Auteurs(trice)
Associé, Litiges, Montréal
Avocat-conseil, Litiges, Montréal
La Cour reconnaît que des dérogations aux exigences en matière de langue peuvent être justifiées lorsqu’elles imposent aux sociétés une charge économique disproportionnée
Le 20 décembre 2017, dans 156158 Canada inc. c. la Procureure générale du Québec, 2017 QCCA 2055, la Cour d’appel a confirmé la validité constitutionnelle des dispositions de la Charte de la langue française (la CLF) du Québec qui exigent l’usage concurrent ou prédominant du français dans la publicité commerciale, l’emballage et les publications, notamment les sites Web.
Contexte
Les appelants sont 11 entreprises contrôlées ou exploitées par des personnes dont la langue première est l’anglais. L’Office québécois de la langue française a accusé chaque entreprise d’une infraction pour avoir utilisé (i) un emballage uniquement en anglais, contrairement à l’article 51 de la CLF, (ii) des sites Web uniquement en anglais, contrairement à l’article 52 de la CLF ou (iii) une publicité uniquement en anglais ou bilingue, le texte français n’y figurant pas de façon nettement prédominante, contrairement à l’article 58 de la CLF.
La Cour du Québec a jugé les appelants coupables des faits dont ils avaient été accusés. La Cour supérieure et, ultérieurement, la Cour d’appel ont confirmé ce jugement.
Motifs et conclusions
La principale question en appel était de décider si les dispositions de la CLF en litige violaient ou non la liberté d’expression des appelants et leurs droits à l’égalité et à la liberté, garantis par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (la Charte du Québec) et par la Charte canadienne des droits et liberté (collectivement, avec la Charte du Québec, la Charte). Les appelants ont fait valoir devant la Cour d’appel que les articles 51, 52 et 58 de la CLF violaient ces droits, en plus de porter atteinte au droit à la jouissance paisible des biens privés, garanti par la Charte du Québec.
Rejetant l’appel, la Cour a principalement appliqué les deux précédents suivants de la Cour suprême du Canada : Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712 (Ford) et Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790, de même qu’un précédent de la Cour d’appel, Entreprises WFH ltée c. Québec (Procureure générale), 2001 CanLII 17598. Dans ces affaires, il a été établi que le fait d’exiger l’usage concurrent ou prédominant du français portait atteinte à la liberté d’expression d’une manière qui était justifiée et, par conséquent, valide constitutionnellement en vertu de la Charte.
La Cour d’appel a réfuté la prétention des appelants selon laquelle le juge devrait revoir ces précédents en partant du principe que, depuis les précédents cités, la situation a évolué de sorte que la langue française n’était plus en péril. La Cour a conclu que les appelants n’étaient pas parvenus à prouver qu’il y avait eu un changement suffisamment important pour changer fondamentalement les paramètres du débat ayant eu lieu auparavant devant la Cour suprême. Le juge de première instance n’a commis aucune erreur en concluant que le taux de natalité chez les francophones demeurait faible, que la population francophone à l’extérieur du Québec continuait de baisser en raison de l’assimilation et que l’anglais demeurait dominant à l’extrémité supérieure du spectre économique. Tout progrès modeste dans les transferts linguistiques vers le français n’était pas suffisant pour conclure que la langue de Molière n’était plus vulnérable.
Dans l’affaire Ford, la Cour suprême a proposé deux solutions constitutionnellement valides afin que le législateur préserve le paysage linguistique au Québec : exiger l’usage concurrent du français et de l’anglais et faire du français la langue prédominante. Quant aux dispositions en litige, le législateur a choisi d’appliquer chacune de ces solutions à différents contextes (p. ex. publicité commerciale, emballage, etc.), un choix pour lequel les tribunaux sont mal équipés aux fins de révision.
La Cour d’appel a également rejeté la prétention des appelants selon laquelle l’exigence de l’usage concurrent ou prédominant du français violait leurs droits à l’égalité, à savoir le droit de s’exprimer dans leur langue première, comme tout francophone le ferait. La Cour a plutôt confirmé la décision des tribunaux de première instance que toute violation du droit à l’égalité était constitutionnellement justifiée en vertu de la Charte.
Quant au droit de liberté des appelants, la Cour a rappelé que ce droit ne s’appliquait pas aux sociétés. Pour ce qui est des personnes visées, la Charte ne protège que leur droit fondamental à la liberté de faire des choix qui leur sont foncièrement propres sans ingérence de l’État. Elle ne leur confère pas un droit illimité d’exercer leurs activités de la manière dont ils le veulent. L’exigence de l’usage concurrent ou prédominant du français n’est qu’une des nombreuses contraintes imposées aux entreprises pour le bien commun qui ne porte pas atteinte au droit à la liberté.
Finalement, la Cour d’appel a rejeté l’allégation des appelants que la CLF portait atteinte à leur droit à la jouissance paisible des biens privés, puisque ce droit dans la Charte du Québec est expressément soumis à des limitations prévues par la loi, comme les limitations prévues dans la CLF.
Commentaire
La Cour d’appel a réaffirmé la jurisprudence quant à la validité constitutionnelle des dispositions exigeant l’usage concurrent ou prédominant du français au Québec quant à la publicité commerciale, à l’emballage et aux publications, notamment les sites Web. Ce faisant, elle a confirmé que les sites Web doivent se conformer aux mêmes exigences que les autres publications commerciales. Conformément aux articles 52 et 89, les sites Web doivent être disponibles en français.
Cela dit, la Cour d’appel a également reconnu que, dans certains cas, les exigences linguistiques pouvaient entraîner une charge économique supplémentaire en raison, par exemple, de la traduction nécessaire du contenu. Dans le cas d’entreprises de petite envergure, une charge économique de cette nature pourrait être disproportionnée et, le cas échéant, pourrait s’avérer discriminatoire. Rien ne prouve une telle charge disproportionnée dans ce cas, mais la Cour d’appel a ouvert la porte aux entreprises d’invoquer un tel élément de preuve dans de futures causes.