Auteurs(trice)
Associé, Droit commercial, Toronto
Associée, Litige; Affaires réglementaires, Autochtones et environnement, Toronto
Associé, Affaires réglementaires, Autochtones et environnement, Toronto
Avant même que la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (la LTPGES) reçoive la sanction royale en juin 2018, la question de savoir si le gouvernement fédéral avait compétence pour adopter un cadre réglementaire fédéral de tarification du carbone avait déjà été soulevée. Pendant près de trois ans, des contestations de la constitutionnalité de la loi intentées par plusieurs gouvernements provinciaux – la Saskatchewan, l’Ontario et l’Alberta – ont été entendues par les tribunaux et ont donné lieu à des décisions contradictoires.
Pour les entreprises partout au Canada, cette incertitude a pris fin le 25 mars 2021, lorsque la Cour suprême du Canada (la Cour) a confirmé la constitutionnalité de la LTPGES. Dans une décision partagée à 6 contre 3 dans l’affaire Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, les juges majoritaires ont validé et appliqué l’analyse portant sur le « partage des compétences » en vertu du droit constitutionnel canadien pour confirmer la validité de la LTPGES. Ce faisant, la Cour a souligné l’importance d’adopter une approche nationale pour faire face aux changements climatiques.
Cette décision apporte une clarté des plus nécessaires à l’égard de la question constitutionnelle de la capacité du gouvernement fédéral d’imposer un prix minimum pour le carbone. Si la décision représente un verdict concluant quant à la constitutionnalité générale de la LTPGES, elle n’a cependant pas pour effet d’exclure les initiatives stratégiques futures de la part du gouvernement fédéral ou des provinces en matière de lutte contre les changements climatiques. Compte tenu de l’attention politique croissante accordée aux changements climatiques, on peut s’attendre en 2022 à une intensification de la réglementation et de l’activité dans ce domaine et à des répercussions importantes de la décision de la Cour.
Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre
La LTPGES met en œuvre un régime de tarification du carbone qui est au cœur du plan du gouvernement fédéral visant à respecter l’engagement pris par le Canada dans le cadre de l’Accord de Paris de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de 30 % par rapport aux niveaux de 2005 d’ici 2030. Divisée en deux parties principales, la LTPGES a) impose une taxe sur les carburants aux producteurs et aux distributeurs de carburants et b) introduit un système de tarification fondé sur le rendement pour les grands émetteurs industriels. La LTPGES impose également aux provinces et aux territoires des exigences minimales concernant le respect du modèle de la LTPGES. Cette approche, selon laquelle le gouvernement fédéral intervient uniquement si une province n’a pas légiféré conformément aux exigences minimales de la LTPGES, a conduit à une mosaïque de régimes de tarification du carbone d’un territoire à l’autre du Canada. Certaines provinces et certains territoires n’ont adopté que le régime fédéral, alors que d’autres ont mis en œuvre un régime issu intégralement de la législation provinciale. D’autres encore ont opté pour une approche mixte et appliquent une réglementation tant fédérale que provinciale.
Le graphique suivant, préparé par le gouvernement du Canada, résume le régime applicable dans chaque province et territoire.
Tarification du carbone au Canada | |
---|---|
Alberta | Redevance fédérale sur les combustibles, STFR provincial |
Colombie-Britannique | Taxe provinciale sur le carbone |
Manitoba | Filet de sécurité fédéral |
Nouveau-Brunswick | Redevance provinciale sur les combustibles, STFR provincial depuis le 1er janvier 2021 |
Terre-Neuve-et-Labrador | Taxe sure le carbone et STFR provincial |
Territoires du Nord-Ouest | Taxe territoriale sur le carbone |
Nouvelle-Écosse | Système de plafonnement et d’échange |
Nunavut | Filet de sécurité fédéral |
Ontario | Redevance fédérale sur les combustibles, transition au STFR provicial le 1er janvier 2022 |
Île-du-Prince-Édouard | Redevance provinciale sur les combustibles, STFR fédéral |
Québec | Système de plafonnement et d’échange |
Saskatchewan | Redevance fédérale sure les combustibles, STFR provincial s’appliquant à quelques secteurs, STFR fédéral s’appliquant à d’autres |
Yukon | Filet de sécurité fédéral |
Les décisions des cours d’appel
Entre mai 2019 et février 2020, la question de la constitutionnalité de la LTPGES a été entendue par les cours d’appel de la Saskatchewan, de l’Ontario et de l’Alberta. En mai 2019, dans une décision partagée à 3 contre 2, les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan ont statué que la LTPGES était une utilisation valable de la compétence législative fédérale. Les juges majoritaires à 4 contre 1 de la Cour d’appel de l’Ontario sont parvenus à la même conclusion en juin 2019. Toutefois, en février 2020, dans une décision à 4 contre 1, la Cour d’appel de l’Alberta a déclaré la LTPGES inconstitutionnelle au motif qu’elle outrepassait la compétence fédérale. Ces décisions partagées et les fondements juridiques divergents sur lesquels elles s’appuient ont créé un climat d’incertitude pour les entreprises dans l’attente du règlement définitif du litige par la Cour suprême du Canada.
La décision de la Cour suprême du Canada
S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge en chef Wagner a statué que la LTPGES était constitutionnelle et que le Parlement avait compétence pour l’adopter en tant que matière d’intérêt national en vertu de la disposition de l’article 91 de la Constitution du Canada qui l’habilite à faire des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » (POBG).
Pour déterminer la constitutionnalité de la LTPGES, la Cour devait en premier lieu cerner la matière véritable de la Loi et, ensuite, procéder à une classification de la matière en regard du partage des compétences prévu dans la Constitution. Ce faisant, la Cour a donné effet au principe de fédéralisme coopératif selon lequel un juste équilibre doit être maintenu entre les compétences du gouvernement fédéral et celles des provinces. Les juges majoritaires de la Cour ont considéré l’importance de préserver l’autonomie des provinces, mais en favorisant une vision souple du fédéralisme et de la Constitution qui soutient un « fédéralisme coopératif moderne ».
Pour en arriver à leur conclusion, les juges majoritaires ont été guidés par ce qu’ils ont appelé le « fondement factuel essentiel des présents pourvois », c’est-à-dire la constatation que « [l]es changements climatiques sont une réalité. Ils sont causés par les émissions de gaz à effet de serre résultant de l’activité humaine et ils représentent une grave menace pour l’avenir de l’humanité. Le seul moyen de contrer cette menace consiste à réduire ces émissions. » La Cour a également constaté que « [l]a lutte aux changements climatiques requiert une action collective à l’échelle nationale et internationale, et ce, en raison du fait que, de par leur nature même, les GES ne connaissent pas de frontières. »
Pour effectuer leur analyse par rapport au partage des compétences, les juges majoritaires ont commencé par évaluer l’objet et les effets de la LTPGES afin de qualifier son « caractère véritable », ou sa matière véritable. À cet égard, la Cour, après avoir analysé le titre, le préambule, les débats législatifs, l’objet et les effets légaux et pratiques de la Loi, a conclu que « la matière véritable de la LTPGES est l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz. »
« Bien que les émissions de chaque province contribuent effectivement aux changements climatiques, il est impossible de nier que ces changements constituent un “problème intrinsèquement mondial” auquel ne peuvent s’attaquer entièrement ni le Canada, ni une province agissant seule. Cette constatation tend à indiquer qu’il y a incapacité provinciale. Parce que les changements climatiques constituent un problème mondial, la seule façon réaliste de les combattre est au moyen d’efforts internationaux. L’inaction de toute province menace la capacité du Canada de s’acquitter de ses obligations internationales, situation qui à son tour nuit à la capacité de notre pays de plaider en faveur de mesures internationales de réduction des émissions de GES. En conséquence, le défaut d’agir d’une province menace directement le Canada tout entier. » – Juge en chef Wagner
Les juges majoritaires ont statué que l’établissement de ces normes nationales minimales présentait pour le Canada tout entier un intérêt suffisant qui justifiait la prise en considération de cette matière en vertu de la théorie de l’intérêt national. Ce faisant, le juge en chef a souligné qu’il existe « parmi les organismes internationaux spécialisés… un large consensus suivant lequel la tarification du carbone représente une mesure essentielle pour réduire les émissions de GES » et que la matière de la LTPGES est « cruciale pour nous permettre de répondre à une menace existentielle à la vie humaine au Canada et dans le monde entier ».
Les juges majoritaires ont ensuite examiné si la matière en cause présentait « une unicité, une particularité et une indivisibilité qui la distinguent clairement des matières d’intérêt provincial », car l’existence de la compétence fédérale à l’égard de matières d’intérêt national pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » ne devrait être reconnue que lorsque la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’en occuper. Dans le cas des émissions de GES, la majorité a conclu que « la compétence du fédéral à cet égard est nécessaire en raison de l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière dans son ensemble par voie de coopération, situation qui expose chaque province à de graves dommages qu’elle est incapable d’empêcher. »
Dans la dernière partie de son analyse, la Cour a évalué si l’impact sur la compétence provinciale était acceptable, compte tenu en même temps de l’impact sur les intérêts susceptibles d’être touchés si le Parlement était incapable d’aborder cette matière conformément à la Constitution à l’échelle nationale. Les juges majoritaires ont statué que la confirmation de la constitutionnalité de la LTPGES aura un « effet évident sur l’autonomie des provinces » qui sera « limité » et « en définitive moins grand que l’effet qu’aurait sur les intérêts qui seront touchés le fait que le Parlement ne pourrait pas, suivant la Constitution, s’occuper de la matière à l’échelle nationale ». La Cour a souligné que les provinces demeurent libres de réglementer les émissions de GES et de concevoir le système de tarification des GES qu’elles désirent, pour autant que ces systèmes satisfassent aux normes fédérales fondées sur le rendement.
Pour répondre à la préoccupation soulevée selon laquelle la décision de la Cour agitait le spectre d’une incursion fédérale accrue dans des champs relevant de la compétence des provinces, les juges majoritaires ont assuré que leur décision n’aurait pas pour effet d’« ouvrir la porte à une avalanche de “normes nationales minimales” dans tous les domaines de compétence provinciale. » En particulier, dans sa décision, la Cour s’est gardée d’étendre l’application de la théorie de l’intérêt national en vertu du pouvoir POBG à toute matière ayant trait aux changements climatiques, mais l’a au contraire expressément et étroitement limitée à la tarification des émissions de GES.
Incidences de la décision
Au-delà des clarifications qu’elle apporte sur la question précise de la constitutionnalité de la LTPGES, cette décision fournit également des directives attendues depuis longtemps au sujet de l’application de la théorie de l’intérêt national en vertu du pouvoir POBG, notamment à la législation en matière d’environnement dans un sens plus large. Par cette décision, la Cour suprême vient appuyer avec force le principe du fédéralisme coopératif, en particulier en ce qui concerne les matières « qui, de par leur nature, transcendent les provinces. » Ce principe pourrait trouver application dans le futur à d’autres questions environnementales ou autres qui, de par leur nature, ne peuvent être réglées par les provinces seules.
Elle apporte une certitude favorablement accueillie quant à la faculté du gouvernement fédéral d’imposer un régime de tarification du carbone. Cependant, sur le plan pratique, l’approche de la tarification du carbone par le principe du fédéralisme coopératif laisse les entreprises actives à l’échelle nationale face à une mosaïque de régimes de tarification d’un territoire à l’autre du Canada. La nécessité de pallier ces incohérences a eu pour conséquence d’alourdir le fardeau réglementaire des entreprises et de freiner jusqu’à aujourd’hui le développement et l’utilisation plus larges des marchés et des instruments de finance carbone au Canada.
Si elle représente un marqueur important des développements survenus en 2021 en matière de changements climatiques, cette décision précédait cependant plusieurs autres développements significatifs survenus au cours de cette même année, dont la publication du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations Unies, l’adoption de la Loi canadienne sur la responsabilité en matière de carboneutralité qui sous-tend les efforts déployés par le Canada pour atteindre la carboneutralité d’ici 2050, et les nombreux engagements pris par le Canada à la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP26). Dans ses déclarations à la COP26, le gouvernement du Canada a insisté sur l’importance du rôle de la LTPGES pour lui permettre de tenir ses engagements de réduction du carbone et d’encourager le passage aux énergies propres. Toutefois, les engagements pris à la COP26 – y compris à l’égard de la déforestation et des émissions de méthane – laissent croire que de nouveaux textes législatifs du gouvernement fédéral axés sur le climat viendront probablement s’ajouter à la LTPGES.
Ces développements sont survenus pendant une année qui a été marquée par une accélération rapide de l’importance accordée à la transition énergétique et aux facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) par un large éventail d’industries et de secteurs au Canada. Les facteurs ESG gagnent du terrain en tant que moteurs importants de l’investissement direct étranger privé et de l’investissement institutionnel, les parties prenantes apportant leur soutien à des occasions plus durables et à plus faible intensité carbonique. De nombreuses sociétés mondiales et de grands propriétaires d’actifs ont déjà annoncé et pris des mesures pour respecter leurs propres engagements à réduire les émissions et à atteindre d’autres cibles liées aux facteurs ESG dans l’ensemble de leurs activités, indépendamment des obligations réglementaires. Les facteurs ESG sont analysés de façon plus approfondie dans notre article « Des personnes, une planète et le rendement : adopter les facteurs ESG ».
Pour plus de renseignements sur le système fédéral de tarification du carbone, ainsi que sur d’autres initiatives fédérales et provinciales ou territoriales de lutte contre les changements climatiques, consultez la page Web Réglementation relative au carbone et gaz à effet de serre du gouvernement fédéral du Canada d’Osler.