Mise en contexte
Le 24 avril 2025, la Cour suprême du Canada (CSC) a accepté d’entendre deux causes connexes portant sur la manière dont les tribunaux devraient traiter les revendications dans le cadre desquelles les droits et titres de propriété de plusieurs communautés autochtones pourraient se chevaucher : Nisga’a Nation c. Malii, 2024 CACB 313 (la « revendication de la nation Nisga’a ») et Malii c. British Columbia, 2024 CACB 406 (la « revendication de la nation TSKLH »).
Ces deux causes s’inscrivent dans le même recours sous-jacent (le « recours »), dans le cadre duquel la nation Gitanyow cherche à obtenir des droits et titres de propriété autochtones sur un territoire d’environ 6 200 kilomètres carrés situé dans le nord-ouest de la Colombie-Britannique (le « territoire revendiqué »).
Le chevauchement de ces revendications soulève des enjeux juridiques et factuels complexes à l’égard desquels les tribunaux ne se sont pas encore entièrement prononcés. La loi prévoit qu’une fois que le titre de propriété autochtone est établi, les gouvernements et les personnes qui souhaitent utiliser les terres doivent obtenir le consentement des détenteurs du titre[1]. Par conséquent, le chevauchement des revendications met en lumière d’importantes interrogations concernant l’utilisation et le contrôle du territoire, ainsi que l’exclusivité qui en découle.
Revendication de la nation Nisga’a
La nation Nisga’a a demandé d’être ajoutée au recours en tant que partie défenderesse, car elle détient des droits issus de traités concernant des zones géographiques qui chevauchent partiellement le territoire revendiqué. Ces droits découlent de l’accord final que les gouvernements du Canada et de la Colombie-Britannique ont conclu avec la nation Nisga’a en 2000 (le « traité des Nisga’a »).
Le traité des Nisga’a désigne, entre autres, certaines terres qui chevauchent le territoire revendiqué comme des territoires Nisga’a que cette nation détient en fief simple. Cette situation crée une tension majeure avec le recours de la nation Gitanyow visant à faire reconnaître le titre de propriété autochtone, car l’obtention de ce titre repose notamment sur la preuve d’une occupation exclusive et historique du territoire (ce que la jurisprudence considère comme l’intention et la capacité de contrôler le territoire)[2].
La nation Nisga’a a fait valoir qu’elle devait être désignée comme partie défenderesse dans le recours en vertu des dispositions du traité des Nisga’a et des textes législatifs qui en assurent l’application ou des règles de procédure civile.
Le traité des Nisga’a (et ses textes législatifs qui en assurent l’application[3]) accorde à la nation Nisga’a le droit d’être partie à des recours judiciaires ou administratifs lorsque les questions soulevées portent sur l’interprétation ou la validité du traité des Nisga’a (les « dispositions attribuant des droits aux parties »). Toutefois, les tribunaux de la Colombie-Britannique ont adopté une lecture restrictive des dispositions accordant des droits aux parties, estimant qu’elles se limitent au droit d’être entendues sur l’interprétation, la validité ou l’applicabilité du traité des Nisga’a, et non sur toute question susceptible de compromettre leurs droits ou intérêts dans le cadre de poursuites[4].
La nation Gitanyow avait récemment modifié sa revendication afin d’exclure toute mesure de redressement visant le traité des Nisga’a et cherchait uniquement à résoudre la question du titre de propriété revendiqué par rapport à la Couronne. S’appuyant sur ces modifications, les tribunaux ont estimé que les dispositions attribuant des droits aux parties ne s’appliquaient pas. Toutefois, des poursuites ont été intentées pour déterminer ultérieurement si le recours avait évolué au point de viser directement le traité des Nisga’a.
Les règles de procédure civile ne permettaient pas non plus à la nation Nisga’a d’être ajoutée en tant que partie défenderesse. Cette dernière a notamment fait valoir qu’elle disposait d’éléments de preuve pertinents pour déterminer si les Gitanyow pouvaient établir une utilisation suffisante, continue et exclusive du territoire revendiqué aux fins de l’examen du titre de propriété autochtone. Le juge chargé de la gestion de l’instance a conclu que les gouvernements de la Colombie-Britannique et du Canada pouvaient obtenir ces preuves auprès des témoins de la nation Nisga’a, si cela était pertinent pour le procès. De plus, les gouvernements de la Colombie-Britannique et du Canada n’avaient pas pris position sur la revendication lors des audiences devant le juge chargé de la gestion de l’instance. Par conséquent, malgré des objections en appel quant à la pertinence des éléments de preuve de la Couronne, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (la « CACB ») n’a relevé aucune erreur justifiant d’infirmer la décision.
Revendication de la nation TSKLH
La chef Darlene Simpson a demandé, en son nom personnel et au nom de la nation Tsetsaut/Skii km Lax Ha (la « nation TSKLH »), d’être ajoutée en tant que partie défenderesse au recours et à présenter une demande de mise en cause visant la Couronne dans le cadre du recours afin de faire avancer la demande de la nation TSKLH concernant le titre de propriété et les droits autochtones sur le même territoire que le celui revendiqué par la nation Gitanyow. Le juge assigné à la gestion de la cause a accueilli les deux revendications en appel. Toutefois, la CACB a rejeté la demande de mise en cause et n’a autorisé que l’ajout de la nation TSKLH en tant que partie défenderesse.
La nation TSKLH a revendiqué le titre de propriété autochtone sur un vaste territoire qui chevauche en grande partie le territoire revendiqué par la nation Gitanyow. Elle a demandé à être partie à la poursuite, estimant indispensable que sa revendication concurrente soit examinée en même temps que celle de la nation Gitanyow.
Les tribunaux n’ont pas encore déterminé les conséquences juridiques d’une déclaration de titre de propriété autochtone sur d’autres revendications similaires sur un même territoire, bien que la CACB ait relevé qu’une conséquence possible serait d’empêcher une autre communauté autochtone de détenir un titre semblable sur ce même territoire[5]. La crainte qu’une déclaration de titre de propriété autochtone dans le recours de Gitanyow puisse causer un préjudice irréparable à la revendication de la nation TSKLH est l’une des raisons pour lesquelles la nation TSKLH a été ajoutée au recours en tant que partie défenderesse.
En revanche, lors de la procédure d’appel, la nation TSKLH s’est vu refuser le droit de présenter une demande de mise en cause. Celle-ci lui aurait permis de faire valoir sa revendication dans le cadre du recours de la nation Gitanyow. La CACB a rejeté la demande, entre autres, parce qu’elle a estimé que les délais et la complexité supplémentaires causeraient un préjudice important au recours de la nation Gitanyow. Soulignant que les revendications de titres de propriété et de droits autochtones sont « extraordinairement chronophages, complexes et coûteuses » et le fait que les procès se déroulent souvent sur plusieurs centaines de jours[6], la CACB a exprimé ses préoccupations quant au fait que l’union de deux revendications dans un même recours est susceptible d’entraîner une complexité inhabituelle pouvant nuire à la juste résolution des revendications. Par ailleurs, la nation TSKLH a tardé à déposer sa demande de mise en cause (et a fait avancer son propre recours indépendant). La CACB a donc conclu que les avantages par rapport aux inconvénients penchaient en faveur de la poursuite du recours de la nation Gitanyow avec la nation TSKLH ajoutée uniquement en tant que partie défenderesse.
Audience devant la Cour suprême du Canada (CSC)
La tenue d’une audience d’appel devant la CSC exige généralement entre huit et neuf mois après la décision autorisant la procédure. La nation Gitanyow a demandé l’accélération des appels afin de pouvoir être entendue plus tôt. Une décision sera rendue par écrit peu de temps après la tenue de l’audience d’appel.
Ces causes amèneront la Cour suprême à examiner la meilleure manière d’assurer une progression équitable, sur le plan de la forme et du fond, des revendications qui se recoupent. La réponse aux questions concernant les droits de propriété et les titres autochtones influencera le jugement des revendications concurrentes, qui déterminera notamment les questions soumises au tribunal et les éléments de preuve à présenter.
En terminant, les revendications qui se chevauchent obligent les tribunaux à examiner des enjeux complexes concernant la nature même du titre de propriété autochtone, notamment la possible incompatibilité entre une déclaration accordée à une nation autochtone et la revendication d’une autre sur le même territoire. La réponse à cette question influencera également les autres utilisateurs du territoire, puisqu’elle déterminera qui en aura le contrôle et la manière d’équilibrer les intérêts en présence.
[1] Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44, paragraphe 76. Le titre de propriété autochtone est un droit sui generis ou unique et, bien qu’il confère le droit d’utilisation et de gestion des territoires de manière proactive et le droit de contrôler les utilisations qui en sont faites, il n’est pas équivalent aux concepts traditionnels de propriété, comme la propriété en fief simple. Dans certaines circonstances, la Couronne est en droit de restreindre un titre autochtone, même en l’absence de consentement.
[2] Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44, paragraphes 47 et 48.
[3] Voir le Nisg̱a’a Final Agreement Act, S.B.C. 1999, c. 2, art. 8 (1) et le Nisg̱a’a Final Agreement Act, S.C. 2000, c. 7, art. 20 (1).
[4] Revendication de la nation Nisga’a, 2024 CACB 313, paragraphe 47.
[5] Revendication de la nation TSKLH, paragraphes 68, 69 et 73.
[6] Revendication de la nation TSKLH, paragraphe 97.