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L’expansion spectaculaire de l’accès privé en matière de droit de la concurrence canadien

28 Juin 2024 24 MIN DE LECTURE
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Depuis plus d’un siècle, de façon générale, le Canada s’est appuyé sur un modèle fondé sur l’initiative des autorités publiques pour l’application de son droit de la concurrence. En effet, depuis la création de la Loi sur la concurrence (la Loi), le commissaire de la concurrence (le commissaire) a eu, la majeure partie du temps, le quasi-monopole de l’application de la Loi. Dans les années 1970, le Parlement a instauré un droit d’action privé en dommages-intérêts, mais les parties privées pouvaient uniquement l’exercer à l’égard des formes les plus flagrantes de comportement criminel en vertu de la Loi. En 2002, après moult consultations et débats, le Parlement a instauré un droit limité d’accès privé au Tribunal de la concurrence (le Tribunal). Toutefois, pour exercer leur droit d’accès, les parties privées devaient en obtenir la permission, devaient l’exercer à l’égard de certaines pratiques susceptibles d’examen uniquement et ne pouvaient pas demander au Tribunal d’ordonner des mesures de redressement pécuniaire. 

En bref, pendant des décennies, le Parlement a délibérément approché avec circonspection la question del’accès privé en droit canadien de la concurrence, en particulier à la lumière de certaines actions privées jugées excessives intentées aux États-Unis. En outre, les législateurs et les décideurs politiques ont exprimé leur inquiétude quant aux risques que des parties privées intentent, par stratégie et opportunisme, des actions venant entraver des comportements positifs du point de vue de la concurrence. En l’absence de preuves irréfutables de « sous-application » du droit canadien de la concurrence, le Parlement a préféré confier son application au commissaire et limiter l’accès des parties privées au Tribunal de la concurrence. 

Pour apporter à la Loi les modifications qu’il a récemment adoptées, le Parlement a délaissé son approche circonspecte et a ouvert les portes du Tribunal aux parties privées qui cherchent à faire appliquer les dispositions civiles de la Loi. Pour la première fois dans l’histoire du Canada, le Parlement a donné aux parties privées le droit d’intenter devant le Tribunal des poursuites devant leur permettre d’obtenir des mesures de redressement pécuniaire en leur nom ainsi qu’au nom d’autres personnes. Les modifications en question comportent notamment :

  • la création de nouveaux droits d’accès privé au Tribunal relativement à l’application des dispositions civiles relatives aux pratiques commerciales trompeuses et aux accords commerciaux anti-concurrentiels;
  • un assouplissement du critère qu’une partie privée doit satisfaire pour avoir la permission de présenter une demande au Tribunal, de telle sorte que des organismes d’intérêt public auront la possibilité d’intenter des poursuites devant le Tribunal;
  • la création d’un nouveau droit permettant aux parties privées de demander au Tribunal des mesures de redressement pécuniaire en application des dispositions civiles relatives aux pratiques susceptibles d’examen;
  • la reconnaissance du droit des parties privées de demander des mesures de redressement pécuniaire au nom d’autres « personnes touchées » et la création apparente d’un régime embryonnaire d’actions collectives supervisées par le Tribunal.

Afin de donner l’occasion aux entreprises d’évaluer leurs pratiques et au Bureau de publier des lignes directrices, ainsi que de lui donner le temps d’examiner le cadre et les règles de procédure concernant l’accès privé, le Parlement a repoussé d’un an l’entrée en vigueur de la plupart des nouvelles dispositions touchant le droit d’accès privé. En d’autres termes, ces nouvelles dispositions n’entreront en vigueur que le 20 juin 2025.

Il s’agit d’un changement fondamental dans l’application du droit canadien de la concurrence. De nombreux observateurs jugentinquiétantes ces importantes modifications. Bien que, au fil des ans, il ait été discuté de la possibilité d’accorder aux parties privées un droit d’application supplémentaire à l’égard de certaines dispositions de la loi (par exemple, les dispositions relatives à l’abus de position dominante, pour lesquelles le droit d’action privée est entré en vigueur en juin 2022), le Parlement a adopté les vastes modifications en question à la suite de consultations limitées. Délaissant son approche historiquement circonspecte en matière d’application de la loi à l’initiative de parties privées, il leur a donné des voies de recours ouvertes sans prévoir de règles de procédure prévoyant l’attribution d’une réparation collective. À première vue, par suite de ces nouvelles modifications, les entreprises canadiennes et les entreprises étrangères qui font affaire au Canada pourraient être exposées à des actions en justice tactiques et à des risques financiers devant le Tribunal relativement à des pratiques commerciales sur lesquelles le commissaire a refusé d’enquêter ou pour lesquelles il a refusé de prendre des mesures d’application de la loi.

Nous avons résumé les modifications en question dans les rubriques suivantes.

Le régime actuel

Au Canada, à l’heure actuelle (jusqu’à l’entrée en vigueur des modifications), les parties privées ont des recours limités en ce qui concerne l’application, à leur initiative, du droit canadien de la concurrence. 

En 1976, le Parlement a ajouté un droit limité d’action en dommages-intérêts à l’initiative de parties privées à l’article 36 de la Loi. Toutefois, les parties privées ne pouvaient invoquer cette disposition devant les tribunaux que pour des dommages-intérêts compensatoires résultant d’un comportement criminel en vertu de la Loi, en particulier pour des infractions aux dispositions relatives à la fixation des prix prévues à l’article 45 et aux dispositions criminelles relatives aux indications fausses ou trompeuses prévues à l’article 52. À la suite de l’adoption de lois sur les actions collectives dans les différentes provinces dans les années 1990, les avocats des demandeurs au Canada ont invoqué avec succès ces dispositions pour obtenir des mesures de redressement pécuniaire collectives pour les membres du groupe qui avaient subi un préjudice en raison d’un comportement anti-concurrentiel criminel. Toutefois, compte tenu des restrictions prévues à l’article 36, les demandeurs n’étaient généralement pas en mesure d’invoquer ces dispositions à l’égard d’un comportement non criminel en vertu de la Loi, et ils ne pouvaient pas demander des mesures de redressement au Tribunal. Dans un certain nombre d’affaires antérieures, des parties privées ont cherché à obtenir des mesures de restitution en vertu de la Loi, mais les tribunaux ont toujours considéré que les recours prévus à l’article 36 se limitaient aux dommages-intérêts compensatoires.  

En 2002, après un long débat politique, le Parlement a adopté des modifications qui ont donné aux parties privées un accès limité au Tribunal pour certains types de comportements susceptibles d’examen et non criminels. En particulier, en vertu de l’article 103.1 de la Loi, les parties privées peuvent demander la permission de présenter des demandes d’injonctionpour des comportements constituant un refus de vendre (article 75), un maintien des prix (article 76), une exclusivité, des ventes liées et une limitation du marché (article 77). En juin 2022, le Parlement a allongé cette liste pour inclure l’abus de position dominante (article 79). En vertu de ces dispositions, les parties privées peuvent demander la permission au Tribunal de présenter une demande en vue de faire appliquer les dispositions civiles relatives à ces pratiques susceptibles d’examen. Le critère d’obtention de la permission est très exigeant : le demandeur doit prouver qu’il a été directement et sensiblement gêné dans son entreprise. Mais même si la permission était accordée, les demandeurs privés n’avaient pas la possibilité de demander des dommages-intérêts ou une mesure de redressement pécuniaire au Tribunal. Compte tenu des limites de ce recours et de la rigueur du critère d’obtention de la permission, le Tribunal n’a accordé la permission que dans un nombre limité d’affaires au cours des 20 dernières années, et la plupart d’entre elles ont été rejetées ou réglées à l’amiable. 

En juin 2022, le Parlement a adopté de nouvelles modifications de fond qui criminalisent certains types d’accords de fixation des salaires et de non-débauchage en vertu de la Loi. Ces modifications sont entrées en vigueur en juin 2023, et les parties privées sont désormais en mesure d’intenter des actions en dommages-intérêts compensatoires en vertu de l’article 36 en ce qui concerne un tel comportement criminel. Toutefois, à ce jour, il y a eu peu de signes de litiges dans ce domaine. 

Au cours des deux dernières années, le débat politique sur l’expansion éventuelle de l’accès privé s’est ranimé, en particulier à la lumière des vastes débats sur l’inflation et les prix à la consommation ayant cours dans certains secteurs d’activité au Canada. Dans les mémoires qu’il a publiés récemment, le Bureau a fait état de ses ressources limitées et a indiqué que, pour ce qui est de l’application de la Loi, les parties privées pourraient jouer un rôle complémentaire à celui du commissaire en ce qui concerne certaines pratiques susceptibles d’examen. Par suite des plus récentes modifications, le Parlement a considérablement élargi l’accès des parties privées au Tribunal et a transformé l’application du droit de la concurrence au Canada.

Modification du régime d’application de la Loi à l’initiative de parties privées

Par suite des récentes modifications apportées à la Loi, qui entreront en vigueur après un délai d’un an, les parties privées auront un accès considérablement élargi au Tribunal pour demander des mesures de redressement de nature comportementale et pécuniaire en ce qui concerne les comportements susceptibles d’examen en vertu de la Loi. Les nouveaux droits d’accès seront accessibles aux particuliers et aux entreprises (y compris les concurrents) ainsi que, selon les circonstances, aux organismes d’intérêt public. Même si, pour présenter une demande, les parties privées devront encore obtenir la permission du Tribunal, le Parlement a assoupli le critère d’obtention de la permission qui existait afin d’inciter davantage les parties privées à participer à l’application de la Loi.  

Bien que le Parlement ait apporté un large éventail de modifications au régime d’accès privé, nous traitons de certaines des plus importantes dans les rubriques ci-dessous.

Élargissement des droits d’accès au Tribunal de la concurrence

En premier lieu, le Parlement a modifié la Loi en vue de permettre aux parties privées de demander au Tribunal la permission de présenter une demande à l’égard de deux autres types de comportement anti-concurrentiel assujettis à des dispositions civiles de la Loi, à savoir les pratiques commerciales trompeuses et les accords anti-concurrentiels. Ces droits d’accès élargis entreront en vigueur le 20 juin 2025, date du premier anniversaire de l’adoption des modifications.

Nouveau droit d’accès privé concernant les pratiques commerciales trompeuses 

En vertu de ces modifications, une partie privée pourra demander au Tribunal la permission de contester une pratique commerciale trompeuse en vertu de l’article 74.1 de la Loi. En particulier, une partie privée pourra demander la permission de demander une mesure de redressement contre quiconque a donné au public des indications fausses ou trompeuses en vue de promouvoir soit la fourniture ou l’usage d’un produit, soit des intérêts commerciaux quelconques. En outre, à la suite de modifications correspondantes touchant les nouvelles dispositions de la Loi en matière d’écoblanchiment (voir plus haut), une partie privée pourra désormais expressément demander la permission de présenter une demande relativement à de prétendues indications fausses concernant les avantages d’un produit pour la protection de l’environnement ou l’atténuation des effets des changements climatiques.

Il reste à voir dans quelle mesure ce nouveau droit d’accès changera la donne. En vertu de la Loi actuelle, les parties privées ont déjà la possibilité d’intenter des actions en dommages-intérêts en vertu de l’article 36 pour des indications fausses et trompeuses qui contreviennent aux dispositions criminelles de la Loi relatives aux pratiques commerciales trompeuses. Les parties privées ont également la possibilité d’intenter des actions en dommages-intérêts et d’obtenir d’autres mesures de redressement pour des représentations fausses et trompeuses en application de la common law et des lois provinciales sur la protection des consommateurs, et les tribunaux ont certifié de nombreuses actions collectives touchant des pratiques commerciales trompeuses au fil des ans. Par conséquent, compte tenu de l’existence d’une voie bien établie pour obtenir une mesure de redressement pécuniaire auprès des tribunaux en ce qui concerne les pratiques commerciales trompeuses, ainsi que de l’absence de mesure de redressement pécuniaire en vertu des nouvelles modifications (au-delà de la réparation traditionnelle par restitution), il n’est pas certain que ces modifications ouvriront la porte à une vague de nouvelles actions devant le Tribunal, en particulier compte tenu de l’obligation permanente d’obtenir la permission de celui-ci. Toutefois, Comme nous l’avons vu plus haut, ces modifications semblent ouvrir la voie aux organismes d’intérêt public désireux de contester les pratiques commerciales trompeuses, y compris en ce qui concerne les déclarations d’écoblanchiment.

Nouveau droit d’accès privé concernant les accords anti-concurrentiels

En vertu de ces modifications, une partie privée pourra demander au Tribunal la permission de contester un accord civil anti-concurrentiel en vertu de l’article 90.1 de la Loi. En particulier, une partie privée pourra demander la permission de contester un accord entre deux ou plusieurs parties qui sont des concurrents au motif que l’accord a pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence au Canada (ou aura vraisemblablement cet effet). Et comme nous l’avons vu plus haut, à la suite de modifications distinctes de la Loi qui entreront en vigueur en décembre 2024, l’article 90.1 sera étendu pour inclure les accords entre deux ou plusieurs parties qui ne sont pas des concurrents, si le Tribunal conclut que l’un des objets importants de l’accord — ou d’une partie de celui-ci — est d’empêcher ou de diminuer la concurrence dans un marché.

En bref, lorsque les deux séries de modifications seront en vigueur le 20 juin 2025, les parties privées auront le droit de demander au Tribunal des mesures de redressement en ce qui concerne un large éventail d’accords horizontaux et verticaux qui auront vraisemblablement un effet sur la concurrence dans un marché donné. Comme nous l’avons vu plus haut, il n’y a pas de précédent pour le nouveau critère relatif à l’« objet important » dans le droit canadien de la concurrence, et des parties privées pourraient éventuellement invoquer ces modifications pour tenter de contester « une partie » d’un accord commercial horizontal ou vertical dont l’un des « objets importants » est de limiter la concurrence. En principe, une partie privée pourrait demander l’accès au Tribunal pour contester des baux, des accords de licence, des accords de distribution, des accords de brevet et d’autres types d’accords qui contiennent des clauses d’exclusivité ou de non-concurrence.    

Nouveaux incitatifs à l’exercice des droits d’accès privés existants

Comme nous l’avons vu plus haut, les parties privées ont actuellement le droit de demander au Tribunal la permission de présenter une demande relativement à un large éventail de dispositions civiles relatives aux pratiques susceptibles d’examen, y compris l’abus de position dominante. Toutefois, compte tenu du critère actuel pour l’obtention de cette permission et de l’absence de mesures de redressement pécuniaire avant ces modifications, seule une poignée d’affaires ont été portées devant le Tribunal à l’initiative de parties privées à ce jour. Par suite des changements apportés au critère relatif à l’obtention de la permission de présenter une demande et des nouvelles dispositions ouvrant droit à des mesures de redressement pécuniaire, ainsi que des modifications apportées au critère relatif à l’abus de position dominante qui sont entrées en vigueur en décembre 2023, on peut s’attendre à ce que, en vertu des droits d’accès existants, un nombre accru de parties privées demandent la permission de présenter une demande relativement aux dispositions sur le refus de vendre (article 75), le maintien des prix (article 76), l’exclusivité, les ventes liées et la limitation du marché (article 77) et, peut-être plus important encore, l’abus de position dominante (article 79).

Abaissement du critère permettant aux parties privées de demander au Tribunal la permission de présenter une demande           

En deuxième lieu, le Parlement a modifié et assoupli le critère d’obtention de la permission de présenter une demande au Tribunal. Là encore, cet assouplissement entrera en vigueur à la date du premier anniversaire des modifications (le 20 juin 2025).

Par le passé, une partie privée cherchant à présenter une demande au Tribunal devait démontrer qu’elle était « directement et sensiblement gênée » dans son entreprise par le comportement anti-concurrentiel allégué. Cependant, par suite des modifications, le critère relatif à l’obtention de la permission de présenter une demande a été abaissé pour la plupart des pratiques susceptibles d’examen, de sorte qu’une partie privée sera uniquement tenue de démontrer qu’elle a été « directement et sensiblement gênée » dans « tout ou partie » de son entreprise. En ce qui concerne les pratiques susceptibles d’examen, à savoir le refus de vendre (article 75), le maintien des prix (article 76), l’exclusivité, les ventes liées et la limitation du marché (article 77) et l’abus de position dominante (article 79), une partie privée pourra obtenir la permission demandée en avançant des preuves crédibles qui laissent véritablement croire qu’elle peut avoir été directement et sensiblement gênée dans « tout ou partie » de son entreprise. Outre ces motifs, dans le cadre d’une modification importante de la loi existante, une partie privée pourra également demander au Tribunal la permission de présenter une demande relativement à ces pratiques si le Tribunal est « convaincu que cela servirait l’intérêt public ». 

Toutefois, il est important de noter qu’une partie privée qui cherche à présenter une demande concernant une pratique commerciale trompeuse (article 74.1) ne peut demander la permission que sur la base du critère de l’intérêt public. Cette restriction est intéressante : le Parlement semble avoir été conscient du risque de litige tactique de la part d’un concurrent qui prétend avoir été lésé dans son entreprise par des pratiques commerciales alléguées, mais il a néanmoins accordé aux rivaux et aux organisations qui n’ont pas été lésés un droit d’accès leur permettant de demander la permission de présenter une demande sur la base de l’intérêt public.

L’assouplissement du critère relatif à l’obtention de la permission de présenter une demande, qui n’exige que la démonstration d’un effet limité sur une partie de l’entreprise du demandeur, n’a pas de précédent dans la longue histoire du droit canadien de la concurrence. En outre, dans le corps des modifications, le Parlement n’a pas défini ou précisé le sens de l’expression « intérêt public ». Bien que certains commentateurs aient émis l’hypothèse que le Tribunal pourrait recourir à la jurisprudence limitée qui reconnaît la « qualité pour agir dans l’intérêt public » pour avancer des arguments dans les litiges constitutionnels, cette jurisprudence n’est pas analogue au régime de l’accès privé étant donné que le commissaire a des pouvoirs existants pour présenter des demandes et qu’il peut y avoir des rivaux concurrents et/ou des consommateurs qui ont un intérêt direct dans les demandes sous-jacentes. En conséquence de cette modification, le Tribunal sera placé dans un rôle sensiblement nouveau en tant que gardien de ses processus d’évaluation des demandes qui servirait « l’intérêt public ».

Il est important de noter que d’autres aspects importants du critère relatif à l’obtention de la permission de présenter une demande restent inchangés par suite des modifications. Par exemple, une partie privée ne peut toujours pas présenter une demande lorsque le commissaire en a déjà présenté une au Tribunal en vue de contester le comportement en question, qu’il enquête actuellement sur le comportement en question ou qu’il a déjà conclu un règlement concernant le comportement en question. Les parties privées doivent présenter leur demande au plus tard un an après la cessation de la pratique ou du comportement faisant l’objet de la demande. Enfin, lors de l’examen d’une demande de permission, le Tribunal ne peut tirer aucune conclusion du fait que le commissaire a ou n’a pas pris de mesures à l’égard de l’affaire.

Nouveaux recours ouvrant droit à des mesures de redressement pécuniaire

En troisième lieu, le Parlement a considérablement élargi les recours pour les parties privées en créant le droit de demander au Tribunal des mesures de redressement pécuniaire. Là encore, ces nouveaux recours entreront en vigueur à la date du premier anniversaire des modifications (le 20 juin 2025).

Avant ces modifications, les parties privées ne pouvaient pas demander au Tribunal des mesures de redressement pécuniaire à l’encontre de pratiques anti-concurrentielles. À la suite de ces modifications, si une partie privée obtient du Tribunal la permission de présenter une demande et qu’elle obtient gain de cause sur le fond de sa demande, elle peut demander au Tribunal d’ordonner le paiement d’une « somme — ne pouvant excéder la valeur du bénéfice tiré du comportement […] — devant être répartie, de la manière qu’il estime indiquée, entre le demandeur et toute autre personne touchée par le comportement ».

Ce changement a plusieurs conséquences majeures.

Tout d’abord, une fois que toutes ces modifications seront entrées en vigueur, une partie privée pourra pour la première fois intenter une action en mesures de redressement pécuniaire devant le Tribunal à l’égard d’un large éventail de comportements non criminels en vertu de la Loi, notamment en ce qui concerne le refus de vendre (article 75), le maintien des prix (article 76), l’exclusivité, les ventes liées et la limitation du marché (article 77), l’abus de position dominante (article 79) et les accords anti-concurrentiels (article 90.1). En ce qui concerne les pratiques commerciales trompeuses (article 74.1), les parties privées ne pourront demander, à titre de mesure de redressement pécuniaire, la traditionnelle restitution, et ce uniquement dans certains cas.

Ensuite, forts de ce nouveau recours, les consommateurs, les consommateurs, les concurrents, les organismes d’intérêt public et les avocats de demandeurs en entreprise seront incités à s’adresser au Tribunal relativement à un grand nombre d’affaires sur lesquelles le commissaire n’a pas ouvert d’enquête ou pour lesquelles il n’a pris aucune mesure d’application de la loi.

En troisième lieu, la nature et la portée des mesures de redressement pécuniaire sont incertaines, en particulier parce que, dans la Loi, il n’y a aucune formulation expresse qui semble lier la mesure à une perte réelle ou à des dommages-intérêts compensatoires. La question de savoir si la mesure de redressement pourrait être limitée à des dommages-intérêts compensatoires, à des dommages-intérêts assimilables à une restitution, à une réelle restitution, à une somme destinée à assurer le respect de la loi ou à toute autre mesure pécuniaire fait l’objet d’un débat animé. Certains observateurs ont estimé que le Parlement a adopté une mesure de redressement fondé sur la restitution, puisqu’il a donné à la mesure une limite expresse qui exclut le recouvrement de sommes qui excèdent « la valeur du bénéfice tiré ». Toutefois, cette formulation n’offre qu’une limite statutaire, et il existe une longue série d’affaires dans lesquelles il a été jugé que la Loi ne prévoyait pas de mesure de redressement fondé sur la restitution. Il existe un argument convaincant selon lequel les modifications du Parlement ne modifient pas le droit établi. Cependant, étant donné la formulation non limitative des modifications, leur portée fera probablement l’objet de litiges importants, et les parties privées seront incitées à proposer l’interprétation la plus large et les indemnités monétaires les plus élevées possibles.   

En quatrième lieu, les modifications semblent destinées à permettre une certaine forme de droits de recouvrement collectif en faveur du demandeur et de toute autre personne « touchée par le comportement » ou des personnes « auxquelles les produits visés par le comportement ont été vendus ». Cette formulation a soulevé la question de savoir si le Parlement a envisagé une forme d’action collective devant le Tribunal. Toutefois, contrairement aux dispositions rigoureuses des lois provinciales sur les actions collectives, les modifications offrent peu d’indications sur le processus ou le fond de ce régime de réparation collective. À première vue, les modifications n’abordent les questions de distribution et d’administration des réclamations qu’au plus haut niveau de généralité, et ne fournissent aucune indication importante sur la façon dont une action collective serait effectivement plaidée devant le Tribunal. Plus important encore, les modifications n’autorisent pas le Tribunal à rendre des ordonnances qui lieraient les intérêts des « membres absents du groupe » (c.-à-d. les parties intéressées, les concurrents ou les acquéreurs qui ne sont pas devant le Tribunal) et ne prévoient aucun mécanisme permettant aux « membres absents du groupe » de s’exclure de la demande devant le Tribunal ou de s’y opposer.  

De nombreuses questions de procédure évidentes subsistent. Par exemple :

  • Quel critère un demandeur doit-il satisfaire pour obtenir une forme de réparation collective? Il n’existe actuellement aucune règle de procédure détaillée concernant les actions collectives dans les Règles du Tribunal de la concurrence. Il a été spéculé que le Tribunal pourrait se référer à la « règle des cas non prévus » prévue à l’article 34 de ces règles, et ainsi appliquer le critère relatif aux Cours fédérales prévu par les Règles des Cours fédérales. Cependant, même le critère relatif aux Cours fédérales ne répond pas à toutes les éventualités. Nous croyons savoir que le Tribunal travaille à l’élaboration de règles plus détaillées, qui pourraient prendre la forme d’une ligne directrice ou d’un règlement.
  • Les demandeurs devront-ils satisfaire aux critères traditionnels de certification dans les territoires de common law (par exemple, devront-ils démontrer qu’il existe un groupe identifiable, que les réclamations soulèvent des points communs, que l’action collective est le meilleur moyen de régler)? Les demandeurs devront-ils démontrer l’existence d’une relation de cause à effet entre le comportement anti-concurrentiel et un certain type d’effet ou de gain commun? En d’autres termes, comment fonctionne le recours ouvrant droit à des mesures de redressement pécuniaire dans son ensemble dans les cas où il n’existe pas de droit à des dommages-intérêts en soi?
  • Quelle norme de preuve s’appliquera? La norme fondée sur « l’existence d’un certain fondement factuel » bien connue? La même norme que celle qui s’applique aux demandes de permission?
  • Quand la question de la certification sera-t-elle abordée? En même temps que la demande de permission ou à une étape ultérieure précédant la détermination du bien-fondé?Les membres du groupe auront-ils la possibilité de se retirer de l’action collective? Les règlements seront-ils contraignants pour le groupe? Encore une fois, les modifications n’autorisent pas le Tribunal à rendre des ordonnances ayant un effet d’exclusion, et il est peu probable que le Tribunal puisse trouver un tel pouvoir dans de simples modifications aux règles. 
  • Comment les questions individuelles seront-elles traitées?

Conclusion

En résumé, les modifications que nous avons abordées ci-dessus représentent la plus vaste expansion de l’accès privé en droit de la concurrence canadien depuis une génération. L’adoption de nouveaux droits d’accès au Tribunal, l’assouplissement du critère relatif à l’obtention de la permission de présenter une demande, l’ajout d’un nouveau recours ouvrant droit à des mesures de redressement pécuniaire et d’un mécanisme de réparation collective, ainsi que les modifications de fond correspondantes qui ont changé le critère relatif à l’abus de position dominante et les accords civils anti-concurrentiels et qui prévoient de nouvelles pratiques susceptibles d’examen (comme l’écoblanchiment) inciteront les consommateurs, les entreprises, les organismes d’intérêt public et les demandeurs d’action collective à présenter des demandes devant le Tribunal. Bien que le Parlement ait judicieusement repoussé l’entrée en vigueur de ces modifications au 20 juin 2025, les entreprises canadiennes et les entreprises étrangères qui font affaire au Canada seront exposées à de nouveaux risques importants d’action en justice au Canada et, avant cette date, devront évaluer leurs pratiques concurrentielles et les risques auxquels elles sont exposées. 


Auteurs(trice)Shuli RodalMichelle LallyKaeleigh Kuzma, Christopher NaudieAdam HirshAlysha PannuDanielle ChuChelsea RubinReba NauthZach RudgeGraeme Rotrand

La nouvelle Loi sur la concurrence du Canada : ce que les entreprises doivent savoir

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