La CSC déclare la clause d’arbitrage d’Uber nulle et un « cas classique d’iniquité »

29 Juin 2020 8 MIN DE LECTURE
Auteurs(trice)
Laura Fric

Associée, Litiges, Toronto

Steven Dickie

Associé, Droit du travail et de l’emploi, Toronto

Elie Farkas

Sociétaire, Litiges, Toronto

Geoffrey Hunnisett

Associé, Litiges, Toronto

Lauren Tomasich

Associée, Litiges, Toronto

La Cour suprême du Canada (CSC) a rendu sa décision dans l’affaire Uber Technologies Inc. c. Heller (Heller), qui avait suscité énormément d’attention, le 26 juin 2020. La Cour suprême a jugé que la clause d’arbitrage prévue à l’entente de service conclue par Uber avec ses chauffeurs était inique et donc nulle – en grande partie du fait qu’elle prescrit les Pays-Bas comme lieu d’arbitrage et qu’elle oblige les conducteurs à verser une somme de 14 500 $ US en frais initiaux, même pour les petits différents.

La Cour suprême a établi clairement que les tribunaux continuent de respecter l’arbitrage en tant que processus de règlement des différends valide, du fait « qu’il s’agit d’un mode rentable et efficace de résolution des différends ». Mais, lorsque l’arbitrage est « réalistement irréalisable », les tribunaux interviennent.

La décision de la Cour suprême a clarifié l’inapplicabilité de la Loi de 2017 sur l’arbitrage commercial international (la LACI) aux différends qui concernent le travail et l’emploi; fourni des indications sur les situations dans lesquelles les tribunaux, plutôt qu’un arbitre, devraient décider si un arbitre a compétence à l’égard d’un différend; et confirmé une approche souple en deux volets en matière d’iniquité.

L’une des principales conclusions de la décision est que les parties qui souhaitent que les différends soient réglés par voie d’arbitrage – en particulier les parties contractantes par le biais de contrats types – devraient veiller à ce que les dispositions d’arbitrage n’imposent pas de difficultés très lourdes ni d’obstacles procéduraux insurmontables.

Contexte

M. Heller, qui travaillait comme chauffeur pour Uber en Ontario, a intenté le recours collectif proposé contre Uber en 2017. M. Heller alléguait que les chauffeurs Uber sont des employés (non des entrepreneurs indépendants) en vertu de la Loi de 2000 sur les normes d’emploi (la LNE) de l’Ontario et qu’ils ont donc droit aux avantages qu’accorde celle-ci.

Le contrat type entre les chauffeurs et Uber contenait une clause d’arbitrage. Elle prévoyait que tout différend découlant de l’entente serait soumis à la médiation et à l’arbitrage de la Chambre de commerce internationale, nécessitant un paiement initial par un plaignant d’environ 14 500 $ US. Cette disposition prévoyait que le différend serait régi par les lois des Pays-Bas et que le lieu de l’arbitrage serait les Pays-Bas.

Uber a demandé le sursis du recours collectif proposé, en se fondant sur la clause d’arbitrage. Comme nous l’avons décrit dans un bulletin d’actualités précédent (en anglais seulement), la requête d’Uber a d’abord été accordée et le recours a été suspendu. En appel (tel que discuté ici), la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé cette décision. La Cour d’appel a conclu que la clause d’arbitrage figurant dans l’entente de service d’Uber était nulle parce qu’elle était inique en common law et parce qu’elle soustrayait les parties par contrat à une norme d’emploi, contrairement à la LNE. Uber a interjeté appel devant la Cour suprême du Canada.

La Cour suprême du Canada, à la majorité, a rejeté l’appel d’Uber, convenant avec la Cour d’appel que le sursis du recours collectif de M. Heller devrait être annulé.

La clause d’arbitrage d’Uber est inique et donc nulle

La Cour suprême a conclu que la clause d’arbitrage d’Uber était inique après avoir appliqué une approche souple en deux volets.

En premier lieu, la Cour a constaté une inégalité du pouvoir de négociation entre Uber et M. Heller, faisant valoir que la clause d’arbitrage faisait partie d’un contrat type qui était non négociable; Uber disposait de plus de connaissances que M. Heller, et la clause d’arbitrage ne contenait aucune information sur les coûts réels de l’arbitrage aux Pays-Bas.

En second lieu, la Cour a jugé la clause d’arbitrage imprudente, car elle exigeait que M. Heller paie des frais administratifs initiaux s’apparentant à son revenu annuel d’Uber; la clause donnait de surcroît l’impression que les chauffeurs devaient se rendre aux Pays-Bas pour faire valoir leurs réclamations.

Dans l’ensemble, la Cour a conclu que la clause d’arbitrage rendait effectivement les droits contractuels de M. Heller illusoires.

La Cour suprême du Canada, à la majorité, a refusé de décider si la clause d’arbitrage était également nulle car elle obligeait les chauffeurs Uber à se soustraire par contrat aux normes d’emploi imposées par la LNE.

La Loi de 1991 sur l’arbitrage s’applique aux différends internationaux en matière de travail et d’emploi

À titre préliminaire, la Cour a examiné si la Loi de 1991 sur l’arbitrage de l’Ontario ou la LACI s’appliquait au différend entre les parties. La Cour a jugé que la LACI ne s’appliquait qu’aux conventions d’arbitrage qui sont à la fois de nature « internationale » et « commerciale ». Bien que la Cour n’ait pas rendu de décision sur l’existence ou non d’une relation d’emploi entre M. Heller et Uber, les juges majoritaires ont conclu que le différend portait sur des questions d’emploi concernant les services rendus en Ontario, qui ne sont pas des différends de nature « commerciale » aux fins de la LACI. À ce titre, la Cour suprême a conclu que la Loi de 1991 sur l’arbitrage interne s’appliquait.

Exception inédite au principe de « compétence-compétence »

En droit canadien, existe une présomption connue sous le nom de principe de « compétence-compétence » selon laquelle, en présence d’une clause d’arbitrage, toute contestation de la compétence de l’arbitre doit tout d’abord être renvoyée à l’arbitre. Dans Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs et Seidel c. TELUS Communications Inc., la Cour suprême a établi deux exceptions, jugeant qu’un tribunal est libre de décider si un arbitre a compétence là où sont en cause (i) exclusivement des questions de droit, ou (ii) des questions mixtes de fait et de droit qui ne requièrent qu’un « examen superficiel » de la preuve au dossier.

Dans Heller, la Cour a établi une exception supplémentaire fondée sur les principes d’accès à la justice. Elle a jugé que le tribunal ne devrait pas renvoyer les contestations de bonne foi de la compétence d’un arbitre s’il « existe une réelle possibilité que, s’il le faisait, il ne soit jamais statué sur la contestation ». Le tribunal doit déterminer si, à supposer que les faits invoqués soient avérés, il existe une véritable contestation de la compétence de l’arbitre et si, à partir des preuves à l’appui, il existe une réelle possibilité que si le tribunal refuse de déterminer la compétence de l’arbitre, il puisse y avoir contestation.

La Cour suprême a appliqué ce critère de l’« accès » au cas de M. Heller, estimant qu’étant donné les coûts initiaux disproportionnés pour engager l’arbitrage, il y avait une réelle possibilité que la compétence de l’arbitre et que la validité de la clause d’arbitrage ne seraient jamais résolues à moins que le tribunal ne tranche la question.

Approche souple en matière d’iniquité

La Cour suprême a approuvé une approche souple en deux volets de l’iniquité, qui requiert la présence à la fois (i) de l’inégalité du pouvoir de négociation et (ii) d’un marché imprudent.

La Cour a expliqué que le facteur de l’« inégalité du pouvoir de négociation » ne souffre pas de « limites rigides », mais qu’il est enclenché lorsque l’une des parties ne peut pas adéquatement protéger ses intérêts durant le processus de formation d’un contrat. Il peut y avoir inégalité du pouvoir de négociation lorsque la partie la plus faible est profondément dépendante de la partie la plus forte ou lorsqu’une seule partie peut comprendre et apprécier toute l’importance des clauses pertinentes du contrat.

De même, l’exercice relatif à l’« imprudence » « ne peut être réduit à une science exacte » et celle-ci doit être évaluée dans le contexte. Les tribunaux doivent vérifier si la partie la plus forte a été indûment enrichie ou si la partie la plus faible a été indûment désavantagée.

Dans ce qui présentera un intérêt permanent pour de nombreuses parties commerciales, la Cour a souligné qu’un contrat type, à lui seul, ne crée pas une inégalité du pouvoir de négociation. La Cour a toutefois averti qu’il était possible qu’un contrat type renforce l’avantage de la partie la plus forte au détriment de la partie la plus faible – ce qui renforce l’importance de bien communiquer le sens de clauses dont les effets sont inhabituels ou onéreux.