Auteurs(trice)
Coprésidente nationale, Calgary
Associé, Droit commercial, Toronto
Associé, Litiges, Montréal
Associé, Litiges, Calgary
Étudiant d'été, Calgary
Introduction
Le 30 mai 2025, dans l’arrêt Opsis Services aéroportuaires inc. c. Québec (Procureur général)[1], la Cour suprême du Canada (la « Cour ») a décidé à l’unanimité, dans le cadre d’une procédure d’appel portant sur deux affaires connexes, que la Loi sur la sécurité privée (« LSP ») du Québec est constitutionnellement inapplicable aux activités des sociétés appelantes dans les installations aéroportuaires et portuaires sous réglementation fédérale, respectivement, en raison de la doctrine de l’exclusivité des compétences.
Cette décision réaffirme avec force que la doctrine de l’exclusivité des compétences demeure un outil pertinent pour éviter l’application de certaines lois provinciales aux compétences et initiatives fédérales (notamment aux aéroports, installations portuaires, banques et structures de transport interprovincial, p. ex., les pipelines transfrontaliers). Plus précisément, la décision réaffirme que le dernier mot sur la manière de conduire les activités qui tombent dans la catégorie du contenu essentiel d’une compétence fédérale exclusive demeure une compétence fédérale exclusive.
Comme le gouvernement fédéral s’emploie actuellement à faire avancer les projets d’intérêt national, cette décision vient à point nommé réaffirmer une doctrine qui a été utilisée avec succès par les promoteurs de projets relevant de la compétence fédérale souhaitant faire avancer leurs initiatives de manière ordonnée et efficace en dépit de l’opposition de tout gouvernement provincial et/ou de toute administration municipale. À l’inverse – et ce point est tout aussi important pour les promoteurs de projets intraprovinciaux –, la Cour a réaffirmé que la doctrine de l’exclusivité des compétences protège réciproquement le cœur de la compétence exclusive des provinces, de sorte que ces projets peuvent, à leur tour, grâce au mécanisme d’exclusivité des compétences, être à l’abri de l’application des lois fédérales qui constitueraient une entrave au contenu essentiel des compétences provinciales.
Contexte
Les sociétés appelantes Opsis Services aéroportuaires inc. (« Opsis ») et Services maritimes Québec inc. (« SMQ ») ont toutes deux été accusées d’avoir enfreint la LSP. Opsis est une entreprise qui offre des services de sûreté aéroportuaire et qui exploite le centre d’appels d’urgence de l’aéroport international Pierre Elliott Trudeau (l’« aéroport Trudeau ») à Montréal. SMQ est une entreprise qui exerce ses activités dans le secteur du transport maritime et qui assure des opérations de chargement à partir du terminal maritime international situé à La Malbaie[2]. Les activités d’Opsis et de SMQ sont encadrées par la législation fédérale.
La LSP prévoit l’établissement d’un régime de permis pour les activités de sécurité privée et la création d’un organisme d’autorégulation (le Bureau) chargé d’appliquer la loi, de définir les règlements, de délivrer les permis, de transmettre les directives aux titulaires de permis et de leur fournir la formation obligatoire. Le Bureau détient de vastes compétences, notamment concernant la suspension, l’annulation ou le refus de renouvellement des permis, qui peuvent être invoqués lorsqu’un titulaire d’un permis ne se conforme pas à ses directives ou ne respecte pas les normes comportementales définies dans ses règlements[3].
Les sociétés appelantes n’ont pas contesté leur non-respect des exigences de la LSP et ont reconnu qu’elles exerçaient leurs activités sans les permis nécessaires pour mener des opérations de sécurité privée en vertu de la LSP. Elles se sont plutôt appuyées sur la doctrine de l’exclusivité des compétences pour faire valoir que la présence d’une entrave au contenu essentiel de la compétence fédérale exclusive de la LSP la rendait constitutionnellement inapplicable à leurs opérations.
La doctrine de l’exclusivité des compétences.
La doctrine de l’exclusivité des compétences tire son origine de la notion d’exclusivité des compétences fédérales et provinciales prévues aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 (la « Loi constitutionnelle »)[4]. L’application de cette doctrine dépend de la satisfaction de deux conditions, soit 1) les dispositions contestées doivent empiéter sur le contenu essentiel d’un chef de compétence exclusif de l’autre ordre de gouvernement, et 2) l’empiètement doit constituer une entrave. Le cœur d’une compétence exclusive est défini comme son « contenu minimum élémentaire et irréductible »[5].
La Cour a apporté des éclaircissements sur deux enjeux importants concernant la doctrine de l’exclusivité des compétences
Premièrement, la Cour est revenue sur la déclaration qu’elle avait faite dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta[6], selon laquelle la doctrine de l’exclusivité des compétences est « en général » limitée aux situations déjà traitées par les tribunaux[7]. Depuis le prononcé de cet arrêt, les parties en désaccord avec les arguments de la Cour à cet égard invoquent cette déclaration pour faire valoir que la doctrine est effectivement figée dans le temps et qu’elle ne s’applique que dans les limites strictes des faits établis dans des décisions antérieures. Dans l’affaire Opsis, la Cour a confirmé que l’absence de précédent à cet égard « n’était pas déterminante » et que l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences n’était pas interdite. Les précédents jouent un rôle éclairant, sans pour autant être absolument nécessaires[8].
Deuxièmement, pour déterminer s’il a eu entrave au contenu essentiel d’une compétence exclusive, la Cour ne s’est pas limitée aux seuls effets concrètement observables. En effet, la Cour a estimé que la doctrine de l’exclusivité des compétences s’applique également lorsque la potentialité d’une entrave est clairement présente[9]. Cette clarification est particulièrement importante pour les parties qui exercent leurs activités dans le cadre de régimes de réglementation et de permis largement discrétionnaires, que ces compétences discrétionnaires soient déjà exercées ou simplement susceptibles de l’être à l’avenir.
La Cour a estimé que la doctrine de l’exclusivité des compétences s’appliquait
Les activités aéronautiques d’Opsis tombent dans la catégorie de la compétence exclusive du Parlement de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, selon les dispositions de l’article 91 de la Loi constitutionnelle. La Cour a estimé que la sécurité aéroportuaire est au cœur de la compétence en matière d’aéronautique, car elle fait partie intégrante du transport aérien lui-même. Par conséquent, les activités d’Opsis en lien avec la surveillance et le contrôle à l’aéroport Trudeau tombent « incontestablement » dans la catégorie du contenu essentiel de la compétence exclusive en matière d’aéronautique[10].
En ce qui concerne SMQ, malgré l’absence de précédent établissant la sécurité des installations maritimes au cœur des compétences fédérales de navigation et de transport maritime aux termes de l’article 91.10. de la Loi constitutionnelle, la Cour a jugé qu’il s’agissait d’un élément « absolument nécessaire » de cette compétence[11]. La Cour a fait l’analogie entre les installations portuaires et les aérodromes, estimant que les opérations de débardage de SMQ et ses activités de sécurité s’inscrivent « précisément au cœur » de la compétence en matière de navigation et de transport maritime[12]. Cet aspect de la décision de la Cour va à l’encontre de l’interprétation restrictive de la doctrine de l’exclusivité des compétences que certains défendaient depuis la décision rendue par la Cour en 2007 dans l’affaire de la Banque canadienne de l’Ouest.
Malgré ses conclusions selon lesquelles la LSP constitue un « empiètement » à la fois dans la compétence sur l’aéronautique et sur la navigation que dans la compétence sur le transport maritime en vertu de l’article 91 (le premier volet du critère), la Cour a clairement indiqué que la simple présence d’un régime de permis n’est pas suffisante pour conclure à une « entrave » en vertu du deuxième volet. Elle a en outre estimé que, lorsque la doctrine de l’exclusivité des compétences s’applique, cette application doit être limitée aux dispositions précises de la loi contestée qui entravent le cœur de la compétence exclusive[13]. Tenant compte de ces principes, la Cour a conclu ce qui suit :
- Si certaines dispositions de la LSP, notamment celles relatives aux exigences à respecter pour obtenir un permis, ne constituent pas une « entrave », d’autres révèlent clairement la « potentialité d’une entrave »[14].
- Plus précisément, certaines dispositions accordent au Bureau « le dernier mot » sur la manière dont des activités qui relèvent d’une compétence fédérale exclusive doivent être conduites. Ceci est établi dans le cadre de « normes comportementales » générales, dont le Bureau à lui seul détermine le contenu. De telles compétences pour donner des directives confèrent au Bureau l’autorité nécessaire pour encadrer la manière dont le titulaire d’un permis doit mener ses activités, faute de quoi celui-ci peut perdre son permis d’agence. Par conséquent, les titulaires de permis sont « à la merci » du Bureau. Ainsi, une entité créée par une province (le Bureau) est chargée de réglementer les questions relevant de la compétence fédérale exclusive. Ces dispositions entravent le contenu essentiel de la compétence exclusive du Parlement[15].
La Cour a estimé que les dispositions entravantes de la LSP sont « véritablement indissociables » du reste de la LSP et, par conséquent, a déclaré la loi constitutionnellement inapplicable aux sociétés appelantes[16].
Incidence concrète de cette décision pour les parties concernées
Par sa décision, la Cour apporte un éclairage actualisé et clarifie les principes de la doctrine de l’exclusivité des compétences.
Premièrement, en refusant de restreindre la compétence exclusive aux seuls précédents établis, la Cour ouvre possiblement la voie à une application plus large de la doctrine, notamment en ce qui concerne les compétences et les initiatives fédérales. Cet aspect de la décision pourrait être bien accueilli par les promoteurs de projets confrontés à des défis intergouvernementaux, en particulier en l’absence de tout précédent clair.
Deuxièmement, en faisant remarquer que la doctrine de l’exclusivité des compétences vise à protéger le cœur d’une compétence exclusive « soit fédérale, soit provinciale », la Cour a précisé que la doctrine est réciproque. Jusqu’à présent, la Cour suprême n’a pas encore appliqué la doctrine de l’exclusivité des compétences pour éviter qu’une loi fédérale générale s’applique au cœur des compétences provinciales. Toutefois, le moment est peut-être venu d’envisager une application symétrique de la doctrine de l’exclusivité des compétences, de manière à protéger les compétences et initiatives provinciales contre l’application des lois fédérales, tout comme la Cour a protégé les compétences et initiatives fédérales contre l’application des lois provinciales.
Troisièmement, la Cour a souligné qu’il peut y avoir entrave au cœur d’une compétence exclusive sans pour autant qu’il y ait des conséquences négatives. Comme la Cour l’a clairement indiqué en mettant l’accent sur le besoin de prévisibilité, lorsque la loi contestée révèle clairement la possibilité d’une entrave, une attitude « attentiste » ou la présomption qu’un palier de gouvernement refusera, à sa discrétion, d’exercer ses compétences prévues par la loi ne rendra pas la doctrine inapplicable.
La potentialité d’une utilisation élargie de la doctrine de l’exclusivité des compétences à la suite de l’arrêt Opsis dépendra de l’interprétation de cette décision et de son application ultérieure par les tribunaux de rang inférieur et les tribunaux de réglementation habilités à prendre des décisions constitutionnelles selon les faits qui leur sont présentés. Toutefois, même la simple perspective d’une application élargie constitue une avancée encourageante pour ceux qui privilégient la stabilité réglementaire et la clarté des compétences, notamment dans le contexte géopolitique actuel et la volonté d’accélérer les projets d’intérêt public à l’échelle provinciale et/ou nationale.
En dernier lieu, il convient de noter que l’arrêt Opsis a été rendu dans le contexte d’une loi du Québec. Cette province a toujours plaidé en faveur d’une application étendue de la législation provinciale aux entreprises fédérales, et a récemment exigé que ces dernières soient assujetties à la surveillance de l’organisme provincial chargé de la politique linguistique à l’échelle provinciale, l’Office québécois de la langue française. L’arrêt Opsis pourrait potentiellement remettre en cause la validité constitutionnelle de cette orientation.
[1] Opsis Services aéroportuaires inc. c. Québec (Procureur général), 2025 CSC 17 [Opsis].
[2] Opsis, paragraphes 3 à 5.
[3] Opsis, paragraphes 19 à 24.
[4] Opsis, paragraphes 32 et 36.
[5] Opsis, paragraphes 36 et 37.
[6] 2007 CSC 22 (Banque canadienne de l’Ouest).
[7] Opsis, paragraphe 38.
[8] Opsis, paragraphe 39.
[9] Opsis, paragraphe 50.
[10] Opsis, paragraphes 54 à 56.
[11] Opsis, paragraphe 60.
[12] Opsis, paragraphe 61.
[13] Opsis, paragraphes 63 et 66.
[14] Opsis, paragraphes 67 à 78.
[15] Opsis, paragraphes 74 à 78.
[16] Opsis, paragraphe 84.