dans la cause Iggillis laisse maintenant planer un doute sérieux sur l’existence du privilège relatif aux opérations. Dans cette cause fiscale, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) contestait le privilège, et la Cour fédérale a jugé que le privilège ne s’appliquait pas à un avis juridique qui avait été partagé par les parties à une opération commerciale qui discutaient des diverses questions fiscales découlant de l’opération. La Cour a reconnu que la note de service exprimait un avis juridique rédigé par un avocat pour son client et qu’elle était donc protégée par le secret professionnel de l’avocat entre les mains du client. Toutefois, la Cour a conclu qu’il y a eu perte du privilège lorsque la note de service a été communiquée à l’autre partie. La Cour a donc jugé que l’avis devait être remis à l’ARC en réponse à l’obligation de production prévue par la loi.

Dans ses motifs, la Cour a exprimé sa crainte que le privilège relatif aux opérations ait été utilisé pour permettre aux parties de cacher de manière inappropriée des transactions et des négociations commerciales. De l’opinion de la Cour, le privilège relatif aux opérations a eu pour effet d’augmenter considérablement les éléments de preuve auxquels les tribunaux se voient refuser l’accès, la plupart des utilisateurs de services juridiques ne peuvent se prévaloir du privilège, lequel par ailleurs ne comporte aucun avantage pour l’administration de la justice.

Bien que la décision de la Cour ne lie pas strictement les cours supérieures provinciales, la décision de la Cour fédérale a jeté un doute sérieux sur l’existence du privilège d’intérêt commun consultatif au Canada. Il est cependant important de souligner que la Cour n’a pas contesté la possibilité pour une partie d’invoquer un privilège d’intérêt commun à l’égard d’un litige réel ou en cours. De plus, la Cour a reconnu la possibilité pour les parties de retenir conjointement les services d’un avocat et d’invoquer le privilège à l’égard des communications échangées avec cet avocat.

Par suite de la décision dans Iggillis, les parties à une opération commerciale qui souhaitent partager un avis juridique concernant l’opération feraient mieux de redoubler de prudence. Plus particulièrement, jusqu’à ce que la Cour d’appel fédérale rende sa décision (en cours de délibéré), les « avocats alliés » d’un acheteur et d’un vendeur qui souhaitent partager un avis juridique sur des questions fiscales et juridiques devraient peut être envisager le recours à un avocat commun et les frais additionnels que cela représente pour conserver le privilège à l’égard d’un avis juridique sensible. En l’absence du recours à un avocat commun, les parties à une opération commerciale pourraient être incapables de conserver le privilège à l’égard de cet avis et pourraient être tenues de communiquer l’avis à l’ARC, aux autorités de réglementation ou même à des tiers en réponse à une demande de production. Ainsi, les parties à une opération devront soupeser le risque très réel que représente l’obligation éventuelle de produire l’avis par rapport aux bénéfices qu’elles peuvent tirer de sa communication dans le cadre de l’opération.

Un tribunal du Royaume-Uni juge que les notes d’enquête interne ne sont pas privilégiées

Jetons maintenant un regard sur ce qui s’est passé à l’étranger. En mai dernier, la High Court d’Angleterre a rendu sa décision dans la cause Director of the Serious Fraud Office v Eurasian National Resources Corporation Ltd. (Eurasian National Resources [disponible en anglais seulement]) et a conclu que les documents rédigés par un avocat dans le cadre d’une enquête interne d’une société n’étaient pas protégés par le privilège relatif au litige(disponible en anglais seulement). La société avait mené une enquête interne se rapportant à des allégations de corruption. Pendant l’enquête, l’avocat externe de la société avait rédigé des documents de travail et des notes d’entrevue avec des douzaines de personnes. La société soutenait que ces documents étaient protégés par le privilège relatif au litige, ayant été préparés parce qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le Serious Fraud Office (le SFO) du Royaume-Uni était sur le point de déclencher une enquête. Elle prétendait aussi que les notes étaient protégées par le privilège de la consultation juridique (l’équivalent britannique du secret professionnel de l’avocat).

La High Court d’Angleterre a conclu qu’une enquête éventuelle par le SFO ne constituait pas un motif suffisant pour revendiquer un privilège relatif à un litige, puisqu’une telle enquête constituait simplement une étape exploratoire avant une poursuite et non une procédure contentieuse. Le tribunal a de plus déterminé que les documents préparés en raison tout au plus d’une appréhension générale d’un litige futur ne pouvaient être protégés par le privilège relatif au litige simplement parce qu’une enquête était sur le point d’être déclenchée ou que l’on croyait qu’elle était sur le point de l’être. Le tribunal a aussi refusé l’application du privilège de la consultation juridique à l’égard des notes d’entrevue parce qu’elles n’avaient pas été préparées dans le cadre de directives données par la société à son avocat. En octobre, la société a obtenu la permission d’interjeter appel de la décision devant la cour d’appel.

Comme il ne s’agit pas d’une décision canadienne, il faudra voir quel effet aura le jugement Eurasian National Resources sur le raisonnement judiciaire au Canada. D’une part, les tribunaux canadiens ont dans le passé considéré que les décisions du Royaume-Uni avaient un effet persuasif ou informatif. D’autre part, les tribunaux canadiens ont auparavant été prêts à reconnaître qu’une partie puisse invoquer le secret professionnel de l’avocat et le privilège relatif au litige à l’égard d’une enquête interne. Cette décision du Royaume-Uni démontre à tout le moins que les tribunaux d’autres territoires de common law examinent de près les limites du privilège dans le cadre d’enquêtes internes.

Si les tribunaux canadiens adoptent le raisonnement de cette décision, des points importants devront être examinés par les sociétés, les conseillers juridiques internes et les avocats externes qui mènent des enquêtes internes. Les avocats ne devraient pas tenir automatiquement pour acquis que les notes d’entrevue et autres documents produits dans le cadre d’une enquête interne seront protégés par le privilège. En outre, la décision pourrait avoir des incidences pour les sociétés qui exercent des activités ou ont des filiales à l’étranger qui font de plus en plus l’objet d’enquêtes transfrontalières réglementaires ou gouvernementales sur des questions comme les fraudes en valeurs mobilières, les activités anticoncurrentielles, la responsabilité du fait des produits, la corruption, le blanchiment d’argent et l’environnement.

La Cour suprême confirme la solide protection que confèrent le secret professionnel de l’avocat et le privilège relatif au litige

Dans deux décisions rendues à la fin de 2016 dans les causes Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary (Alberta Privacy Commissioner) et Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada(Lizotte), la Cour suprême du Canada s’est prononcée en faveur de la protection du privilège lorsqu’il s’agit d’interpréter une loi obligeant les parties à produire des documents qui seraient par ailleurs protégés par le privilège. En bref, la Cour a jugé que si le législateur peut déroger au privilège dans des cas limités, il doit le faire en « termes clairs, explicites et non équivoques » compte tenu de l’importance fondamentale que revêt le privilège légal dans le système juridique canadien.

Dans la cause Alberta Privacy Commissioner, un ancien employé demandait que l’Université de Calgary communique des dossiers conformément à la loi intitulée Freedom of Information and Protection of Privacy Act (la FOIPPA) de l’Alberta. L’Université avait retenu certains dossiers soutenant qu’ils étaient protégés par le secret professionnel de l’avocat. Un délégué de la commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Alberta a néanmoins ordonné à l’Université de produire les documents conformément au paragraphe 56(3) de la FOIPPA qui oblige un organisme public à produire des documents à l’intention de la commissaire sur demande malgré « tout privilège que reconnaît le droit de la preuve ». La Cour suprême a conclu que l’Université n’était pas tenue de produire les documents protégés par le secret professionnel de l’avocat. Compte tenu de l’importance du privilège, la Cour a confirmé que le privilège pouvait être supprimé seulement par une disposition législative au libellé « clair, explicite et non équivoque ». De l’opinion de la Cour, le paragraphe 56(3) ne respectait pas ce critère, le secret professionnel de l’avocat ayant une portée plus grande qu’un « privilège que reconnaît le droit de la preuve ». Tout en affirmant que l’accès à l’information constitue un « élément important d’une société démocratique moderne », la Cour suprême a jugé que le secret professionnel de l’avocat est « essentiel au bon fonctionnement du système de justice et à l’accès à la justice ».

Dans la cause Lizotte, la Cour a jugé qu’un organisme de réglementation ne pouvait obliger un assureur réglementé à communiquer son dossier complet lorsqu’un privilège relatif au litige est invoqué. L’article 337 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers oblige les assureurs réglementés à « transmettre tout document ou tout renseignement qu’il requiert [le syndic] sur les activités d’un représentant » à l’organisme de réglementation. La société a refusé de produire certains documents au motif qu’ils étaient protégés par le privilège relatif au litige.

La Cour suprême s’est prononcée en faveur du privilège relatif au litige, soulignant son importance fondamentale et faisant remarquer qu’il « sert un ‘intérêt public’ […] [visant à] assurer l’efficacité du processus contradictoire ».Appliquant le critère qu’elle avait appliqué dans la cause Alberta Privacy Commissioner, la Cour a décidé qu’« en l’absence de termes clairs, explicites et non équivoques prévoyant une mise à l’écart » du privilège, « on doit conclure qu’il n’est pas levé ». Le libellé large de l’article 337 (« tout document […] qu’il requiert [le syndic] ») ne respecte pas le critère prévu par cette loi et les documents ne devaient donc pas être produits.

Conclusion

Les protections fondamentales que confèrent le secret professionnel de l’avocat et le privilège relatif au litige, établis depuis longtemps, sont des principes essentiels qui sous-tendent l’administration de la justice. Mais, de toute évidence, l’étendue de ces protections évolue encore et reste à circonscrire. Compte tenu de cette évolution, les sociétés et leurs avocats doivent se tenir au courant des nouveaux développements pour assurer qu’il n’y ait pas renonciation involontaire au privilège protégeant les dossiers potentiellement sensibles.