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La Cour suprême du Canada confirme la constitutionnalité de la loi fédérale sur la tarification du carbone

Auteur(s) : Richard J. King, Jacob A. Sadikman, Evan Barz, Clare Barrowman, Stephan Pacholok et Maeve O’Neill Sanger

Le 26 mars 2021

Introduction

Le 25 mars 2021, la Cour suprême du Canada (la CSC) a rendu sa décision très attendue, confirmant la constitutionnalité de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (la Loi), la pierre angulaire du plan du gouvernement fédéral relatif aux changements climatiques, qui impose aux provinces des normes minimales de tarification du carbone. Les juges majoritaires dans une décision partagée à 6 contre 3 ont souligné l’importance d’une approche nationale pour faire face aux changements climatiques. Trois juges dissidents auraient conclu que la loi est inconstitutionnelle. En tant que tribunal d’appel de dernière instance du Canada, la décision de la majorité de la CSC a le dernier mot sur la validité de la Loi.

Le présent bulletin d’actualités Osler traite, notamment, des conséquences juridiques et pratiques de la décision sur les émetteurs industriels de gaz à effet de serre (GES), les contribuables individuels et le développement de l’économie à faibles émissions de carbone du Canada. Cette décision apporte une clarté des plus nécessaires à l’égard de la capacité du gouvernement fédéral d’imposer des prix croissants pour le carbone et la valeur des investissements dans la réduction des émissions à l’avenir. Bien qu’il soit concluant quant à la constitutionnalité générale de la Loi, le résultat de ce renvoi n’empêche pas de futurs changements de politique ou des contestations de l’application de la Loi dans des circonstances particulières. En effet, la CSC a noté que son analyse est nécessairement à court terme parce que le « tribunal n’a pas les compétences pour prédire [exactement] les conséquences futures du texte ».

Contexte : Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre

La Loi met en œuvre un régime de tarification du carbone qui est au cœur du plan du gouvernement fédéral visant à respecter l’engagement pris par le Canada dans le cadre de l’Accord de Paris de réduire les émissions de GES de 30 % par rapport aux niveaux de 2005 d’ici 2030[1]. La Loi comporte deux parties principales : la partie 1 impose une taxe sur les carburants aux producteurs et aux distributeurs de carburants et la partie 2 introduit un système de tarification fondé sur le rendement (STFR) pour les grands émetteurs industriels. Ces éléments imposent des exigences minimales aux provinces et aux territoires qui ne respectent pas le modèle de la Loi en matière de tarification et de réduction des émissions, soit parce qu’ils n’ont pas adopté de lois sur la tarification du carbone, soit parce que leur régime est inférieur au modèle fédéral en matière de rigueur de la tarification du carbone. Actuellement, au moins une partie de la Loi s’applique au Nouveau-Brunswick, en Ontario, au Manitoba, en Saskatchewan, en Alberta, à l’Île-du-Prince-Édouard, au Nunavut et au Yukon.[2] Les autres provinces ont mis en place leurs propres régimes qui respectent ou dépassent les exigences des deux parties de la Loi.

Le contrôle de la CSC découle des appels de trois décisions de tribunaux provinciaux. Dans les trois cas, la principale question juridique consistait à savoir si le gouvernement fédéral avait le pouvoir d’imposer le régime établi par la Loi. En mai 2019, les juges majoritaires de 3 contre 2 à la Cour d’appel de la Saskatchewan ont déclaré que la Loi était une utilisation valable de la compétence législative fédérale. Les juges majoritaires de 4 contre 1 de la Cour d’appel de l’Ontario sont parvenus à la même conclusion en juin 2019. Toutefois, en février 2020, quatre des cinq juges de la Cour d’appel de l’Alberta ont jugé la Loi inconstitutionnelle au motif qu’elle outrepassait la compétence fédérale.

Devant la CSC, le Canada et la Colombie-Britannique ont fait valoir que la Loi relève de la compétence fédérale aux termes du volet intérêt national du pouvoir en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement (POBG) de la Loi constitutionnelle de 1867[3]. Ils ont fait valoir que la substance de la Loi (ou son véritable objet) est d’établir « des normes nationales minimales indispensables à la réduction des émissions de GES dans le pays tout entier ». Ainsi caractérisée, la Loi répond au critère de « l’unicité, la particularité et l’indivisibilité » de l’intérêt national. Cependant, les provinces qui contestent la Loi ont formulé sa fonction de manière plus large. La Saskatchewan a fait valoir que le cœur et la substance de la Loi consistent à [traduction] « superviser les provinces par l’exercice de la compétence en matière de réglementation des émissions de GES ». L’Ontario a affirmé qu’il s’agissait de la [traduction] « réglementation des activités qui créent des [GES] ». Ces caractérisations suggèrent que la Loi s’immisce dans les pouvoirs législatifs des provinces prévus par la Constitution.

La décision de la Cour suprême du Canada

Les juges majoritaires de 6 contre 3 de la CSC ont jugé que la Loi est constitutionnelle et que le Parlement a compétence pour l’adopter en tant que matière d’intérêt national au titre du pouvoir POBG. En arrivant à leurs conclusions, les juges majoritaires ont favorisé une approche moderne du fédéralisme, qui est coopérative et flexible. Les motifs des juges majoritaires ont appliqué la « théorie du double aspect » au pouvoir POBG en équilibrant les pouvoirs fédéraux en vertu de la « théorie de l’intérêt national » et les chefs de compétence provinciaux énumérés. Les juges majoritaires ont considéré l’importance de préserver l’autonomie des provinces tout en favorisant une vision souple du fédéralisme et de la Constitution qui soutient un « fédéralisme coopératif moderne ».

Les juges majoritaires ont noté que la Loi n’a pas pour caractère véritable d’atténuer les changements climatiques en général en réglementant des activités émettrices de GES particulières ou en limitant les activités de l’industrie, mais d’atténuer les changements climatiques par un mécanisme pancanadien précis et restreint de tarification des GES. Les juges majoritaires ont expliqué que l’intention législative de la Loi correspond à son effet pratique en créant une norme nationale à l’égard de la tarification des GES.

Les juges majoritaires ont souligné le caractère de filet de sécurité de la Loi, puisqu’elle ne s’applique que lorsque les provinces ne disposent pas d’un régime de tarification des GES suffisamment rigoureux. Ce régime donne aux provinces et aux territoires la possibilité d’élaborer leurs propres politiques adaptées au contexte, qui peuvent inclure la tarification du carbone, pour autant qu’elles respectent les normes nationales minimales.

Les juges majoritaires ont également noté que la crise climatique est « une menace existentielle à la vie humaine au Canada et dans le monde entier » et qu’elle doit donc être considérée comme une matière d’intérêt national. Ils ont expliqué que les provinces, seules ou ensemble, ne sont pas en mesure d’établir des normes nationales minimales et que le succès de ces normes nécessite une participation nationale. Les juges majoritaires ont précisé que le refus de coopérer d’une province pouvait avoir des effets extraprovinciaux importants. La gravité des préoccupations environnementales justifiait l’ingérence potentielle de la Loi à l’égard de l’équilibre privilégié par une province des considérations sur le plan économique et environnemental.

La CSC a également jugé que les redevances sur les combustibles et les émissions excédentaires imposées par la Loi sont suffisamment liées au régime réglementaire pour être considérées comme des prélèvements de nature réglementaire valides sur le plan constitutionnel qui modifient le comportement, plutôt que d’être qualifiées de taxe.

Répercussions de la décision sur les Canadiens, le gouvernement et l’industrie

La décision de la CSC aura une incidence sur les consommateurs, l’industrie, les relations entre les territoires de compétence au Canada et la position du Canada en tant que concurrent commercial mondial. Alors que les détracteurs avanceront que l’augmentation du coût des émissions poussera certains investissements à l’extérieur du pays, les partisans souligneront les implications positives de la décision à l’égard des initiatives environnementales, sociales et de gouvernance d’entreprise (ESG).

Implications à l’égard des consommateurs, des petites entreprises et des grandes industries

Le gouvernement fédéral a soutenu que la structure de remboursement associée à la Loi, qui prévoit que les produits générés en vertu de la Loi doivent être distribués aux résidents de la province d’origine, annulera les effets négatifs de la tarification fédérale du carbone sur les contribuables individuels. Les remboursements visant les contribuables individuels augmenteront probablement en fonction des hausses de la redevance sur les combustibles fédérale de la partie 1. Cependant, l’efficacité de la redevance sur les combustibles pour modifier les comportements a été critiquée par le public, étant donné qu’une partie importante de l’assiette fiscale bénéficie de remises totales. On critique également ces remises, car elles n’atténuent pas efficacement les effets de la redevance sur les combustibles à l’égard des Canadiens à faible revenu les plus durement touchés.

Beaucoup d’encre a coulé en ce qui concerne les répercussions de l’augmentation constante de la redevance sur les combustibles à l’égard des entreprises canadiennes. La redevance sur le carburant est actuellement de 30 $ par tonne et passera à 40 $ le 1er avril 2021, puis à 50 $ le 1er avril 2022. À partir de ce moment, le ministre fédéral de l’Environnement et du Changement climatique a annoncé que le gouvernement prévoit d’accélérer ces augmentations pour atteindre 170 $ par tonne d’ici 2030. Certains commentateurs ont indiqué qu’un prix du carbone de 170 $ par tonne pourrait entraîner une baisse de 1,8 % du produit intérieur brut (PIB) national et une perte nette de 184 000 emplois[4].

Bien que l’ampleur et la portée exactes des répercussions de la hausse des redevances sur les combustibles à l’égard des entreprises canadiennes demeurent incertaines, la décision de la CSC confirmant la constitutionnalité de la Loi apporte une certitude bien nécessaire à l’industrie. Les exploitants des secteurs des carburants à faible teneur en carbone et des énergies renouvelables − y compris les promoteurs des industries canadiennes en plein essor du gaz naturel, de l’hydrogène, du stockage des batteries, de l’énergie éolienne, de l’énergie solaire et des biocarburants − pourraient bénéficier d’un regain d’intérêt pour les investissements et le financement, grâce à des modèles financiers renforcés pour les flux de revenus de ces projets. En effet, on peut s’attendre à ce que les augmentations de la redevance sur les combustibles entraînent des hausses importantes des prix courants pour les crédits de carbone compensatoire, les crédits de rendement en matière d’émissions et les produits semblables, qui créent des flux de revenus viables à long terme pour les producteurs qui les génèrent et les vendent. À l’inverse, les grands émetteurs industriels de carbone, notamment ceux des industries de l’extraction de combustibles fossiles et du traitement pétrochimique, devront prévoir des coûts de mise en conformité de plus en plus élevés pour justifier la viabilité de leurs projets d’investissement à long terme.

Une mosaïque réglementaire provinciale demeure une possibilité

La décision majoritaire de la CSC a souligné que la Loi impose un plancher à l’égard des normes de tarification nationales, tout en préservant la possibilité pour les provinces d’élaborer leurs propres politiques en matière d’émissions de GES, y compris la tarification du carbone. Cependant, cette même flexibilité nuit également à l’uniformisation de la réglementation du carbone à l’échelle du Canada. De nombreuses entreprises au Canada exercent leurs activités au-delà des frontières provinciales. Le maintien de la Loi ne réduit pas la nécessité pour ces entreprises d’allouer des ressources internes pour comprendre, quantifier et assurer la conformité aux régimes provinciaux disparates.

Pour les provinces dont les régimes respectent actuellement les objectifs fédéraux de tarification et de réduction des émissions, ces régimes continueront d’être efficaces, à condition qu’elles modifient leur législation provinciale au fil du temps pour respecter le modèle fédéral croissant en matière de tarification. Par exemple, le TIER de l’Alberta fixe le prix des émissions de GES à 40 $ par tonne et devrait passer à 50 $ par tonne. Par conséquent, les grands émetteurs de carbone de cette province ne subiront aucun changement immédiat dans leurs activités ou dans le coût de leurs affaires à la suite de la décision de la CSC. Cependant, le modèle fédéral minimum établi par la Loi implique que les entreprises ne seront pas incitées à transférer leurs activités d’une province à l’autre pour arbitrer les coûts de conformité au carbone, du moins pas en dessous du seuil fédéral.

La compétitivité mondiale du Canada

Cette décision permet au gouvernement fédéral de continuer à tenir sa promesse de mettre en place une stratégie canadienne unifiée et à long terme en matière de changements climatiques, permettant ainsi au Canada de rejoindre les rangs des autres chefs de file mondiaux qui prennent des mesures pour faire face à la menace accélérée des changements climatiques. Les détracteurs de la tarification du carbone soutiendront que la mise en œuvre généralisée de la Loi poussera certaines entreprises à quitter le Canada pour des territoires moins soucieux du climat, mais pour d’autres, la Loi pourrait également accroître l’attrait du Canada en tant que territoire responsable sur le plan climatique.

Les facteurs en matière ESG gagnent du terrain en tant que moteurs importants de l’investissement direct étranger privé et de l’investissement institutionnel, les parties prenantes apportant leur soutien à des occasions plus durables et moins gourmandes en carbone[5]. Cette décision apporte un soutien supplémentaire au volet environnemental de l’élan en matière ESG croissant dans une grande variété d’industries et de secteurs. De nombreuses sociétés mondiales et de grands propriétaires d’actifs ont déjà annoncé leurs propres engagements à réduire les émissions dans l’ensemble de leurs activités, et la capacité du gouvernement fédéral à mettre en œuvre le régime de tarification du carbone de la Loi signale l’intention du Canada de prendre des mesures concrètes pour lutter contre les changements climatiques. La décision de la CSC confirmant la constitutionnalité de la Loi pourrait faire disparaître, ou atténuer, une certaine opposition motivée par le climat à l’investissement dans les sables bitumineux canadiens ou le développement des pipelines.

Les vents contraires politiques

Le gouvernement fédéral actuel a placé sa politique en matière de changements climatiques au centre de la campagne électorale pour sa réélection. S’il ne parvient pas à se faire réélire, le nouveau gouvernement pourrait révoquer ou modifier la Loi. Par exemple, le Parti conservateur du Canada, parti d’opposition, a déclaré qu’il envisageait d’autres politiques climatiques que la Loi et son chef a déclaré qu’un gouvernement conservateur abrogerait la Loi.

Quelle que soit l’issue d’une éventuelle élection fédérale, la décision de la CSC aura une incidence sur les relations et l’équilibre des pouvoirs entre Ottawa et les provinces en matière de lutte contre les changements climatiques.

Pour plus de renseignements sur le système fédéral de tarification du carbone, ainsi que sur d’autres initiatives fédérales et provinciales ou territoriales de lutte contre les changements climatiques, consultez la page Web Comparaison des différentes lois canadiennes sur les gaz à effet de serre d’Osler.

 

[1]      Environnement et Changement climatique Canada, Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, en ligne : <canada.ca/fr/environnement-changement-climatique/organisation/affaires-internationales/partenariats-organisations/convention-cadre-nations-unies-changements-climatiques.html>.

[2]      En Alberta, par exemple, le Technology Innovation and Emissions Reduction Regulation (TIER) adopté par la province impose des restrictions sur l’intensité des émissions industrielles, qui répondent actuellement aux exigences de la Loi, de sorte que la partie 2 de la Loi ne s’applique pas en Alberta. Toutefois, l’Alberta n’a pas actuellement sa propre législation sur les frais de carburant, de sorte que la partie 1 de la Loi s’applique dans cette province.

[3]      Lorsque la Loi constitutionnelle de 1867 ne précise pas si un domaine particulier de gouvernance relève de la compétence du gouvernement fédéral ou des provinces (comme c’est le cas pour l’environnement en général et les émissions de GES en particulier), le volet intérêt national du pouvoir POBG permet au gouvernement fédéral d’adopter des lois qui concernent intrinsèquement l’ensemble du pays.

[4] Institut Fraser <fraserinstitute.org/sites/default/files/estimated-impacts-of-a-170-dollar-carbon-tax-in-canada.pdf> [disponible en anglais seulement], aux pages 4 et 14 (2021).

[5] Robert G. Eccles et Svetlana Klimenko, « The Investor Revolution » (mai-juin 2019), Harvard Business Review, en ligne : <hbr.org/2019/05/the-investor-revolution>.