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Il n’y a peut-être pas de meilleure illustration de la hausse fulgurante de la valeur des éléments de propriété intellectuelle (PI) que les récentes négociations commerciales entre le Canada et les États-Unis, qui ont mené à la conclusion de l’Accord Canada–États‑Unis–Mexique (l’ACEUM), le 1er octobre 2018. Malgré les exigences politiquement opposées en matière de construction automobile, d’élevage laitier et de règlement de différends, l’administration américaine a choisi l’accroissement de la protection de la PI pour tirer encore plus de valeur du Canada. Les récents accords commerciaux internationaux, tels que l’Accord économique et commercial global (l’AECG) entre le Canada et l’Union européenne et l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (le PTPG), visaient à harmoniser les droits de PI entre les territoires de compétence en fixant des normes minimales de protection. L’ACEUM vient appuyer cette tendance en exigeant des modifications importantes aux lois canadiennes au profit des titulaires de droits de propriété intellectuelle. La question qui se pose maintenant est de savoir comment le Canada incorporera ces normes plus strictes à ses lois. Et surtout, les entreprises canadiennes tireront-elles pleinement parti de la protection accrue des éléments de PI? À moins que les entreprises canadiennes ne commencent à investir davantage dans le développement de leur PI et dans l’exercice de leurs droits à cet égard, cette protection accrue pourrait bien s’avérer coûteuse pour les entreprises et les contribuables canadiens et profiter aux titulaires de droits étrangers, pour la plupart.
Protection accrue des secrets commerciaux aux termes de l’ACEUM
L’ACEUM accroît les mesures de protection et d’application relatives aux secrets commerciaux, c’est-à-dire les précieux renseignements commerciaux qui tirent leur valeur du maintien de leur caractère confidentiel. Les entreprises négligent souvent l’importance des secrets commerciaux, car ils ne nécessitent pas d’enregistrement officiel. Toutefois, les secrets commerciaux, qui comprennent l’ensemble des formules, des processus et des procédés confidentiels, pourraient bien être ce qui assure la compétitivité d’une entreprise. Ces actifs sont particulièrement vulnérables, car ils risquent d’être perdus ou de faire l’objet d’un usage abusif en cas de violation de données ou du départ d’un employé clé, à moins qu’ils ne soient protégés d’entrée de jeu.
L’ACEUM oblige les pays signataires à offrir des protections de droit civil et de droit pénal contre le détournement délibéré et non autorisé de secrets commerciaux, ce qui pourrait se traduire par l’obligation d’adopter de nouvelles dispositions législatives, tant au niveau fédéral que provincial, au Canada. Aux termes de l’ACEUM, le Canada doit veiller à ce que toute disposition législative sur les secrets commerciaux ne soit pas un élément dissuasif par rapport aux formes volontaires d’octroi de licence ou de transfert de droits ni un obstacle à celles-ci.
Prolongation de la durée du droit d’auteur aux termes de l’ACEUM
L’ACEUM exige que le Canada prolonge la durée de la protection du droit d’auteur à au moins 70 ans suivant le décès de l’auteur. Étant donné que la protection actuelle aux termes de la Loi sur le droit d’auteur est de 50 ans, cette modification accordera 20 années de protection supplémentaire aux titulaires de droits d’auteur. Cette durée de 70 ans s’applique déjà à certaines prestations et à certains enregistrements sonores au Canada. Cette nouvelle durée profitera probablement principalement aux secteurs des médias et de la culture. Cependant, elle fera augmenter les coûts des producteurs de contenu qui comptent sur les œuvres du domaine public, car les droits d’auteur sur ces œuvres expireront plus tard.
Accroissement des mesures relatives aux produits de contrefaçon aux termes de l’ACEUM
L’ACEUM exige également que le Canada renforce ses mesures de lutte contre la contrefaçon. Malgré l’adoption de mesures anticontrefaçon dans la Loi visant à combattre la contrefaçon de produits, entrée en vigueur en 2015, le Canada figurait encore en 2018 dans la liste de surveillance prioritaire du rapport spécial 301 du représentant au Commerce des États-Unis. L’inclusion répétée du Canada dans le rapport spécial 301 témoigne du point de vue persistant des États-Unis selon lequel le Canada sert de point de transbordement de marchandises contrefaites et qu’il ne prend pas les mesures nécessaires pour empêcher ces produits d’entrer ensuite aux États-Unis.
Les modifications législatives exigées par l’ACEUM permettront aux autorités frontalières canadiennes de prendre des mesures pour retenir des marchandises que l’on soupçonne de contrefaçon et qui transitent par le Canada. Ces nouveaux droits donneront des outils d’application additionnels aux titulaires de marques de commerce, car on croit que le Canada est le point d’entrée privilégié de marchandises contrefaites en provenance de l’Asie.
Recours en cas de retards au Bureau des brevets du Canada et prolongation de la durée de protection des produits biologiques aux termes de l’ACEUM
L’ACEUM exige également que des modifications majeures soient apportées au régime des brevets du Canada. Les demandeurs de brevets obtiendront une prolongation de la durée si la délivrance d’un brevet canadien est retardée de façon déraisonnable par le Bureau des brevets. Le Canada devra modifier la Loi sur les brevets de façon à prévoir un rajustement de la durée d’un brevet si le délai est de plus de cinq ans à partir de la date du dépôt d’une demande de brevet, ou de trois ans à partir de la date d’une requête visant l’examen d’une demande.
D’autre part, cette loi devra également être modifiée pour accorder une plus longue période de protection des données en ce qui concerne les médicaments biologiques novateurs (c.-à-d. les médicaments obtenus par des procédés biotechnologiques). La protection des données met à l’abri la recherche et le développement d’un innovateur, ainsi que les données d’essais cliniques, contre leur utilisation par des développeurs de médicaments subséquents ou biosimilaires. Plus précisément, la durée de protection des données, qui est actuellement de huit ans et qui s’applique aux petites molécules et aux médicaments biologiques, sera portée à dix ans pour les produits pharmaceutiques biologiques. Cette prolongation de la protection des données se traduira par des coûts supplémentaires pour les gouvernements provinciaux et les assureurs du Canada.
Modernisation de la protection des dessins industriels
Soulignons que les changements juridiques de 2018 en matière de PI ne découlent pas tous de l’ACEUM. Par exemple, le Canada a également révisé sa législation sur les dessins industriels, et les modifications sont entrées en vigueur au début de novembre 2018.
Les droits liés aux dessins industriels protègent les caractéristiques visuelles d’une forme, d’une configuration, d’un motif, d’un élément décoratif, ou d’un ensemble de ceux-ci, qui sont appliquées à un article ou à un produit utile. La protection de ces attributs distinctifs (cruciaux pour les entreprises, particulièrement pour le marketing de nombreux produits de consommation) ne pouvait pas être obtenue par l’enregistrement de droits de PI, comme c’est le cas pour les brevets et les marques de commerce. Cependant, les entreprises canadiennes ont mis du temps à se prévaloir de cette protection pour leurs dessins industriels.
Bien que les enregistrements de dessins industriels aient augmenté de 66 % à l’échelle mondiale entre 2006 et 2015, les demandes à ce titre sont à la traîne au Canada par rapport à d’autres pays. D’après le Rapport sur la PI au Canada 2017 de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’OPIC), cet organisme a reçu 6 170 demandes d’enregistrement de dessins industriels en 2016, alors que les statistiques de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle font état de 42 762 demandes aux États-Unis et du chiffre astronomique de 650 344 demandes en Chine, pendant la même période. Le nombre de demandes d’enregistrement de dessins industriels au Canada chaque année est également faible par rapport au nombre de demandes de brevets (35 000) et de demandes d’enregistrement de marques de commerce (55 000) déposées au Canada en 2016. Seulement 15 % des demandes d’enregistrement de dessins industriels déposées auprès de l’OPIC en 2016 provenaient de résidents canadiens. En comparaison, seulement 12 % des demandes de brevet et 43 % des demandes d’enregistrement de marques de commerce ont été déposées par des résidents canadiens en 2016.
Les modifications apportées récemment à la Loi sur les dessins industriels et à son règlement, entrées en vigueur le 5 novembre 2018, permettent enfin au Canada d’accéder à l’Arrangement de La Haye, qui simplifie le processus de demande pour les entreprises souhaitant obtenir la protection de leurs dessins dans plusieurs pays. Les demandeurs d’enregistrement pourront déposer une seule demande et verser un seul montant représentant les droits afférents auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, et leur demande sera déposée dans plusieurs pays.
De plus, le nouveau règlement prévoit maintenant une protection des dessins industriels d’une durée de 15 ans, comparativement à celle de 10 ans offerte par les modifications apportées à la loi en 2014. Une autre modification importante permet aux entreprises de demander une protection pour des dessins industriels analogues aux précédents, à condition qu’elles le fassent dans les 12 mois.
Autres changements législatifs concernant la PI devant le Parlement canadien
Même en ces dernières semaines de 2018, le gouvernement canadien consacre des ressources considérables à la mise en œuvre de sa « stratégie en matière de PI ». Le 29 octobre, le gouvernement a déposé le projet de loi C-86, projet de loi omnibus, à la Chambre des communes du Canada, qui comporte une multitude de dispositions relatives à la PI, y compris :
- de nouvelles règles régissant les demandes écrites à des entreprises canadiennes concernant des brevets, qu’ils aient été accordés au Canada ou ailleurs;
- le renversement du droit canadien bien établi selon lequel les poursuites antérieures sont inadmissibles en preuve dans le cadre de litiges en matière de brevet;
- la codification des exceptions à la contrefaçon de brevet et l’élargissement de celles-ci;
- l’ajout de la mauvaise foi comme motif d’opposition à l’enregistrement d’une marque de commerce et d’invalidation d’un tel enregistrement;
- une nouvelle règle stipulant que l’absence d’utilisation d’une marque de commerce pendant trois ans après son enregistrement empêche de présenter une réclamation fondée sur la contrefaçon de marque;
- des dispositions modernisant la Commission du droit d’auteur;
- de nouvelles règles sur le contenu des avis relatifs au droit d’auteur;
- des modifications aux lois sur la faillite et l’insolvabilité, visant à clarifier que les utilisateurs ou les titulaires de licences de PI peuvent continuer d’utiliser cette PI, malgré l’insolvabilité des propriétaires de la PI ou un changement de propriétaire.
Dans l’ensemble, ces dispositions semblent viser à offrir de nouvelles mesures de protection aux entreprises canadiennes utilisant des éléments de PI ainsi que des mesures de protection contre les poursuites excessives. Le projet de loi omnibus devrait suivre rapidement son cours au Parlement, mais on ignore, au moment de rédiger ces lignes, si ces diverses dispositions seront adoptées en leur forme actuelle.
Vu toutes ces modifications, 2018 a été une autre année très avantageuse pour les titulaires de droits de PI au Canada. Ces changements mènent à une conclusion inévitable : les entreprises canadiennes doivent créer leur PI et la protéger maintenant, ou risquer que l’utilisation des droits de PI d’autrui leur en coûte davantage plus tard.