Blogue sur la gestion des risques et la réponse aux crises

La décision de la Cour suprême du Canada a des répercussions sur la capacité de recouvrement des organismes de réglementation des valeurs mobilières auprès des transgresseurs

1 Août 2024 13 MIN DE LECTURE
Auteurs(trice)
Lawrence E. Ritchie

Associé, Litiges, Toronto

Teresa Tomchak

Associée, Litiges, Vancouver

Shawn Irving

Associé, Litiges, Toronto

Simon Cameron

Sociétaire, Litiges, Toronto

Le 31 juillet 2024, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire Poonian c. British Columbia (Securities Commission) sur la question de savoir si les sanctions financières imposées par les organismes de réglementation des valeurs mobilières sont libérables au moyen d’une faillite. Cette décision règle un conflit entre la jurisprudence de l’Alberta et celle de la Colombie-Britannique et aura une incidence importante sur le traitement de toutes les ordonnances administratives dans les procédures de faillite.

Les faits

En 2014, la Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique (la Commission) a conclu que Thalbinder Singh Poonian et Shalu Poonian, ainsi que d’autres, avaient enfreint le paragraphe 57(a) de la   Securities Act de la Colombie-Britannique en effectuant des opérations conçues pour gonfler artificiellement le prix des actions d’OSE Corp., puis en vendant leurs avoirs en actions gonflés à des acheteurs non avertis.[1] En 2015, la Commission a imposé des sanctions financières contre le couple qui, à la suite d’un appel devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, a imposé des pénalités administratives d’environ 13,5 millions de dollars et la restitution d’un montant approximatif de 5,6 millions de dollars. Ces sanctions ont été inscrites au greffe de la Cour suprême de la Colombie-Britannique en vertu de la Securities Act, qui prévoit que dès son inscription au greffe de la Cour suprême, une décision de la Commission a le même effet que si elle avait rendu cette décision et peut servir de base à toutes les procédures, comme s’il s’agissait d’un jugement de ce tribunal.

En avril 2020, les Poonian ont présenté une demande de libération de faillite qui a été rejetée. À la suite de cette demande, la Commission a demandé une ordonnance déclarant que, conformément au paragraphe 178(1) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la LFI), une libération de faillite ne libérerait pas les Poonian des sommes dues à la Commission. Voici les parties pertinentes du paragraphe 178(1) :

Une ordonnance de libération ne libère pas le failli :

a) de toute amende, pénalité, ordonnance de dédommagement ou toute ordonnance similaire infligée ou rendue par un tribunal, ou de toute autre dette provenant d’un engagement ou d’un cautionnement en matière pénale;

e) de toute dette ou obligation résultant de l’obtention de biens ou de services par des faux-semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits, …

La Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu que l’alinéa 178(1)a) s’appliquait, en considérant qu’étant donné que la Commission avait inscrit l’ordonnance au greffe du tribunal, la sanction avait été « imposée par un tribunal ». La Cour a également conclu que l’alinéa 178(1)e) s’appliquait, parce que

  1. la manipulation des marchés par les Poonian constituait une présentation frauduleuse des faits et un faux semblant, et que
  2. la manipulation des marchés et l’exploitation des investisseurs par les Poonian constituaient la conduite trompeuse visée à l’alinéa 178(e).

En appel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que l’alinéa 178(1)(a) ne s’appliquait pas aux sanctions imposées par la Commission, mais que l’alinéa 178(1)e) s’y appliquait. En arrivant à cette conclusion, la Cour d’appel de la Colombie- Britannique a exprimé son désaccord avec l’interprétation étroite de l’alinéa 178(1)(e) récemment adopté par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Alberta Securities Commission c. Hennig.[2]

Le conflit entre la jurisprudence de la Colombie-Britannique et celle de l’Alberta

Dans l’affaire Hennig, la Cour d’appel de l’Alberta avait conclu que l’alinéa 178(1)(e) exigeait que la déclaration frauduleuse ait été faite au créancier en se fondant sur l’exemption. Selon cette approche, bien que les victimes d’un régime de manipulation des marchés aient pu avoir le droit de s’appuyer sur l’alinéa 178(1)(e), un organisme de réglementation des valeurs mobilières ne pouvait pas le faire, parce qu’il n’était pas le destinataire de la représentation trompeuse.

À l’opposé, dans l’affaire Poonian, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que l’alinéa 178(1)(e) ne se limite pas aux cas où le failli a fait une déclaration frauduleuse au créancier en question en se fondant sur cette disposition. Par conséquent, les Poonian ne pouvaient être libérés des sanctions administratives et des ordonnances de restitution imposées par la Commission, parce que ces sanctions et ordonnances découlaient du fait qu’ils avaient acquis ces biens par des moyens frauduleux ou une représentation frauduleuse des faits.

La décision des juges majoritaires de la Cour suprême du Canada

Devant la Cour suprême du Canada, la juge Côté, s’exprimant au nom des juges majoritaires par cinq voix contre deux, a avalisé le principe selon lequel, pour permettre la réhabilitation financière des créanciers, « chaque réclamation est balayée par la faillite … sauf si la loi prévoit une exclusion ou une exemption claire. » Ce principe est limité par l’article 172 de la LFI, qui permet à la Cour de refuser ou de suspendre la libération dans certaines circonstances, et par le paragraphe 178(1), qui établit des dettes précises qui ne sont pas libérées par mainlevée et qui, par conséquent, survivent à la faillite. En partie parce que les tribunaux ne disposent d’aucun pouvoir discrétionnaire pour déterminer si une exception en vertu du paragraphe 178(1) s’applique, ces exceptions « doivent être interprétées de façon étroite et ne s’appliquent que dans des cas clairs ».

Application de l’alinéa 178(1)(a)

La Cour suprême a conclu que l’alinéa 178(1)(a) ne se limite pas aux amendes, sanctions, ordonnances de dédommagement et autres ordonnances imposées dans le cadre d’une procédure criminelle ou quasi criminelle. Toutefois, la Cour a également conclu que pour qu’une telle dette soit « imposée par un tribunal », un tribunal (par opposition à un tribunal administratif) doit avoir « participé activement à la prise de décision »; il ne suffit pas d’inscrire au greffe une ordonnance rendue par un organisme de réglementation comme un jugement d’un tribunal. Par conséquent, ni les sanctions administratives ni les ordonnances de restitution imposées aux Poonian par la Commission n’étaient dispensées d’une libération en vertu de l’alinéa 178(1)(a), même si elles ont été subséquemment inscrites au greffe d’un tribunal.

Application de l’alinéa 178(1)(e)

Les juges majoritaires de la Cour suprême ont conclu que pour qu’une dette ou une obligation survive à une faillite en vertu de l’alinéa 178(1)(e), le créancier doit établir trois éléments :

  1. des faux-semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits
  2. le transfert d’un bien ou la prestation d’un service
  3. un lien entre la dette ou l’obligation et la fraude

En ce qui concerne le premier élément, la Cour a conclu que la tromperie, qu’elle soit le résultat d’un acte positif ou d’une omission, est au cœur à la fois des « faux-semblants » et de « la présentation erronée et frauduleuse des faits ». Le fardeau de la preuve incombe au créancier; les tribunaux ne peuvent accepter de reconnaître juridiquement une fraude et les parties ne peuvent présumer qu’une réclamation découlait d’une tromperie sans prouver les éléments exigés.

Dans tous les cas, le tribunal qui applique l’alinéa 178(1)(e) doit tirer ses propres conclusions de fait à partir d’éléments de preuve « clairs et convaincants » de fraude ou de malhonnêteté. Lorsqu’une dette ou une obligation découle de la conclusion d’un tribunal administratif, la Cour doit rendre sa propre décision en se fondant sur l’examen du dossier, même lorsque les conclusions requises relativement à des faux semblants ou à la présentation erronée et frauduleuse des faits sont : « expressément tirées par [le] décideur administratif ».

En ce qui concerne le deuxième élément, la Cour a rejeté les arguments des Poonian selon lesquels l’alinéa 178(1)(e) s’appliquait seulement lorsque les biens sont transférés directement au créancier, plutôt qu’à un tiers. La Cour a également rejeté leur argument en faveur de l’exigence d’une « victime directe », ce qui aurait limité l’application de l’alinéa 178(1)(e) aux circonstances dans lesquelles les présentations frauduleuses ont été faites directement au créancier plutôt qu’à un tiers.

En ce qui concerne le troisième élément, les juges majoritaires de la Cour suprême ont conclu que l’utilisation de l’expression « qui découle de » à l’alinéa 178(1)(e) exige un lien de cause à effet rigoureux entre la tromperie du créancier et la création de la dette ou de l’obligation. En d’autres termes, la dette ou l’obligation doit avoir été créée à la suite de faux semblants ou de présentation erronée et frauduleuse des faits. Il doit y avoir eu une confiance préjudiciable eu égard à la présentation erronée et frauduleuse des faits, et la dette ou l’obligation doit se limiter à la « valeur des biens [ou des services] obtenus ». Cela signifie qu’en vertu de l’alinéa 178(1)(e), les pénalités accessoires, telles que les dépens ou les dommages-intérêts punitifs, ne sont pas dispensées d’une libération.

Application aux Poonian

En mettant en application les éléments susmentionnés, les juges majoritaires de la Cour suprême ont conclu que la Cour suprême de  la Colombie-Britannique avait conclu à juste titre que la manipulation des marchés par les Poonian était une présentation erronée et frauduleuse des faits et que les Poonian avaient obtenu des biens, sous la forme de millions de dollars, à la suite de leur présentation erronée et frauduleuse des faits. Toutefois, les juges majoritaires ont conclu que les sanctions administratives imposées par la Commission ne découlaient pas directement de cette présentation erronée et frauduleuse des faits, mais plutôt indirectement de la décision de la Commission de sanctionner les Poonian. Même si la présentation erronée et frauduleuse des faits était un « facteur déterminant » des sanctions administratives, cela ne suffisait pas pour satisfaire à l’exigence d’un lien direct. Les juges dissidents auraient conclu que le critère du « facteur déterminant » était suffisant pour que les sanctions administratives ne soient pas libérées au moyen de la faillite.

Toutefois, les juges majoritaires ont conclu que l’alinéa 178(1)(e) s’appliquait aux ordonnances de restitution des profits imposées par la Commission et en empêchait ainsi la libération. La Cour a estimé que ces montants représentaient les sommes que les créanciers avaient obtenues directement par leur conduite abusive. La Cour a aussi souligné que les sommes restituées pourraient être distribuées aux victimes en vertu de l’article 15 de la Securities Act de la Colombie-Britannique.

Points à retenir et répercussions

La décision rendue dans l’affaire Poonian aura des répercussions importantes sur l’application de la réglementation des valeurs mobilières au Canada. Les défendeurs qui font l’objet d’une procédure d’exécution doivent être conscients du traitement différent réservé aux ordonnances de restitution et aux sanctions administratives, ainsi que de la possibilité d’une libération des sanctions administratives en cas de faillite.

Il reste à voir si l’argumentaire de la Cour suprême du Canada s’appliquera à d’autres ordonnances de restitution émises en vertu des lois sur les valeurs mobilières des provinces. Certaines différences entre la restitution prévue par les lois sur les valeurs mobilières de la Colombie-Britannique et de l’Ontario ont déjà été examinées par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, dans un appel interjeté par les Poonian contre la décision sur les sanctions qui leur étaient imposées.[3] Il faudra déterminer si ces différences ont une incidence sur l’analyse de la Cour suprême du Canada, qui s’est penchée à tout le moins en partie sur le libellé précis de l’alinéa 161(1)(g) de la Securities Act de la Colombie-Britannique.

Le régime canadien de réglementation des valeurs mobilières comporte de nombreuses anomalies et lacunes qui vraisemblablement ne peuvent être comblées que par des mesures législatives; la décision de la Cour suprême du Canada met en évidence l’une de ces lacunes. Même si cette décision s’ajoute aux défis que doivent relever les organismes de réglementation pour faire appliquer les sanctions, le traitement des sanctions administratives par les juges majoritaires est convaincant; la jurisprudence en matière de droit des valeurs mobilières indique clairement que les sanctions pécuniaires imposées par les tribunaux des marchés financiers ne doivent pas être imposées à titre de sanctions ou de châtiments, mais visent plutôt à remplir le mandat d’intérêt public des organismes de réglementation au moyen de la dissuasion particulière et générale.

En pratique, toutefois, l’ampleur des sanctions imposées par les décisions récentes des tribunaux administratifs a tendance à être quelque peu arbitraire, ceux-ci n’ayant guère analysé le lien entre la sanction imposée et ce qui est nécessaire pour faire avancer le mandat des tribunaux administratifs de décourager une conduite future. Cette approche dénote un accent mis sur la punition, plutôt que sur la dissuasion, par les organismes de réglementation, ainsi que la continuation de leur éloignement de leur rôle traditionnel de défenseurs de l’intérêt public et en faveur de l’application de la loi. Cette tendance se reflète également dans les initiatives politiques proposées et mises de l’avant par les organismes de réglementation et les gouvernements. Par exemple, la Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique a reçu des pouvoirs considérablement élargis par suite des modifications apportées à la  Securities Act de la Colombie-Britannique ces dernières années et utilise activement ses pouvoirs d’application de la loi. Cette décision peut également avoir une incidence sur l’efficacité de telles initiatives. Le récent Groupe de travail sur la modernisation relative aux marchés financiers de l’Ontario a aussi recommandé certaines « améliorations » aux outils mis à la disposition de l’équipe de mise en application des lois de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario.

Si les décideurs déterminent qu’il est souhaitable que ces sanctions survivent à la faillite, il est probable que des modifications législatives soient nécessaires. Étant donné que le partage constitutionnel des pouvoirs attribue la question des faillites au Parlement fédéral et la plupart des aspects de la réglementation des valeurs mobilières aux législatures provinciales, de telles modifications exigeront probablement une coordination entre les ordres de gouvernement.

De façon plus générale, la décision peut avoir des répercussions importantes sur le traitement des sanctions administratives en dehors du secteur des valeurs mobilières en vertu de la LFI. La décision facilitera également l’interprétation et l’application de l’alinéa 19(2)(d) de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC). Cette disposition, qui utilise le même libellé que l’alinéa 178(1)(e) de la LFI, interdit aux créanciers aux termes de la LACC de compromettre des créances liées à « toute dette ou obligation résultant de l’obtention de biens ou de services par des faux-semblants ou la présentation erronée et frauduleuse des faits », sauf si le plan de compromis et d’arrangement prévoit explicitement ce compromis et que le créancier à l’égard de cette dette a voté en faveur de celui-ci.


[1] Singh Poonian (Re), 2014 BCSECCOM 318.

[2] Alberta Securities Commission c. Hennig, 2021 ABCA 411.

[3] Poonian c. British Columbia Securities Commission, 2017 BCCA 207.