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Le Tribunal de l’environnement exerce son pouvoir discrétionnaire de réparation dans l’affaire du parc éolien Ostrander

Auteur(s) : Richard Wong, Richard J. King, Jennifer Fairfax, Jack Coop, Rebecca Hall-McGuire

13 juin 2016

Dans la décision qu’il a rendue le 6 juin 2016, le Tribunal ontarien de l’aménagement du territoire a révoqué l’autorisation de projet d’énergie renouvelable (APER) qui avait été accordée à Ostrander Point GP Inc. (Ostrander) pour aménager un parc de neuf éoliennes. Cette décision est pertinente pour les parties prenantes du secteur de l’énergie renouvelable de l’Ontario, car c’est la première affaire qui fournit des éclaircissements sur la façon dont le Tribunal exercera son pouvoir discrétionnaire de réparation, lorsqu’une APER répond au « critère relatif aux dommages » de l'alinéa 145.2.1(2)(b) de la Loi sur la protection de l’environnement (LPE).

Contexte factuel et procédural

En décembre 2012, le ministère de l’Environnement et de l’Action en matière de changement climatique (le ministère) de l’Ontario a délivré une APER autorisant Ostrander à construire et à exploiter neuf éoliennes sur un site du comté de Prince Edward (le Projet). En juillet 2013, le Tribunal a révoqué l’APER d'Ostrander au motif que le Projet causerait des dommages graves et irréversibles à la tortue mouchetée, une espèce en voie de disparition. La décision du Tribunal était importante, car il s’agissait du premier appel en matière d’APER dans le cadre duquel le critère relatif aux dommages avait été satisfait.

Le promoteur en a appelé de la décision du Tribunal auprès de la Cour divisionnaire de l’Ontario. La Cour divisionnaire a infirmé la décision du Tribunal et a rétabli l'APER pour le Projet (voir notre précédent bulletin d’Actualités Osler (en anglais) à ce sujet).

Les opposants au Projet en ont appelé de la décision de la Cour divisionnaire auprès de la Cour d’appel de l’Ontario. La Cour d’appel a statué que la conclusion du Tribunal portant que le Projet causerait des « dommages graves et irréversibles » à la tortue mouchetée était raisonnable, mais que la décision du Tribunal quant aux mesures correctrices à prendre dans les circonstances (soit révoquer l’APER) était déraisonnable, parce que le Tribunal avait simplement révoqué l’APER, sans analyse ni représentations des parties quant aux mesures réparatrices (voir notre précédent bulletin d’Actualités Osler sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario). Pour cette raison, la Cour d’appel de l’Ontario a renvoyé la question des mesures réparatrices devant le Tribunal.

La décision du Tribunal du 6 juin 2016[1] statuait sur les mesures réparatrices appropriées dans cette affaire après que le Tribunal eut entendu la preuve de toutes les parties concernant les mesures d’atténuation supplémentaires présentées par le promoteur, Ostrander, afin d’éviter de causer ces dommages à la population de tortues mouchetées sur le site du Projet.

La décision du Tribunal

Dispositions législatives

Le critère relatif aux dommages de l'alinéa 145.2.1(2)(b) de la LPE demande d’établir si une APER causera des « dommages graves et irréversibles à des végétaux, à des animaux ou à l’environnement naturel ». Comme la Cour d’appel avait déjà confirmé que le critère relatif aux dommages qui seraient causés avait été rempli, la principale question dans cette affaire portait sur la mesure réparatrice qui convenait. Aux termes de l’alinéa 145.1.1(4) de la LPE, le Tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de réparation pour :

a) révoquer la décision du directeur;

b) enjoindre par ordonnance au directeur de prendre les mesures qu’il devrait prendre, selon le Tribunal, conformément à la présente loi et aux règlements;

c) modifier la décision du directeur, le Tribunal pouvant à cette fin substituer son opinion à celle du directeur.

L'étendue des pouvoirs de réparation du Tribunal

Une partie importante de la décision du Tribunal consiste à établir l’étendue de ses pouvoirs de réparation aux termes du paragraphe 145.2.1(4) de la LPE. Le directeur et Ostrander ont plaidé en faveur d’une interprétation étroite, selon laquelle le Tribunal ne pouvait exercer ses pouvoirs en vertu de l’article 145.2.1 de la LPE qu’à l’égard des « dommages graves et irréversibles » précis en question. Les opposants au Projet étaient en faveur d’une interprétation plus large, selon laquelle le Tribunal [traduction] « se met à la place du directeur », exerce la totalité des pouvoirs d’approbation du directeur relativement aux APER, et examine l’objet général de la LPE et la Déclaration sur les valeurs environnementales du Ministère (p. ex. le principe de la prudence, la démarche axée sur l’écosystème), entre autres choses.

Le Tribunal a opté pour l’interprétation plus large, concluant que lorsque le critère relatif aux dommages a été rempli; il a le pouvoir de [traduction] « se mettre à la place du directeur » et d’exercer les pouvoirs du directeur pour déterminer ce qui est dans l’intérêt public.

En ce qui concerne le fardeau de la preuve, le Tribunal semble avoir statué qu’une fois qu’un appelant s’est acquitté du fardeau de prouver la présence de dommages graves et irréversibles et que le Tribunal examine les mesures de réparation appropriées, le « fardeau de la preuve » ne repose sur aucune des parties. Le Tribunal exercera plutôt son pouvoir discrétionnaire [traduction] « en se fondant sur les observations formulées par les parties quant à la preuve, telle qu'elle est établie selon la prépondérance des probabilités »; autrement dit, après avoir soupesé l’ensemble de la preuve quant aux mesures de réparation.

Examen des éléments de preuve par le Tribunal

Le reste de la décision porte sur l’examen de la preuve présentée par toutes les parties à l’audience relative aux mesures de réparation, et statue à cet égard. Il convient de souligner que même si Ostrander a produit de « nouveaux éléments de preuve » sur un éventail de mesures d’atténuation qu’elle a proposées en vue de prévenir ou de diminuer les dommages causés à la population de tortues mouchetées, le directeur et les appelants ont été autorisés à produire des contre-preuves. Ostrander s’est vu accorder un autre droit de réplique.

Ostrander a produit de nouveaux éléments de preuve quant à deux types de mesures d’atténuation proposées pour réduire le taux de mortalité routière de la population de tortues mouchetées : des mesures visant à garder les tortues hors des routes, et des mesures pour maintenir les véhicules hors des routes lorsque les tortues sont présentes. Parmi les mesures utilisées pour maintenir les tortues hors des routes, on compte l’utilisation de ponceaux et de clôtures, et la création de sites de nidification artificiels en lieu sûr, pour n’en nommer que quelques-uns.

En ce qui concerne le clôturage, le Tribunal a jugé que ce n’était pas une mesure d’atténuation adéquate pour plusieurs raisons, notamment : la difficulté de localiser les lieux de passage les plus fréquents des tortues afin de déterminer l’emplacement des clôtures; le fait que les routes proposées encerclaient le site, alors que les tortues peuvent parcourir le site dans toutes les directions, en fonction des besoins de leur cycle de vie; et le fait que la clôture fragmenterait cet habitat de haute qualité, causant ainsi plus de mal que de bien.

En ce qui concerne la création de lieux de nidification artificiels, le Tribunal a conclu qu’étant donné que l’expert d’Ostrander ne pouvait pas citer d’études scientifiques démontrant que ces mesures avaient été couronnées de succès, il lui préférait l’opinion de l'expert pour les Prince Edward, County Field Naturalists qui a précisé que la création de lieux de nidification artificiels n’a pas réussi à empêcher les tortues mouchetées de nidifier en bordure de route.

Le Tribunal a également rejeté l’élément de preuve selon lequel Ostrander pouvait créer des marais artificiels ou des accotements stabilisés avec de la nouvelle végétation pour dissuader les tortues de nidifier en bordure de route. En ce qui a trait à la dernière proposition, le Tribunal a conclu que les mesures d’atténuation proposées étaient [traduction] « excessivement vagues, et que leurs conséquences en ce lieu n’avaient pas été examinées ».

Quant à l’utilisation de cages de nidification pour tenir les prédateurs à distance, le Tribunal a jugé que ces cages aident à protéger les œufs contre les prédateurs, et favorisent donc la survie des jeunes tortues, mais qu’elles ne constituent pas un outil efficace contre la mortalité routière des tortues adultes ou contre le braconnage.

Pour ce qui est des autres types de mesures d’atténuation (comme maintenir la circulation hors des routes où se trouvent des tortues), Ostrander a proposé l’installation de barrières sur les chemins d’accès au Projet, qui seraient verrouillées de mai à octobre tous les ans, et seraient par ailleurs surveillées par du personnel qualifié afin d’empêcher l’accès du public à ces routes. Cependant, les experts des opposants au Projet ont fait remarquer que des membres du public pouvaient contourner les barrières, ne pas tenir compte des panneaux d’interdiction d’accès et que ces mesures n’auraient aucun effet sur les occasions de braconnage fournies par les chemins d’accès. Le Tribunal a également souligné qu’aux termes du permis d’Ostrander obtenu en vertu de la Loi sur les espèces en voie de disparition, aucun entretien routier n’était autorisé pendant la saison de nidification (de mai à octobre), et qu'il n'y avait autrement aucune preuve que des employés d’Ostrander seraient sur les lieux pendant cette période pour effectuer la surveillance et faire appliquer les règlements. Par conséquent, le Tribunal a convenu de ce qui suit [traduction] :

… selon la prépondérance des probabilités, les barrières dissuaderont certains usagers d’utiliser ces voies publiques, et il est probable qu’avec des barrières, il y ait moins de circulation publique sur les chemins d’accès au Projet, que sans les barrières. Toutefois, compte tenu de toutes les raisons énumérées, le Tribunal conclut que le fait que les barrières réussissent à empêcher l’accès par le public à cette espèce au cours de la période pertinente dépend presque exclusivement de la bonne volonté des visiteurs de ne pas utiliser les chemins d’accès parce qu’ils comportent des barrières et des panneaux de signalisation. Il est peu probable que cela ait un effet dissuasif sur les braconniers, et en fait, l’accès facilité au site, par de meilleures routes, favorisera probablement le braconnage. La preuve fournie est insuffisante pour que le Tribunal puisse conclure de manière fiable, selon la prépondérance des probabilités, que les éléments du plan de contrôle du chemin d’accès dissuaderont les membres du public de conduire des véhicules sur les chemins d’accès.

Conclusion du Tribunal sur la preuve

Compte tenu de tout ce qui précède, le Tribunal a conclu que les mesures d’atténuation proposées par Ostrander ne seraient pas efficaces pour empêcher que des dommages graves et irréversibles ne soient causés aux tortues mouchetées, et a déclaré [traduction] :

 [132] Pour les motifs qui précèdent, le Tribunal conclut qu’Ostrander et le directeur n’ont pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les mesures prévues dans le Plan de suivi de l’impact daté du 15 novembre 2013, y compris l’accès routier et le plan de contrôle, ainsi que les conditions préexistantes de l’APER, empêcheront que des dommages graves et irréversibles ne soient causés à la population de tortues mouchetées sur le site du Projet et dans le secteur environnant, comme il avait été conclu dans la décision APPEC de 2013.

[133] Le Tribunal conclut qu’un petit nombre de tortues adultes se feront tuer chaque année, que le braconnage ne s’en trouvera pas réduit, mais facilité, et qu’il n’y aura pas de changement mesurable dans les effets de la prédation. Le Tribunal juge que ces préjudices cumulatifs, au cours de la durée du Projet, causeront des dommages irréversibles à la population locale de tortues, et mèneront à l’extinction éventuelle de cette population.

Décision du Tribunal quant aux mesures correctrices

Compte tenu de son pouvoir de réparation et des mesures correctrices appropriées quant aux faits de cette affaire, le Tribunal a conclu que la révocation de l’APER demeurait la réparation qui convenait [traduction] :

[143] En résumé, et bien que la promotion de l’énergie renouvelable et de ses avantages connexes, ainsi que la simplification du processus d’approbation, soient des facteurs importants dans l’examen de l’intérêt public, le Tribunal conclut que le fait ne pas mettre en œuvre le projet de construction de neuf éoliennes à cet emplacement sert mieux les fins relatives à l’approbation générale et en matière d’énergie renouvelable des paragraphes 3(1) et 47.2(1) de la LPE, à l’intérêt public, aux termes de l'article 47.5, ainsi qu’au principe de la prudence et à la démarche axée sur l’écosystème.

[144] Après avoir pris en compte toutes les considérations pertinentes, le Tribunal conclut que les mesures correctrices proposées par Ostrander et le directeur ne conviennent pas au contexte particulier de cette affaire. Le Tribunal conclut que la mesure correctrice appropriée aux termes du paragraphe 145.2.1(4) est de révoquer la décision du directeur d’accorder l’APER.

Conséquences de la décision du Tribunal

Cette décision est importante, tant du point de vue juridique que pratique.

Assouplissement du critère juridique pour révoquer les APER à l'étape de la mesure correctrice

Du point de vue juridique, un élément important de sa décision est qu’une fois que le Tribunal a conclu à la présence de « dommages graves et irréversibles » et qu’il se penche sur les mesures correctrices appropriées à apporter, le Tribunal se substituera au directeur afin de concevoir des mesures correctrices qui conviennent. Le Tribunal a maintenant décidé qu'en ce faisant, il peut tenir compte des objectifs généraux de la LPE, de l'objectif général des APER, de l’intérêt public aux termes de l'article 47.5 de la LPE, et des principes énoncés dans la Déclaration sur les valeurs environnementales du Ministère (y compris la démarche axée sur l’écosystème et le principe de la prudence).

Cette décision judiciaire est importante parce que dans sa décision Erickson antérieure (que nous avons abordée dans un bulletin d’Actualités Osler) précédent (en anglais), le Tribunal a considéré que pour qu’un appelant satisfasse au critère strict relatif aux dommages aux termes de l'article 145.2.1 de la LPE, il ne pouvait pas s’appuyer sur le principe de la prudence et autres facteurs de même nature. Avec la décision Ostrander, le Tribunal semble maintenant dire qu’une fois que les critères stricts relatifs aux dommages ont été remplis et que le Tribunal passe à l’examen d’une « mesure correctrice », il lui est loisible de prendre en compte un éventail beaucoup plus vaste de facteurs, dont le principe de la prudence. Cela soulève la question de savoir si la décision est un moyen détourné pour le Tribunal d’assouplir le critère strict relatif aux dommages imposé par la Loi.

Les promoteurs doivent prouver que les dommages peuvent être éliminés à l'étape de la mesure correctrice

De plus, à l’étape de la mesure correctrice, toutes les parties seront autorisées à produire des éléments de preuve relatifs aux mesures d’atténuation proposées, et le Tribunal tiendra compte de tous les éléments de preuve pour déterminer ce qui a été démontré, selon la prépondérance des probabilités. Même si le Tribunal donne à penser que ce processus d’audience sur la mesure correctrice n’impose pas de « fardeau de la preuve » à l’une ou l’autre des parties, on ne peut s’empêcher de remarquer que, dans sa prise en compte des éléments de preuve et dans sa prise de décision concernant la mesure correctrice, le Tribunal a effectivement imposé à Ostrander le fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que ses mesures d’atténuation supplémentaires élimineraient complètement les dommages graves et irréversibles causés aux tortues mouchetées. Étant donné la longue vie et le faible taux de reproduction de ces tortues, la baisse de mortalité ne constituait pas un facteur suffisant.

Les promoteurs ne devraient pas attendre des mesures correctrices pour présenter des mesures d'atténuation

En pratique, cette décision est importante, car elle laisse entendre que dans une « audience portant sur les mesures correctrices », une fois que le Tribunal a conclu à des « dommages graves et irréversibles » au cours de l’audience proprement dite, le sort en est peut-être déjà jeté. C’est-à-dire qu’il peut être très difficile, pour un promoteur de projet, de persuader le Tribunal du fait qu’il détient de nouvelles preuves relatives aux mesures d’atténuation, qui n’avaient pas été prises en considération par le Tribunal auparavant, qui élimineront avec efficacité les dommages graves et irréversibles en question. Même si l'on retient de cette décision que le Tribunal, dans cette affaire, après y avoir été enjoint par la Cour d’appel, a semblé avoir tenu une « audience portant sur les mesures correctrices » additionnelle, au cours de laquelle il a examiné et soupesé tous les éléments de preuve disponibles relativement aux mesures d’atténuation pertinentes, des deux côtés de la médaille, on ne peut s’empêcher de conclure qu’il aurait peut-être été plus efficace et convaincant de présenter ces éléments de preuve à l’audience proprement dite, en espérant maximiser les possibilités d’éviter d’obtenir une conclusion de « dommages graves et irréversibles » dès le départ.

Les effets sur les autres projets en vertu d'une APER

L’importance pratique de cette décision est d’autant plus grande qu'elle pourrait avoir des répercussions sur d’autres projets en vertu d’une APER, dans des situations semblables. Par exemple, à proximité du site d’Ostrander, on trouve l’emplacement de l’éventuel projet de parc éolien de White Pines. Dans sa décision rendue le 8 avril 2016, après avoir conclu que des dommages graves et irréversibles seraient causés aux petites chauves-souris brunes et aux tortues mouchetées, le Tribunal a suspendu le projet de construction de 29 éoliennes de White Pines, en attendant l’audience portant sur les mesures correctrices. Il semblerait que le Tribunal applique maintenant systématiquement la suggestion de la Cour d’appel dans Ostrander, concernant la tenue d’une audience portant sur les mesures correctrices, à toutes les audiences relatives à l’APER. On pourrait soutenir que cela ne devrait pas être nécessaire, tant du point de vue juridique que pratique, lorsqu’un promoteur est prêt, à l’audience principale, à présenter l’ensemble de sa preuve relative aux mesures d’atténuation.

Possibilité d'appel

Enfin, nous notons que dans l’affaire Ostrander, il pourrait y avoir un droit d’en appeler de la décision rendue à la suite de l’audience portant sur les mesures correctrices devant la Cour divisionnaire; la saga Ostrander n’est peut-être donc pas terminée.

 

[1] Prince Edward County Field Naturalists v. Ostrander Point GP Inc. (Tribunal de l’environnement, Dossier no 13-003, le 6 juin 2016).